CHAPITRE III
l’oncle Henri a une idée
Le lendemain matin, le vent soufflait encore, mais sa fureur s’était calmée. Les pêcheurs constatèrent avec soulagement que leurs barques tirées au sec sur la grève n’avaient que peu souffert de la tempête. Mais le bruit se répandit bien vite qu’il était arrivé un accident chez M. Dorsel, et de nombreux curieux s’empressèrent de venir voir les dégâts. Quel spectacle impressionnant que celui de cet arbre gigantesque qui, complètement déraciné, semblait peser de tout son poids sur la maison !
Les enfants ne furent pas fâchés de pouvoir raconter aux badauds attentifs comment ils avaient échappé de justesse à la mort. Vus au grand jour, les dommages causés par la chute du hêtre étaient effrayants : sous le choc, le toit s’était écrasé comme une coquille d’œuf et tout le premier étage était dévasté.
La femme de ménage qui, chaque jour, venait du village voisin pour aider tante Cécile, poussa des hauts cris devant le désastre.
« Mon Dieu, madame, il faudra des semaines de travail pour réparer un pareil malheur, s’exclama-t-elle. Avez-vous prévenu les maçons ? À votre place, je les demanderais tout de suite afin de leur montrer ce qu’ils auront à faire.
— C’est moi qui vais me charger de cela, intervint vivement M. Dorsel. Ma femme a été tellement secouée par cet accident qu’elle n’est pas en état de s’occuper elle-même de ces questions matérielles. » Puis, s’adressant à Mme Dorsel, il continua : « Voyons, le premier problème à résoudre est celui des enfants : qu’allons-nous en faire ? Il nous est impossible de les garder ici puisque nos chambres sont inhabitables…
— Hélas, je ne vois d’autre solution que de les renvoyer en pension, murmura la tante Cécile.
— Non, j’ai une autre idée, déclara l’oncle Henri, tirant une lettre de sa poche. Et elle est bien meilleure : je viens de recevoir un mot de ce M. Lenoir qui s’intéresse aux mêmes recherches que moi. Tu sais, je t’ai déjà parlé de lui. Ecoute ce qu’il me dit… »
Et M. Dorsel lut à voix haute :
« C’est fort aimable à vous de m’inviter aux « Mouettes »ainsi que mon fils Pierre. De mon côté, permettez-moi de vous offrir l’hospitalité, à vous-même et à vos enfants. J’ignore combien vous en avez, mais tous seront les bienvenus ici. La maison est grande. Enfin, Pierre et sa sœur Mariette ne demanderont pas mieux que d’avoir des compagnons de jeux. »
M. Dorsel regarda sa femme d’un air triomphant.
« Voilà ce que j’appelle une offre généreuse, s’écria-t-il. Elle ne pouvait mieux tomber : nous allons envoyer les enfants chez M. Lenoir.
— Mais,… Henri… C’est impossible ! Pense donc que nous ne savons absolument rien de ce monsieur ni de sa famille !
— Bah ! son fils est à la même pension que Mick et François. Et puis, je sais que Lenoir est un homme d’une intelligence remarquable », déclara M. Dorsel, considérant de toute évidence que c’était là l’essentiel. « Je vais lui téléphoner immédiatement. Voyons quel est son numéro ? »
Mme Dorsel ne savait plus que dire devant cette résolution qu’avait prise soudain son mari de s’occuper de tout. Sans doute ressentait-il quelque honte de sa négligence, qu’il savait être à l’origine de l’accident survenu la nuit précédente. Et à présent, il tenait à démontrer aux siens que, s’il le voulait, il était fort capable de prendre en main les affaires de la maison.
Déjà, il demandait la communication téléphonique avec M. Lenoir, et, en l’entendant parler, Mme Dorsel fronça les sourcils d’un air contrarié. Comment pourrait-on confier ainsi les enfants à des gens que l’on n’avait jamais vus ?
