CHAPITRE VIII
Promenade
Le souterrain s’enfonçait par une longue pente dans les profondeurs du Rocher Maudit. L’atmosphère était lourde, par instants traversée d’odeurs indéfinissables. Souvent, la galerie dans laquelle cheminaient les enfants débouchait au fond d’un puits semblable à celui par lequel ils étaient descendus. Sans s’y arrêter, Pierre Lenoir braquait alors sa lampe électrique en l’air pour attirer l’attention de ses amis.
La colonne allait justement traverser l’un de ces puits, lorsque Noiraud dit :
« Celui-ci mène chez M. Vadec. La plupart des maisons de la ville communiquent ainsi avec les souterrains, comme la nôtre. Et je vous assure qu’il n’est pas toujours facile de découvrir la trappe d’accès !
— Regardez, s’écria soudain Annie, on aperçoit de la lumière là-bas, devant ! Ah ! que je suis contente ! J’avais une peur affreuse de ne plus pouvoir sortir d’ici ! »
La fillette disait vrai : c’était bien un peu de jour qui filtrait par une ouverture donnant à flanc de colline. Quand les enfants l’atteignirent, ils se penchèrent au bord du trou afin de regarder au-dehors.
Ils se trouvaient à présent au-dessus des remparts de la ville, à mi-chemin des éboulis de rochers qui dévalaient à pic sur le marais. Noiraud mit sa lampe électrique dans sa poche, puis sortit le premier du souterrain et se hissa sur une corniche.
« Il nous faut d’abord gagner ce sentier que vous voyez un peu plus bas, dit-il en tendant le bras. Il rejoint les fortifications à un endroit où le mur n’est pas trop difficile à escalader. C’est là que nous passerons. J’espère que Dago saute bien ? S’il perdait pied, il risquerait de rouler jusque dans le marais ! »
Ainsi que le disait Noiraud, l’entreprise n’était pas sans danger, et Claude eut un instant d’inquiétude. Mais elle se rassura vite : Dago avait le pied très sûr, et elle était certaine qu’il se tirerait parfaitement de l’épreuve. D’ailleurs, le sentier que désignait Noiraud semblait assez praticable, bien que passablement rocailleux et escarpé.
Guidée par Noiraud, la petite colonne se mit en route et l’on ne tarda pas à atteindre le pied des remparts. Noiraud avait dit vrai : la muraille n’était pas très haute.
Dago s’élança et, leste comme un chat, sauta sur la crête.
« Ma parole, s’exclama Mick en se tournant vers Claude, ce n’est pas étonnant qu’à la pension Clairbois, il ait la réputation d’un animal si extraordinaire ! Ne nous disais-tu pas l’autre jour que, le mois dernier, il avait trouvé le moyen de grimper sur le toit de l’infirmerie ?
— Ce n’est pas un chien, mais un acrobate ! »fit François, et il continua, pour taquiner sa cousine : « Je parie que, si on le lui demandait, il irait jusqu’à monter planter un drapeau au sommet de la tour Eiffel ! Et…
— Vite, dépêchons-nous, coupa Noiraud. Il n’y a pas encore grand monde dans les rues, et personne ne nous verra escalader le mur. C’est le moment d’en profiter. »
Les enfants rejoignirent Dagobert en un clin d’œil. Puis ils se mirent en route gaiement avec l’intention de visiter cette partie de la ville où ils se trouvaient à présent.
Il faisait beau, la brume commençait à s’élever et le soleil brillait dans l’air déjà plus doux.
La ville était fort ancienne. Certaines maisons qui tombaient presque en ruines, n’étaient pas pour autant abandonnées, car on voyait fumer leurs cheminées. Les boutiques surprirent les enfants, par l’aspect vieillot de leurs solives apparentes et de leurs auvents. Et ils s’étonnèrent devant leurs hautes devantures arrondies en forme de rotonde.
« Attention ! voici Simon qui vient de notre côté ! » jeta soudain Noiraud, tandis que ses camarades flânaient aux vitrines d’un magasin.
