CHAPITRE VI
 
La famille Lenoir

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« On vient ! s’écria Claude, affolée. Vite, qu’allons-nous faire de Dagobert ? »

Noiraud prit le chien par son collier et le poussa dans le placard dont il referma la porte.

« Sois sage ! » ordonna-t-il, et, docilement, Dago s’assit dans le réduit obscur, où il se tint coi, tandis que son poil se hérissait lentement sur son échine.

« Et à présent, lança Noiraud à ses amis d’une voix claironnante, je crois qu’il serait temps que je vous conduise à vos chambres ! »

À ce moment, la porte s’ouvrit et un homme parut. Il était vêtu d’un pantalon noir et d’une veste de toile blanche. Sa physionomie semblait étrange.

« C’est ce que j’appelle un visage fermé, se dit Annie en l’observant. Il doit être impossible de savoir ce que pense cet homme-là : on croirait qu’il porte un masque… »

« Tiens, vous voilà, Simon », fit Noiraud avec insouciance. Et, se tournant vers ses compagnons : « Je vous présente Simon, l’homme de confiance de papa. Comme il est sourd, vous pouvez dire ce que vous voulez devant lui; cependant, je ne vous le conseille pas, car j’ai l’impression qu’il comprend toujours de quoi il s’agit.

 De toute manière, déclara Claude, je trouve qu’il serait fort mal de raconter en sa présence des choses dont nous n’oserions pas parler s’il pouvait nous entendre. »

Comme elle achevait ces mots, Simon prit brusquement la parole et, s’adressant à Noiraud :

« Vos parents désirent savoir pour quelle raison vous n’avez pas conduit vos amis auprès d’eux, fit-il d’une voix neutre. Pourquoi êtes-vous monté directement dans votre chambre ? »

Tout en parlant, l’homme promenait autour de lui un regard soupçonneux.

« Mon Dieu, songea Claude avec angoisse, on dirait presque qu’il a deviné la présence de Dago et qu’il cherche à savoir ce qu’il est devenu ! Pourvu que le chauffeur de notre taxi n’ait pas parlé ! »

Cependant Noiraud n’avait pas perdu son sang-froid.

« C’est bien simple, expliqua-t-il. J’étais si content de voir arriver mes amis que je les ai tout de suite conduits ici pour bavarder avec eux !… Merci, Simon. Nous allons descendre dans un instant »

Le domestique sortit, le visage impénétrable Rien, pas le moindre sourire, pas la moindre expression n’avait animé ses traits.

« Je n’aime pas cet homme, s’écria Annie avec fougue. Est-il ici depuis longtemps ?

— Non, un an environ, répondit Noiraud. Nous l’avons vu arriver un beau matin. Maman ne savait même pas qu’il devait venir. Il est entré sans dire un mot. Cinq minutes plus tard, il avait déjà endossé sa veste blanche et il allait frapper à la porte du bureau pour faire le ménage. Il est bien certain que papa l’attendait, mais maman n’était au courant de rien, j’en suis persuadé. Si vous aviez vu sa stupéfaction !… Allons, ce n’est pas le moment de faire des discours : il faut nous dépêcher de descendre ! »

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L’homme promenait autour de lui son regard soupçonneux.

Et Noiraud se dirigea vers la porte, mais au moment de sortir, il se retourna vers ses amis :

« À propos, j’aime mieux vous dire que papa est toujours très gentil. Il sourit, il aime s’amuser et raconter des histoires. Seulement, il ne faut pas s’y fier, car il est capable de prendre des colères terribles…

— J’aimerais mieux ne pas me trouver trop souvent avec lui, murmura Annie, tout juste rassurée. Et ta maman, Noiraud, comment est-elle ?