Au bout de quelques instants, l’oncle Henri raccrocha le récepteur et vint rejoindre sa femme, l’air satisfait.
« C’est entendu, annonça-t-il, Lenoir est enchanté. Il dit qu’il adore la compagnie des jeunes, et sa femme aussi. Si nous réussissons à trouver une voiture pour les emmener, Claude et ses cousins partiront ce matin.
— Mais,… mon ami, tu n’y songes pas : il est impossible de nous débarrasser ainsi des enfants en les envoyant chez ces gens qu’ils ne connaissent pas. Cela ne leur plaira pas du tout, et je ne serais pas surprise que Claude refusât de s’en aller…
— À propos, Cécile, j’ai oublié de te dire que Dagobert ne serait pas du voyage. Il paraît que Lenoir déteste les chiens.
— Alors, tu peux être sûr que Claude ne partira pas d’ici, s’exclama Mme Dorsel. Voyons, Henri, tu sais bien qu’elle ne se sépare jamais de Dago !
— Cette fois-ci, il faudra pourtant qu’elle obéisse », répliqua M. Dorsel, fermement décidé à ne pas laisser sa fille bouleverser les plans dont il était si fier. « Tiens, voici les enfants : je vais leur demander ce qu’ils pensent de mon idée ! »
Les cinq amis firent leur entrée dans le bureau, craignant fort d’apprendre de fâcheuses nouvelles : n’allait-on pas les renvoyer purement et simplement en pension pour le reste des vacances ?
« Vous vous souvenez, je pense, de ce Pierre Lenoir, ce garçon dont je vous ai parlé hier soir ? commença M. Dorsel. Vous l’avez affublé de je ne sais plus quel sobriquet ridicule…
— Noiraud ! s’écrièrent François et Mick en chœur.
— C’est cela. Eh bien, son père a eu la gentillesse de vous inviter tous à le rejoindre au Pic du Corsaire. »
Les enfants prirent un air stupéfait. « Le Pic du Corsaire ! répéta Mick, semblant fasciné par ces mots étranges. Qu’est-ce que c’est ?
— Le nom de la maison qu’habite M. Lenoir, répondit l’oncle Henri. C’est une demeure très ancienne, perchée au sommet d’une colline. Aujourd’hui d’immenses marais l’entourent de toutes parts; ils ont remplacé la mer qui jadis s’étendait là. Du temps où cette masse de rochers n’était encore qu’une île, elle servait de repaire aux contrebandiers et aux pirates qui opéraient sur les côtes… À ce qu’on m’a dit, le site et la maison sont fort curieux. »
Ces explications enthousiasmèrent les enfants. De plus, François et Mick avaient toujours trouvé leur camarade Noiraud très sympathique. À la pension, il passait auprès de tout le monde pour être un peu fou, mais il n’avait pas son pareil pour vous faire rire. Aussi était-on sûr de bien s’amuser si l’on passait les vacances avec lui !
« Alors qu’en pensez-vous ? demanda M. Dorsel. Voulez-vous accepter l’invitation de M. Lenoir ou préférez-vous retourner à l’école ?
— Oh ! non, oncle Henri, pas d’école ! s’écrièrent les enfants d’une seule voix.
— Je serais si content d’aller au Pic du Corsaire, ajouta Mick. L’endroit doit être merveilleux. Et puis, ce vieux Noiraud m’a toujours beaucoup plu, surtout depuis le jour où il a scié l’un des pieds de la chaise réservée au professeur. Le morceau ne tenait qu’à peine et quand M. Arnaud, notre surveillant, a voulu s’asseoir, tout s’est effondré !
— Hum… », fit M. Dorsel, gagné par quelque inquiétude au récit des exploits du jeune Lenoir, « je ne vois pas que ce soit là une si bonne raison pour trouver un camarade sympathique… Finalement, je me demande s’il ne serait pas plus sage de vous renvoyer tous en pension.