Et vite, il ajouta à voix basse : « Surtout, ne vous occupez pas de Dagobert. S’il vient tourner autour de nous ou bien quêter une caresse, faites semblant de ne pas le connaître et écartez-le comme s’il s’agissait d’un chien errant… »
Absorbés dans la contemplation de la devanture, les enfants feignirent de ne pas voir Simon. Cependant, Dago, qui trottait devant eux, s’étonnant tout à coup de leur immobilité prolongée, se précipita vers Claude. Puis il sauta autour d’elle afin d’attirer son attention.
« Va-t’en ! s’écria Noiraud en le repoussant. Tu n’as pas bientôt fini de nous suivre ? Va, rentre chez ton maître et laisse-nous tranquilles ! »
Croyant qu’il s’agissait là d’un nouveau jeu, Dagobert se mit à aboyer et à tourbillonner autour de ses amis comme un fou.
Alors Noiraud, simulant la colère :
« Va-t’en donc, sale bête ! » s’écria-t-il.
Mais Simon se dirigea vers les enfants. Son visage était, ainsi qu’à l’habitude, parfaitement inexpressif.
« Si ce chien vous ennuie, dit-il, je vais le chasser à coups de pierres…
— De quoi vous mêlez-vous ? lança Claude, indignée. Passez votre chemin ! Cela m’est fort égal que ce chien nous suive : il a l’air d’une brave bête !
— Tais-toi, idiote, grommela Noiraud. Simon est sourd comme un pot, et c’est peine perdue que de lui tenir des discours. »
À cet instant, Claude vit avec horreur que Simon se baissait pour ramasser une grosse pierre, manifestement, destinée à Dagobert. La fillette se jeta sur lui sans hésiter, et, l’attaquant par surprise, l’obligea à lâcher le projectile.
« Comment osez-vous maltraiter les bêtes ? s’écria Claude, hors d’elle. Vous êtes un monstre !
— Allons, allons, dit soudain une voix, que se passe-t-il donc ? Pierre, de quoi s’agit-il ? »
Les enfants se retournèrent interloqués, et virent un personnage qui s’était approché sans qu’on l’entendît. Maigre, de haute taille, il portait les cheveux assez longs, à l’artiste. Il avait un grand nez, le menton allongé, des yeux étroits qui s’étiraient comme un fil d’acier gris bleu sous leurs paupières bridées. Ses jambes grêles paraissaient interminables et ses pieds d’une longueur démesurée.
« Quel homme étrange, songeait Annie, détaillant l’inconnu. Il ressemble à un échassier ! »
« Oh ! monsieur Vadec ! Je ne vous avais pas vu, fit Noiraud poliment. Il ne se passe rien de grave, rassurez-vous. Seulement, ce chien que voici s’obstinait à nous suivre, Simon voulait le chasser à coups de pierres. Et, comme notre amie Claude adore les animaux, elle s’est mise en colère.
— Je comprends… Mais dis-moi, Pierre, qui sont ces enfants ? » demanda M. Vadec, promenant un regard glacial sur le petit groupe.
« Ce sont des camarades qui passent leurs vacances avec moi parce que la dernière tempête a causé de gros dégâts chez leur oncle,… ou plutôt… chez le père de Claude, à Kernach.
— À Kernach ? Tiens, tiens… » Et M. Vadec prit soudain un air fort intéressé. « N’est-ce pas là que demeure ce savant qui est l’ami de M. Lenoir ?
— Parfaitement, monsieur, répondit Claude, devançant la réplique de Noiraud. Il s’agit de mon père… Vous le connaissez donc ?
— C’est-à-dire que j’ai entendu parler de lui ainsi que de ses travaux, expliqua M. Vadec. Je crois qu’il est très lié avec M. Lenoir, n’est-ce pas ?
— Ce n’est pas tout à fait cela », dit Claude déconcertée par le tour que prenait la conversation. « Je sais qu’ils correspondent, et que l’autre jour, mon père a téléphoné à M. Lenoir pour lui demander s’il lui serait possible de nous recevoir chez lui pendant que l’on réparait notre maison…
— Et naturellement, M. Lenoir a tout de suite répondu qu’il se ferait un plaisir de vous accueillir ? C’est un si brave homme, et d’une telle générosité ! »
Les enfants regardèrent leur interlocuteur avec surprise. Sa voix sèche aux intonations sarcastiques semblait en effet contredire étrangement les paroles aimables qu’il prononçait. Ce contraste insolite laissait au jeune auditoire une impression de malaise : il était bien évident qu’en réalité M. Vadec n’avait aucune sympathie pour M. Lenoir. Sans doute, Claude et ses cousins n’en éprouvaient-ils guère plus que lui à l’égard de leur hôte, mais cela ne les empêchait pas de détester cordialement M. Vadec !