— Je suis sûr que vous vous entendrez tout de suite avec elle, dit le garçonnet. Elle est merveilleuse, mais la vie ici n’est pas bien gaie pour elle. Elle déteste cette vieille maison, et je me demande quelquefois si elle n’a pas aussi très peur de quelqu’un ou de quelque chose ici. Naturellement, elle ne doit pas se l’avouer, mais cela n’empêche pas… »

Mariette qui, par timidité, avait jusqu’ici gardé le silence, hocha la tête.

« Moi non plus, je n’aime pas habiter ici, fit-elle. Et si ce n’était pas de la peine que j’aurais à quitter maman, je serais bien contente que l’on me mette en pension, comme mon frère…

— Allons, suivez-moi, dit Noiraud. Il est préférable de laisser Dagobert dans le placard pour l’instant, au cas où Simon reviendrait fureter dans ma chambre. D’ailleurs, pour plus de sûreté, je vais fermer la porte de la penderie et emporter la clef. »

Navrés en songeant au pauvre Dago, prisonnier dans son réduit, les enfants s’engagèrent dans le corridor. Mariette et Noiraud guidaient la colonne.

La porte de chêne franchie, on se trouva sur le palier d’un vaste escalier de pierre aux marches larges et basses que l’on descendit. Il aboutissait dans un vestibule monumental. Noiraud ouvrit une porte sur la droite, entra dans la pièce et on l’entendit qui parlait à quelqu’un.

« Nous voici, disait-il. Papa, je te demande pardon de m’être ainsi précipité dans ma chambre, mais j’étais si content et j’avais tant de choses à raconter !

— À ce que je vois, mon petit, tes manières laissent encore beaucoup à désirer », observa M. Lenoir d’une voix grave.

Les autres enfants pénétrèrent à leur tour dans la pièce. Et ils se trouvèrent face à face avec leur hôte, assis dans un fauteuil au haut dossier sculpté. C’était un homme mince, d’aspect net et soigné. Ses abondants cheveux blonds brossés en arrière encadraient un visage intelligent, qu’éclairaient des yeux bleus aussi lumineux que ceux de Mariette. M. Lenoir souriait, mais son sourire ne déridait que la bouche et les lèvres, tandis que le reste de la physionomie gardait une expression de froideur surprenante.

« Quel regard glacé », se dit Annie en s’avançant vers le maître de maison. Il lui tendit une main, qu’elle trouva sans chaleur. Puis il sourit encore et lui passa son bras autour des épaules.

« Voici une petite fille charmante, déclara-t-il, et qui fera une excellente compagne pour notre Mariette. Et Noiraud aura de son côté trois camarades pour lui tout seul ! »

M. Lenoir prenait de toute évidence Claude pour un garçon. Confusion qui n’était nullement surprenante, tant la fillette ressemblait à ses cousins, avec ses cheveux courts, son short, sa chemisette blanche et son pull-over bleu marine.

Nul ne tenta de détromper M. Lenoir. Claude était ravie de la méprise, et elle s’avança tranquillement vers son hôte pour lui donner une poignée de main, suivie par Mick et François.

Cependant, personne n’avait encore remarqué la présence de Mme Lenoir ! Elle était là, pourtant, perdue au fond d’un grand fauteuil, menue comme une poupée avec ses yeux gris et ses cheveux blond cendré.

En la voyant, Annie ne put dissimuler sa surprise. « Mon Dieu, que vous êtes petite ! »s’écria-t-elle.

M. Lenoir éclata de rire. D’ailleurs, il riait toujours de ce que l’on disait autour de lui. Mme Lenoir se leva, amusée. Sa taille dépassait à peine celle d’Annie, et ses mains et ses pieds étaient bien les plus délicats que la fillette eût jamais pu voir à une grande personne. Annie la trouva ravissante. Elle s’approcha d’elle et lui dit : « Vous êtes très gentille, madame, de nous avoir invités à passer nos vacances ici. Vous savez que la dernière tempête a déraciné le plus vieil arbre de notre jardin : il s’est abattu sur la maison et tout le toit a été démoli… »

M. Lenoir se mit encore à rire, puis il fit une petite plaisanterie dont les enfants feignirent de s’amuser, par politesse.