— Oh ! non, oncle Henri ! S’il te plaît, laisse-nous partir chez M. Lenoir ! s’écrièrent les enfants, alarmés. Nous voulons aller voir le Pic du Corsaire !
C’est une demeure
très ancienne,
perchée au sommet d’une colline.
— C’est bien », dit enfin M. Dorsel, assez flatté malgré tout de constater que son idée rencontrait tant d’enthousiasme. « En réalité, ma décision était déjà prise : j’avais, téléphoné à M. Lenoir afin de me mettre d’accord avec lui.
— Papa, pourrai-je emmener Dagobert ? demanda soudain Claude.
— Non, mon petit. Cela est, hélas, impossible, car M. Lenoir déteste les chiens.
— Alors, je le déteste, lui aussi, déclara Claude, le visage sombre. Et je ne m’en irai pas sans Dago.
Tu retourneras donc à Clairbois, riposta M. Dorsel d’un ton sec. Et ce n’est pas une raison pour prendre cet air grognon. Tu sais que rien ne me déplaît autant que de te voir faire la mauvaise tête. »
Mais Claude n’avait nulle intention de céder, et, tournant le dos à son père, elle se dirigea vers la porte, à la grande consternation de ses cousins.
« Pourvu, se disaient-ils, que Claude ne gâche pas les vacances par quelque esclandre ! Ce serait si amusant de s’en aller au Pic du Corsaire, bien qu’il soit fort triste de renoncer à emmener Dagobert. » Cependant on ne pouvait quand même retourner tous en pension sous prétexte que Claude refusait de se séparer de son chien !
Lorsque les cinq amis se retrouvèrent quelques instants plus tard dans le salon, Annie voulut passer son bras sous celui de sa cousine mais la fillette la repoussa avec humeur.
« Écoute, Claude, il faut que tu viennes chez M. Lenoir avec nous, dit Annie. Je ne pourrai jamais partir sans toi et cela nous causerait tant de peine de te savoir à Clairbois toute seule.
— Je n’y serais pas seule : j’aurais Dago », riposta Claude.
Les enfants eurent beau insister pour faire revenir la fillette sur sa décision : elle demeura inébranlable.
« Laissez-moi donc tranquille, dit-elle. Il faut que je réfléchisse… Voyons, comment va-t-on d’ici chez M. Lenoir, et d’abord où se trouve ce fameux Pic du Corsaire ? Savez-vous quelle route l’on prend pour y arriver ?
— Nous devons y aller en voiture, répondit François, et comme j’ai entendu dire à Noiraud qu’il habitait quelque part sur la côte, il est probable que l’on suivra la corniche… Mais pourquoi demandes-tu cela, Claude ?
— C’est mon affaire », dit la fillette. Et elle quitta la pièce, escortée de Dagobert. Personne ne chercha à la suivre, car l’on savait combien Claude pouvait se montrer désagréable quand elle était en colère.
Le jour où il a scié
l’un des pieds de la chaise…
Pendant ce temps, Mme Dorsel avait commencé à préparer les bagages des enfants, bien qu’il fût quasi impossible de récupérer les vêtements rangés dans la chambre des fillettes. Une demi-heure plus tard, Claude reparut, l’air détendu, presque souriant. Dagobert n’était pas avec elle.
« Tiens ! où donc est Dago ? questionna Annie aussitôt.
— Il se promène », répondit Claude. François lui jeta un coup d’œil surpris.
« Viendras-tu avec nous ? lui demanda-t-il.
— Oui, je m’y suis décidée », déclara la fillette, évitant de regarder son cousin en face, ce qui acheva d’intriguer le garçon.
Tante Cécile servit à déjeuner plus tôt qu’il n’était de coutume. Comme le repas s’achevait, on entendit une voiture s’arrêter devant la maison. C’était celle que l’on avait commandée pour les enfants. Ceux-ci s’y installèrent gaiement et tandis que Mme Dorsel les embrassait, son mari leur faisait toutes sortes de recommandations et les chargeait de mille amabilités à l’adresse de M. Lenoir.