Sur ces entrefaites, Dagobert aperçut un autre chien, et s’élança fougueusement à sa poursuite. Simon s’était déjà éloigné. Son panier à provisions à son bras, il allait disparaître au coin de la rue. Nullement désireux de prolonger la conversation, les enfants s’empressèrent alors de prendre congé de M. Vadec.
« Eh bien, vrai ! s’écria François, dès que l’homme fut à bonne distance, nous l’avons échappé belle avec Simon ! Quand je pense qu’il voulait lancer cette énorme pierre sur notre pauvre Dago… Heureusement que tu lui as sauté dessus, Claude ! Mais il s’en est fallu de peu que tu ne fasses découvrir le pot au rose…
— Je m’en moque, répliqua la fillette. Je n’allais tout de même pas laisser ce sauvage casser une patte à Dago ! N’empêche que nous n’avons pas eu de chance de rencontrer Simon dès notre première sortie.
— Bah ! cela ne se reproduira peut-être jamais, dit Noiraud d’une voix rassurante. Et si, par hasard, l’aventure se renouvelait, nous n’aurions qu’à dire que ce chien nous escorte invariablement à chaque fois qu’il nous rencontre. D’ailleurs, n’est-ce pas la stricte vérité ? »
La promenade se poursuivit le plus agréablement du monde. Les enfants entrèrent dans une pâtisserie où ils mangèrent des brioches et des croissants chauds. Pour sa part, Dago en reçut deux, qu’il engloutit en un clin d’œil, tandis que Claude s’en allait lui acheter un peu de viande dans une boucherie voisine. Noiraud ayant affirmé que sa mère ne se servait jamais là, la fillette ne ressentait nulle inquiétude, bien assurée qu’ainsi Mme Lenoir ne pourrait apprendre par le commerçant que les enfants avaient fait emplette de déchets pour nourrir un chien !
Quand vint l’heure du retour, l’on regagna le Pic du Corsaire par le même chemin qu’à l’aller. Quand les enfants débouchèrent du souterrain au fond du puits montant à la chambre de Mariette, l’échelle de corde les attendait. François et Mick montèrent les premiers, tandis que Claude et Annie réinstallaient dans son panier Dagobert, de plus en plus surpris. Dès que la corde eut été solidement nouée autour de la malle, les deux garçons la halèrent à pleins bras, de la chambre de Mariette. Dago poussa quelques gémissements d’inquiétude lorsque sa prison vint heurter les parois du puits. Mais le voyage se terminait déjà : haletants, Mick et François fournirent un dernier effort pour hisser le panier sur le plancher de la chambre.
Quand tous les amis furent enfin rassemblés, il restait encore dix minutes avant l’heure du déjeuner.
« Nous avons juste le temps de refermer la trappe, de remettre le tapis en place et de nous laver les mains, déclara Noiraud. De mon côté, je vais ramener Dago dans le passage secret qui aboutit à ma chambre. Claude, donne-moi le paquet de viande que tu lui as acheté. Je vais le lui laisser et ainsi, il pourra manger quand il voudra.
— As-tu pensé à lui mettre une écuelle d’eau fraîche ainsi qu’une bonne couverture pour se coucher ? questionna Claude avec inquiétude.
— Mais oui, voyons : cela fait au moins dix fois que tu me le demandes ! » Et Noiraud continua, s’adressant aux autres : « Ecoutez-moi : nous allons nous contenter de remettre en place les fauteuils et les chaises. Si quelqu’un s’étonne de ne pas voir les meubles disposés comme de coutume, nous dirons que nous avons besoin de beaucoup d’espace au centre de la pièce pour jouer à un nouveau jeu. Ce serait vraiment trop fastidieux de tout déménager chaque fois que nous voudrons faire sortir Dagobert… »
Quand les enfants pénétrèrent dans la salle à manger, à midi tapant, Simon s’y trouvait déjà, ainsi que Renée.
