CHAPITRE V
Noiraud
D’un bond, le garçonnet franchit les degrés du perron et se lança à la poursuite de Claude. Annie, Mick et François lui emboîtèrent le pas en un clin d’œil, tandis que Mariette prenait grand soin de refermer d’abord la porte de la maison derrière elle.
Noiraud rejoignit la fugitive comme elle arrivait à la hauteur d’une petite poterne à demi dissimulée sous les plantes qui tapissaient le pied des murs de la maison. Empoignant Claude par le bras, il poussa le vantail et, sans ménagements, obligea sa prisonnière à se glisser par l’ouverture.
« Brutal ! s’exclama Claude, indignée. Si tu t’amuses à me bousculer comme cela, Dagobert ne va pas tarder à te sauter dessus !
— Sois tranquille : il ne me mordra pas, fit Noiraud avec un sourire. Les chiens m’aiment toujours, et pour ce qui est du tien, je pourrais te tirer les oreilles qu’il se contenterait de me regarder en remuant la queue ! »
La poterne franchie, les enfants se retrouvèrent dans un long corridor obscur. Il aboutissait à une porte fermée.
« Attendez-moi un instant, dit Noiraud. Je vais m’assurer que la voie est libre… Papa est à la maison, je le sais, et si jamais il apercevait votre chien, je ne donnerais pas un quart d’heure avant que vous ne vous retrouviez tous dans votre taxi, en route pour Kernach ! C’est bien là ce que je veux éviter, car vous ne pouvez savoir comme je me suis réjoui à la perspective de passer mes vacances avec vous ! »
Son sourire et la joie qui se lisait dans ses yeux achevèrent de réchauffer le cœur des enfants. Claude elle-même sentit fondre sa colère. Elle serra Dagobert contre elle.
Elle serra Dagobert
contre elle.
Mais en même temps, chacun éprouvait une grande crainte à la pensée de rencontrer M. Lenoir. Ce devait être un homme terrible !
À pas de loup, Noiraud s’approcha de la porte du corridor. Il l’ouvrit avec précaution, et jeta un coup d’œil dans la pièce qui se trouvait de l’autre côté. Puis il revint vers ses amis.
« Tout va bien, annonça-t-il à mi-voix. Nous allons pouvoir emprunter le passage secret qui monte à ma chambre. Ainsi, personne ne nous verra entrer et, une fois là-haut, nous serons tranquilles pour tirer nos plans. En route ! »
« Un passage secret ! Quelle aventure ! » se disaient les enfants, en suivant leur guide, le cœur battant. En silence, ils pénétrèrent dans la pièce à laquelle aboutissait le corridor. Elle était sombre, d’aspect sévère avec ses murs lambrissés de chêne. Sans doute servait-elle de bibliothèque ou bien de bureau, car l’on y voyait une grande table ainsi qu’une quantité impressionnante d’étagères et de casiers surchargés de livres. Mais pour l’instant, il n’y avait personne.
Sans hésiter, Noiraud se dirigea vers l’une des boiseries. Ses doigts se promenèrent doucement sur une moulure, exercèrent en un point précis une forte pesée. Le panneau de chêne coulissa sans bruit. Alors, le garçonnet plongea la main dans le trou, empoigna quelque chose, tira… et, au même instant, tout un pan du lambris pivota lentement sur lui-même. L’ouverture qu’il démasquait ainsi, à la manière d’une porte tournant sur ses gonds, était amplement suffisante pour permettre aux enfants de s’y introduire sans peine.
« Venez, dit Noiraud dans un souffle. Et surtout, pas de bruit ! »
Ravis en même temps qu’assez inquiets de l’aventure, les amis se faufilèrent l’un après l’autre. Noiraud passa le dernier, et tandis qu’il procédait à une manœuvre mystérieuse, l’on entendit les lambris reprendre doucement leur place. Alors, il alluma une petite lampe de poche, car il faisait à présent un noir d’encre.
Les enfants regardèrent autour d’eux, éberlués. Ils se trouvaient à l’extrémité d’une sorte de corridor taillé dans l’épaisseur d’une muraille. Le passage était si étroit qu’il eût été impossible à deux personnes de s’y engager de front, à moins d’être aussi plates que des limandes !
« Tiens, prends ça », murmura Noiraud, faisant passer sa lampe à François qui se trouvait en tête de la colonne. « Avance et va droit devant toi jusqu’a ce que tu arrives au pied d’un escalier. Tu le monteras et, en haut des marches, tu tourneras à gauche. Après, tu continueras ton chemin sans plus t’occuper de rien, et quand tu te trouveras dans une espèce de cul-de-sac, avec un mur devant toi, je te dirai ce qu’il faudra faire. »
François se mit en route, tenant la lampe levée bien haut, afin de mieux guider ses compagnons… Déjà fort étroit, le passage était, de plus, si bas de plafond que, seules, Annie et Mariette pouvaient se dispenser de courber la tête.
Annie ne se sentait guère à l’aise, car elle avait toujours eu horreur des espaces confinés. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à certains cauchemars qu’elle avait eus et où il lui semblait étouffer, emprisonnée dans un réduit minuscule. Aussi fut-ce avec un véritable soulagement qu’elle entendit François annoncer :
« Voici l’escalier. Attention à la montée !