« Eh bien, j’espère que vous ne vous ennuierez pas ici, dit-il. Pierre et Mariette vous emmèneront visiter la vieille ville, et, si vous me promettez d’être prudents sur la route, vous pourrez aller au cinéma, de l’autre côté du marais.

— Merci, monsieur », répondirent les enfants avec ensemble.

M. Lenoir se tourna vers François et, croyant s’adresser au fils de son ami, M. Dorsel :

« Ton père est un homme remarquable, déclara-t-il, j’espère qu’il lui sera possible de venir vous chercher quand vos vacances seront terminées et que nous aurons ainsi l’occasion de bavarder un peu. Nous poursuivons chacun de notre côté des recherches comparables, mais je n’en suis pas encore arrivé au même point que lui…

— Vraiment ? » se contenta de dire François poliment.

À ce moment, s’éleva une voix douce, celle de Mme Lenoir.

« Simon vous servira vos repas dans la salle d’étude des enfants, annonça-t-elle à ses jeunes hôtes. Ainsi, vous serez tranquilles et vous ne risquerez pas de déranger mon mari. Il déteste parler quand il est à table, et ce serait pour vous tous une terrible pénitence que de rester au silence pendant les repas ! »

M. Lenoir eut un petit rire. Puis son regard bleu détailla chacun des enfants avant de se fixer sur son fils.

« À propos, Pierre, dit-il avec brusquerie, n’oublie pas que je t’ai déjà interdit d’aller explorer les catacombes et les galeries qui passent sous notre maison. Tu n’as pas davantage la permission de faire de l’escalade dans les rochers ni des acrobaties sur le chemin de ronde. Et à plus forte raison maintenant que tu n’es plus seul : je ne veux pas qu’il arrive un accident à tes amis. Tu as compris ? Me donnes-tu ta parole de ne pas désobéir ?

— Mais, papa, je n’ai pas l’habitude d’escalader les rochers ni de danser sur les remparts ! protesta Noiraud.

— Et moi, je sais bien que, lorsqu’il s’agit de bêtises, tu n’es jamais en retard. D’ailleurs, tu n’es bon qu’à faire le clown ! » conclut M. Lenoir d’un ton sec. Le bout de son nez était devenu tout pâle et Annie s’en fit la remarque, ignorant que c’était là le signe avant-coureur des terribles colères de M. Lenoir.

« Oh ! papa, si l’on peut dire ! s’exclama Noiraud, indigné. À l’école, ce trimestre-ci, j’étais quand même le premier de ma classe ! »

Les enfants suivaient la scène avec intérêt, soupçonnant fort que leur ami s’efforçait de tenter une diversion afin de ne pas donner la promesse réclamée par son père.

« C’est vrai : Pierre nous a rapporté un excellent carnet, renchérit soudain Mme Lenoir, et il ne faut pas oublier que…

— Assez de discours ! » coupa violemment M. Lenoir, tandis qu’amabilité et sourires disparaissaient comme par enchantement sur son visage redevenu de marbre. « Et vous, les enfants, sortez d’ici. Tout de suite ! »

François, Mick, Claude et Annie se hâtèrent d’obéir, décontenancés et effrayés par la tournure que venaient de prendre les choses. Mariette et Noiraud les suivirent avec plus de calme. Quand la porte se fut refermée derrière eux, les quatre amis s’aperçurent que Pierre Lenoir arborait un large sourire.

« Je n’ai rien promis, s’exclama-t-il, rayonnant. Papa comptait nous défendre ce qui est amusant. À quoi veut-il que l’on s’occupe ici, sinon à explorer la colline ? Vous verrez tout ce que je vais vous montrer !

— Qu’est-ce donc que des « chatacombes » ? questionna Annie, intriguée par ce qu’avait dit M. Lenoir.