« J’espère que vous avez réussi à vous débarrasser de ce maudit chien », dit le domestique de sa voix monotone. En même temps, il jeta à Claude un coup d’œil chargé de rancune. Sans doute n’était-il pas près d’oublier l’hostilité qu’elle lui avait témoignée.
Noiraud répondit d’un signe de tête affirmatif, car la surdité de Simon rendait toute parole inutile.
Les enfants se mirent à table avec un bel appétit : les brioches et les croissants qu’ils avaient dévorés au cours de leur promenade n’étaient déjà plus qu’un lointain souvenir.
Heureusement, les menus étaient particulièrement soignés et la nourriture toujours abondante au Pic du Corsaire. Aussi, les jeunes convives firent-ils grand honneur à tout ce que l’on présenta, à l’exception cependant de Mariette qui, selon son habitude, n’avait pas beaucoup d’appétit. Quant à Claude, elle s’ingéniait à user de mille stratagèmes pour mettre en réserve toutes sortes de bons morceaux à l’intention de Dagobert.
Plusieurs jours s’écoulèrent, paisibles. Les enfants s’accommodaient joyeusement de leur nouvelle existence. Ils faisaient chaque matin une longue promenade en compagnie de Dagobert, et c’était le plus aisément du monde que s’effectuaient les allées et venues dans le puits donnant accès aux galeries souterraines.
L’après-midi se passait habituellement à jouer ou bien à lire dans la chambre de Noiraud. Dagobert passait alors tout ce temps en compagnie de ses amis, car ceux-ci savaient pouvoir compter sur le signal avertisseur installé par leur camarade pour ne pas se laisser surprendre.
Le soir venu, c’était toujours une grande affaire que d’amener Dago chez Claude et Annie sans encombre. On profitait le plus souvent du moment où M. et Mme Lenoir prenaient leur repas dans la salle à manger. (Les enfants dînaient séparément une heure plus tôt.) Simon et Renée étant alors retenus par le service, toutes les chances de succès se trouvaient ainsi réunies.
L’aventure semblait toujours enchanter Dagobert. Et il s’en allait par les escaliers et les corridors, courant sans bruit, sur les talons de Claude, s’arrêtant comme elle, avant les passages les plus dangereux, pour se précipiter ventre à terre dans la chambre des fillettes dès que l’occasion était favorable. Puis il se réfugiait sous le lit, et y attendait tranquillement que Claude se fût couchée. Alors, il ne faisait qu’un bond pour monter se blottir sur l’édredon, aux pieds de sa maîtresse.
Claude n’omettait jamais de fermer sa porte à clef, car il ne fallait pas que Renée ou Mme Lenoir, entrant à l’improviste, pût découvrir la présence de Dagobert ! Cependant, il n’y eut jamais la moindre alerte, et, à mesure que les jours s’écoulaient, Claude sentait s’évanouir ses inquiétudes.
Le retour de Dago dans la chambre de Noiraud, n’allait néanmoins pas sans certaines difficultés. Il convenait en effet de l’effectuer de très bonne heure, avant que personne ne fût encore levé dans la maison. Heureusement, Claude était de ces gens qui peuvent se réveiller sans effort à l’heure de leur choix. Aussi était-elle debout dès six heures tous les matins. Et elle se glissait à pas de loup jusqu’à la porte de Noiraud. Celui-ci, déjà réveillé par l’avertisseur qu’avait déclenché le passage de Claude dans le corridor, sautait à bas de son lit pour accueillir Dagobert.
L’aventure semblait
toujours enchanter Dagobert.
« J’espère que vous vous amusez bien », disait M. Lenoir, à chaque fois qu’il rencontrait ses jeunes hôtes dans le vestibule ou dans l’escalier.
« Oh ! oui, monsieur », répondaient-ils invariablement.
Et chacun de se dire à part soi :
« En fin de compte, nos vacances sont bien plus calmes que nous ne l’aurions cru… C’est extraordinaire : il ne se passe jamais rien ! »
Cependant le jour n’était pas loin où il commencerait à se passer quelque chose, et qui sait en pareil cas jusqu’où cela peut vous mener !