« J’espère que vous ne vous ennuierez pas là-bas, dit tante Cécile. Écrivez-nous dès que vous serez arrivés et donnez-nous vos impressions.
— Mon Dieu ! s’écria soudain Annie, nous avons oublié de dire au revoir à Dagobert ! » Et se tournant, stupéfaite, vers sa cousine : « Claude, tu ne vas tout de même pas t’en aller sans l’avoir caressé !
— Trop tard, mes enfants, il est temps de partir », fit vivement M. Dorsel, qui redoutait de voir sa fille créer de nouvelles difficultés. « Chauffeur, en route ! Et surtout, soyez prudent. »
La voiture démarra aussitôt, tandis que les enfants s’exclamaient joyeusement et lançaient des signes d’adieu. Mais l’instant d’après, comme ils regardaient par la vitre arrière, leur cœur se serra au spectacle de leur chère maison à demi écrasée sous le poids du grand hêtre. Cependant, cette tristesse se dissipa bien vite, à la pensée des merveilleuses vacances qu’ils allaient passer chez leur ami Noiraud. Finies les angoisses, oubliée la crainte de retourner en pension : on était en route pour le Pic du Corsaire !
« Quel nom magnifique ! s’écria Annie. Jamais je n’aurais osé rêver de connaître quelque jour un endroit pareil. Je m’y vois déjà : une vieille maison perchée au sommet d’une colline. Et quand je pense que c’était autrefois une île… Je me demande pourquoi la mer s’est retirée en laissant tous ces marécages ?»
Claude se taisait. Ses compagnons, qui, de temps à autre, l’observaient à la dérobée, en concluaient qu’elle pensait au malheureux Dagobert. Pourtant nulle mélancolie ne se lisait sur le visage de la fillette.
La voiture acheva de gravir une côte, puis s’engagea à vive allure sur la descente qui lui succédait. Comme on atteignait le bas de la pente, Claude se pencha vers le chauffeur et dit, lui touchant légèrement le bras :
« Voudriez-vous arrêter un instant, s’il vous plaît ? Nous avons quelqu’un à prendre ici. »
Annie, Mick et François regardèrent leur cousine avec stupeur, tandis que le conducteur freinait, fort étonné, lui aussi. Alors Claude ouvrit la portière et donna un coup de sifflet retentissant.
Au même instant, une sorte de bolide jaillit de la haie qui bordait la route et bondit dans la voiture. C’était Dagobert ! Il bouscula tout le monde, et lécha les mains de ses amis, écrasant les pieds, et se démenant comme un beau diable, en poussant ces petits cris plaintifs par lesquels il exprimait que sa joie était à son comble.
« Ma foi, mademoiselle, dit enfin le chauffeur, s’adressant à Claude d’un ton hésitant, je ne sais pas s’il faut que nous emmenions ce chien. Votre père ne m’en a pas parlé.
— C’est très bien ainsi, répondit la fillette, le visage rose de plaisir. Ne vous inquiétez pas : tout est parfait. À présent, vous pouvez repartir.
— Tu es terrible, Claude ! » dit François, à la fois contrarié par la désobéissance de sa cousine, et heureux de la présence de Dagobert. « Mais tu sais, j’ai bien peur que M. Lenoir ne nous oblige à renvoyer Dago chez tes parents.
— Dans ces conditions, il faudra qu’il m’y renvoie moi aussi, lança Claude, sur un ton de défi. Bah ! l’essentiel pour l’instant, c’est que Dago soit du voyage, comme moi !
— Je suis de ton avis : c’est merveilleux », renchérit Annie. Elle donna à sa cousine, puis à Dago une affectueuse bourrade. « Dagobert me manquait autant qu’à toi !
— Et maintenant, en route pour le Pic du Corsaire, s’écria Mick. Ah ! mes amis, je me demande si, là-bas, nous allons encore avoir des aventures… »