— Chut ! souffla Noiraud. Ce n’est pas le moment de faire du bruit : nous passons le long de la salle à manger qui communique aussi avec ce corridor où nous nous trouvons. »
En silence, les enfants poursuivirent leur chemin. Ils s’efforçaient de marcher sur la pointe des pieds, ce qui leur semblait d’autant plus difficile qu’ils devaient en même temps courber la tête et les épaules.
Ils gravirent quatorze marches d’un escalier raide comme une échelle et qui tournait brusquement sur lui-même à mi-hauteur. En atteignant le sommet, François suivit à la lettre les indications données par Noiraud et s’engagea dans un nouveau passage, aussi étroit que le premier. Au bout de quelques minutes, le jeune garçon s’arrêta brusquement : juste à temps pour ne pas donner du nez contre un mur de pierre nue qui lui barrait le chemin ! Surpris, il promena le faisceau de sa lampe du haut en bas de l’obstacle, tandis que derrière lui, Noiraud disait à voix basse :
« Tu vois, François, nous sommes maintenant à l’extrémité du passage. Eclaire le plafond : à l’endroit où il rejoint la paroi, tu apercevras une poignée de fer. Pousse-la aussi fort que tu le pourras… »
François obéit. Quand il eut découvert la poignée plantée dans la muraille, il fit passer sa lampe dans sa main gauche et exécuta la manœuvre indiquée par son ami. À peine avait-il accompli son geste qu’à sa profonde surprise, un énorme bloc de pierre qui se trouvait au milieu du mur bascula lentement vers lui, démasquant une ouverture béante. François s’empressa de promener la lumière de sa lampe à l’intérieur de la cavité : celle-ci était vide !
« Ne t’inquiète pas, murmura Noiraud. Cette trappe s’ouvre au fond du placard de ma chambre. Faufile-toi dans le trou. Nous te suivons. Et ne crains rien : il n’y a personne chez moi ! »
Quand il se fut glissé par l’ouverture, François se trouva dans une vaste penderie, remplie de vêtements qui appartenaient à Noiraud. À tâtons, il les écarta pour se frayer un chemin et buta contre une porte qu’il ouvrit. D’un seul coup, un jour brutal pénétra dans le placard, et sa lumière envahit jusqu’à l’entrée du passage secret.
L’un après l’autre, les enfants suivirent François, puis ce fut le tour de Dagobert, silencieux, l’œil effaré. Cette étrange promenade dans l’obscurité d’un corridor étroit n’était nullement de son goût et il accueillit avec un vif soulagement la fin de cette épreuve.
Fermant la marche, Noiraud remit la grosse pierre en place avec un soin extrême. Le mécanisme semblait fonctionner parfaitement, mais comment ? Par quel moyen ? François en était encore à se le demander.
Quand Noiraud rejoignit ses compagnons, il remarqua que Claude tenait fermement son chien par le collier,
« Rien à craindre ici, dit-il en souriant. Ma chambre et celle de Mariette sont complètement isolées du reste de la maison. Nous sommes tout seuls dans cette aile et l’on n’y peut accéder que par un couloir interminable. »
Il ouvrit la porte pour confirmer ce qu’il venait d’expliquer. Les enfants virent alors une sorte de palier sur lequel donnait une seconde pièce, la chambre de Mariette. De là, partait un long corridor aux murs nus, au sol dallé, sur lequel on avait jeté quelques tapis usés. Il était éclairé par une large baie qui s’ouvrait non loin de la vieille porte de chêne fermant le passage.
« Vous voyez si nous sommes tranquilles ici, reprit Noiraud. Dagobert pourrait aboyer que, de la maison, personne ne s’en apercevrait.
— Mais on ne vient donc jamais dans vos chambres ? fit Annie, surprise. Qui s’occupe du ménage et qui range vos affaires ?
— C’est Renée, la bonne. Elle monte ici tous les matins. Mais en dehors d’elle, nous n’avons en général aucune visite. D’ailleurs, si quelqu’un arrivait, j’ai un moyen de le savoir ! »
Les enfants regardèrent le garçonnet avec stupéfaction.
« Comment cela ? questionna Mick.
— J’ai inventé une espèce d’avertisseur qui résonne ici, dans ma chambre, dès que l’on touche à la grande porte de chêne, expliqua Noiraud, non sans quelque fierté. Tenez, je vais vous montrer cela : restez ici et écoutez !»
Il courut entrebâiller la porte qui se trouvait à l’extrémité du couloir. Aussitôt, un timbre grêle, aux vibrations assourdies, retentit dans un coin de la chambre. Tout le monde sursauta, tandis que Dagobert, surpris, dressait les oreilles et grondait furieusement.
« Vous avez entendu ? s’écria Noiraud, revenant au galop. C’est une bonne idée, n’est-ce pas ? J’en ai comme cela des quantités ! »
Les enfants ne purent s’empêcher de penser que le Pic du Corsaire était vraiment une demeure bien étrange. Promenant leur regard autour de la chambre de Noiraud, ils n’y découvraient pourtant qu’un mobilier fort ordinaire, en même temps qu’un désordre non moins banal.