— Catacombes, pas « chatacombes », corrigea Noiraud. Ce sont des souterrains et des passages secrets qui sillonnent le rocher dans tous les sens. Un vrai dédale, que personne n’a jamais exploré complètement. Rien n’est plus aisé que d’y perdre son chemin et nombreux sont les gens qui en ont fait l’expérience…

— Mais enfin, dit Claude avec étonnement, pourquoi y a-t-il ici tant de portes à secret, de galeries et d’escaliers dérobés, bref, tant de choses mystérieuses ?

— C’est très simple, voyons, expliqua François. Puisque le Rocher Maudit était jadis un véritable repaire de brigands, il fallait bien que ceux-ci pussent non seulement y dissimuler leur butin, mais aussi s’y cacher, au besoin. Et, à en croire Noiraud, même aujourd’hui, il y aurait encore un contrebandier installé dans le pays… Voyons, comment donc s’appelle-t-il ? N’est-ce pas M. Vadec ?

— Si, répliqua Pierre Lenoir. Mais nous reparlerons de tout cela un peu plus tard. Venez avec moi, je vais vous montrer vos chambres. Vous verrez quelle belle vue l’on découvre de vos fenêtres ! »

Noiraud entraîna ses amis au premier étage et les fit pénétrer dans deux pièces s’ouvrant sur un même couloir. Plutôt exiguës, elles étaient néanmoins fort coquettes et meublées avec goût. Leurs larges baies dominaient l’enchevêtrement pittoresque des toits et des tourelles de la vieille ville. Les enfants remarquèrent que, de cet observatoire, l’on distinguait admirablement la maison de M. Vadec.

Chaque chambre contenait deux lits jumeaux. L’une était destinée à Claude et à Annie, l’autre aux deux garçons, car Mme Lenoir, moins distraite que son mari, savait fort bien que ses invités ne comptaient pas trois garçons et une seule fille, ainsi que l’imaginait M. Lenoir !

« Comme ces pièces sont jolies ! fit Annie. J’aime beaucoup ces boiseries qui revêtent les murs. Dis-moi, Noiraud, y a-t-il ici un passage secret ?

— Chut, ne parlons pas de cela pour l’instant, répondit le garçonnet avec un sourire. Tenez, regardez : vos affaires sont déjà déballées et rangées dans l’armoire. Renée a dû passer par là. Elle est très gentille, vous savez et avec cela, fort gaie, toute ronde et gracieuse, toujours de bonne humeur… Exactement l’inverse de Simon ! »

Comme Noiraud semblait ne plus songer le moins du monde à Dagobert, Claude décida d’aborder elle-même ce sujet délicat :

« Qu’allons-nous faire de Dago ? demanda-t-elle. Pourvu qu’il ne soit pas trop malheureux… J’aimerais mieux retourner immédiatement à Kernach plutôt que de le voir souffrir !

— Ne t’inquiète pas, dit Noiraud. Je compte le laisser aller et venir à sa guise dans ce passage qui mène à ma chambre, et il nous sera facile de lui apporter régulièrement à manger. Enfin, nous le ferons sortir du souterrain tous les matins, par une galerie secrète qui débouche à flanc de colline, au bas de la ville. Il pourra ainsi se dégourdir les pattes autant qu’il le voudra. Mon Dieu, comme nous allons bien nous amuser avec lui ! »

Claude ne semblait pas entièrement convaincue.

« Il faudrait aussi qu’il puisse dormir dans ma chambre, reprit-elle. Sinon, il va hurler toute la nuit.

— Bah ! nous nous arrangerons, assura Noiraud, sans toutefois préciser davantage. Mais tu sais que nous devrons être joliment prudents : il ne s’agit pas de tout gâcher. Tu ne connais pas papa !

— Grands dieux ! s’exclama Claude, mi-amusée, mi-inquiète. Peut-être serait-il capable de nous couper la tête ou bien de nous transformer en chair à pâté ! Et maintenant, les amis, en route : allons voir ce que devient Dagobert ! »