La pièce était éclairée par une grande fenêtre à plusieurs vantaux garnis de petits carreaux. La voyant ouverte, Annie s’en approcha. Mais à peine avait-elle jeté un coup d’œil au-dehors qu’elle ne put retenir une exclamation et se recula vivement. Il lui semblait se tenir au bord d’un précipice ! Le Pic du Corsaire était en effet bâti au point le plus élevé de la colline, et la fenêtre de Noiraud donnait justement sur l’escarpement du rocher. De sorte que de là le regard plongeait à pic sur les marais, cent mètres plus bas !
« Regardez ! s’écria la fillette. C’est effrayant : je ne sais pas l’effet que cela me fait de voir tout ce vide au-dessous de moi ! »
Les autres s’approchèrent et à leur tour, silencieusement, sondèrent l’abîme du regard. Annie avait raison : le spectacle était impressionnant.
Le soleil éclairait à présent le sommet et le flanc de la colline, mais alentour, aussi loin que pouvait porter la vue, ce n’était qu’une mer de brouillard dissimulant l’étendue des marais et l’océan lointain. On ne distinguait des marécages qu’une frange étroite, cernant le pied des rochers.
« Quand la brume se dissipe, on peut voir jusqu’a une distance incroyable, dit Noiraud. C’est un spectacle magnifique. On aperçoit les confins du marais, tout juste reconnaissables à une différence de couleur, les jours où la mer est très bleue… Savez-vous qu’il fut un temps où les vagues battaient le pied de cette colline qui était alors une île ?
— Oui, on nous l’a raconté, répondit Claude. Mais comment se fait-il que la mer se soit ainsi retirée ?
— Je l’ignore. Les gens prétendent qu’aujourd’hui encore, elle s’éloigne de plus en plus. À tel point qu’il serait même question d’assécher les marécages pour en faire des terres cultivables. Je me demande si l’on y réussira un jour…
— Moi, je n’aime pas ce marais, dit Annie en frissonnant. Rien que de le regarder, il me donne la chair de poule ! »
À cet instant, Dagobert se mit à gémir et Claude songea qu’il était grand temps de s’occuper de lui et de lui trouver une cachette. Elle se tourna vers Noiraud.
« Ne disais-tu pas que tu pourrais dissimuler Dago quelque part ? questionna-t-elle. Qu’allons-nous faire de lui ? et puis comment le nourrirons-nous ? Enfin, il faudra aussi le promener. C’est un gros chien : on ne peut pas le tenir enfermé du matin au soir.
— Ne t’inquiète pas, tout ira très bien, déclara Noiraud. J’adore les animaux et je suis ravi que Dago soit ici. Seulement, je te préviens que, si papa le découvre, nous recevrons certainement tous une belle volée et il ne se passera pas longtemps avant que vous ne repreniez le chemin de Kernach !
— Mais enfin, pourquoi ton père déteste-t-il tellement les chiens ? demanda Annie, intriguée. En a-t-il peur ?
— Non, je ne le crois pas. Seulement, il n’en veut à aucun prix dans la maison. Sans doute a-t-il ses raisons que j’ignore. Au fond, mon père est un homme assez bizarre !
— Que veux-tu dire ? fit Mick à son tour.
— Je ne sais pas,… il a toujours l’air plein de secrets, répondit Noiraud. Les gens qui viennent le voir ont une allure étrange : ils arrivent en cachette. Et puis certains soirs, j’ai vu des lumières briller au sommet de notre tour. On aurait dit des signaux… J’ai bien essayé de découvrir qui les allumait et dans quel but, mais je n’ai pu y parvenir.
— Crois-tu que ton père pourrait se livrer à la contrebande ? questionna Annie vivement.
— Cela m’étonnerait : nous avons déjà un contrebandier au Rocher Maudit et tout le monde le connaît ! Tiens, vois-tu cette maison là-bas, vers la droite, à flanc de colline ? Eh bien, c’est là qu’il habite. On l’appelle M. Vadec. Il est riche comme Crésus. La police elle-même est au courant de ses activités, mais elle ne peut rien contre lui, tellement il a d’influence. Alors il fait ce qu’il veut, sans toutefois permettre à personne de l’imiter. Aussi, tu peux être tranquille : tant qu’il sera ici, on ne verra pas d’autre contrebandier dans le pays !
— Quelle étrange histoire, s’exclama François, je commence à avoir l’impression que les aventures ne doivent pas manquer ici !
— Tu te trompes, répartit Noiraud. Il ne se passe jamais rien, au contraire, bien que la colline regorge de passages secrets, de gouffres et de cachettes de toutes sortes. En réalité, le rocher est comme une taupinière, creusé d’innombrables galeries qu’utilisaient les pirates et les contrebandiers de l’ancien temps.
— Alors… », commença François, mais il s’interrompit brusquement, tandis que tous les regards se tournaient vers Noiraud. La sonnerie de l’avertisseur venait de retentir : quelqu’un avait ouvert la porte du corridor !