CHAPITRE VII
 
LES NOUVELLES SONT MEILLEURES

 

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« Attendrons-nous que les Friol soient couchés pour faire une razzia dans la cuisine comme hier ? » demanda Mick lorsqu’il fut bien évident qu’aucun dîner n’avait été prévu au programme pour eux.

François n’avait aucune envie de se retrouver face à face en pleine nuit avec M. Friol. Il ne le craignait pas, mais estimait la situation désagréable. Ils étaient dans leur propre maison, les provisions leur appartenaient, alors pourquoi seraient-ils contraints de supplier pour en obtenir ou obligés de se servir eux-mêmes en cachette ? C’était ridicule.

« Ici, Dagobert ! » lança François. Le chien abandonna sa place près de Claude et s’avança d’un air étonné. « Mon vieux Dago, tu vas venir avec moi persuader cette très chère dame Friol de nous donner ce qu’il y a de mieux dans le garde-manger », déclara François en souriant.

Ce qui détendit l’atmosphère.

« Bonne idée, dit Mick. Nous t’accompagnons en corps pour jouir du spectacle ?

— Mieux vaut pas. Je me débrouillerai tout seul. » Il disparut dans le couloir en direction de la cuisine. La radio marchait, si bien que personne ne se douta de l’arrivée de François avant qu’il fût entré. C’est alors qu’Émile leva la tête et aperçut en même temps Dagobert et François.

Émile, qui redoutait déjà Dagobert, prit peur en l’entendant gronder férocement et il courut se réfugier derrière le divan d’où il surveilla son ennemi d’un œil inquiet.

« Qu’est-ce que vous voulez ? dit Mme Friol en fermant la radio.

— Dîner, répondît François de sa voix la plus aimable. Tout simplement dîner. Avec ce qu’il y a de mieux dans le garde-manger… acheté avec l’argent de mon oncle, cuit sur le fourneau de ma tante avec le gaz payé par elle. Nous allons ouvrir le garde-manger et voir ce qu’on peut y trouver.

— Eh bien, pour de l’audace…, commença M. Friol avec stupéfaction.

— Vous aurez du pain et du fromage, coupa Mme Friol. C’est mon dernier mot.

— Mais pas le mien, dit François en se dirigeant vers le garde-manger. Ici, Dago, reste près de moi. Grogne tant que tu veux, mais ne mords personne. Du moins pas encore. »

Les grondements de Dagobert atteignaient un fortissimo inquiétant. Même M. Friol se tint à bonne distance. Quant à Fléau, il avait disparu dans la buanderie dès l’entrée de Dagobert et tremblotait, blotti sous l’essoreuse.

La bouche de Mme Friol devint une ligne presque invisible.

« Prenez du pain et du fromage et débarrassez-moi le plancher », dit-elle.

François ouvrit la porte du garde-manger en sifflotant doucement, ce qui irrita Mme Friol au plus haut point.

« Oh ! Oh ! Tous mes compliments, s’exclama François d’un ton admiratif. Du poulet rôti ! Il me semblait bien avoir senti une bonne odeur. M. Friol a tué un de nos poulets aujourd’hui, en effet. J’ai entendu du remue-ménage dans le poulailler. Et quelles belles tomates…, les plus belles du village, sans aucun doute. Eh ça ! Oh ! Madame Friol, cette tarte aux cerises est une pure merveille. Vous êtes vraiment une cuisinière hors ligne. »

François prit le poulet, posa par-dessus le plat de tomates et compléta son chargement avec la tarte.

Mme Friol bondit.

« Voulez-vous ne pas toucher à ça ! C’est notre souper.

— Vous vous trompez, je crois, dit François avec douceur. C’est notre dîner à nous. Nous avons très peu mangé aujourd’hui. Un repas copieux ce soir ne nous fera pas de mal. Merci infiniment.

— Écoutez un peu », lança rageusement M. Friol furieux de voir son bon dîner disparaître sous son nez.

« Vous écouter ? Pour quoi faire ? répondit François d’un ton surpris. Je ne tiens pas à bavarder avec vous. Vous n’êtes pas assez aimable pour ça. »

M. Friol resta pantois.

Il n’avait ni le cerveau agile ni la langue déliée, et un garçon comme François le stupéfiait au point qu’il était seulement capable d’émettre son « Écoutez donc » favori.

« Reposez ce que vous venez de prendre » reprit sèchement Mme Friol. Si vous emportez ça, qu’est-ce que nous mangerons, nous autres ce soir, hein, dites-moi ?

— Ce que vous nous réserviez, madame Friol, du fromage et du pain. »

Mme Friol s’étrangla de fureur et courut vers François, la main levée. Mais Dagobert bondit. Ses mâchoires se refermèrent avec un bruit sec.

« Oh ! hurla Mme Friol. Votre chien a failli m’arracher la main. Quelle bête féroce ! Je m’en débarrasserai un de ces quatre matins.

— Vous avez fait ce que vous avez pu pour ça aujourd’hui, n’est-ce pas ? répliqua calmement François en la regardant bien en face. Ce genre de procédé relève de la justice, si je ne me trompe. J’ai bonne envie d’aller trouver les gendarmes demain. »

Comme la première fois où il en avait parlé, la seule mention des gendarmes sembla effrayer Mme Friol. Elle jeta un coup d’œil à son mari et recula d’un pas. François se demanda si par hasard M. Friol n’était pas venu se cacher ici après un mauvais coup. Il ne mettait jamais les pieds dehors.

François s’éloigna triomphalement, suivi de Dagobert déçu de n’avoir pas trouvé Fléau pour en grignoter un bout. François entra dignement dans la salle à manger et déposa son fardeau avec solennité sur la table.

« Salut à tous ! Regardez un peu ce que je vous apporte : le propre souper des Friol. »

Il raconta ce qui s’était passé et ils rirent comme des fous.

« Pas étonnant qu’ils soient furieux contre toi si tu leur dis des choses comme ça, s’écria Annie avec admiration. Je ne saurais pas en inventer la moitié. Nous avons de la chance d’avoir Dagobert pour les tenir en respect.

— Oui, sans lui, je ne serais pas si brave », répondit François.

Ils firent un dîner excellent. Ils avaient trouvé des fourchettes et des couteaux dans le buffet. Plutôt que de retourner à la cuisine, ils préférèrent se passer d’assiettes et les remplacer par des soucoupes également rangées là. Il restait du pain du goûter si bien qu’il ne leur manqua rien pour bien jouir de leur repas.

« Désolée, Dago, impossible de te donner la carcasse, dit Claude. Les os risqueraient de se casser en mille morceaux et tu serais malade. Tu auras les miettes. N’en laisse pas pour Fléau. »

Recommandation inutile : Dagobert nettoya son assiette en trois ou quatre coups de langue et attendit patiemment qu’on voulût bien lui faire goûter un peu de tarte.

Les enfants se sentaient de très bonne humeur après ce festin. Du poulet il ne subsistait qu’un tas d’os. Les tomates avaient disparu jusqu’au dernier pépin. Quant à la tarte, il n’y en avait plus trace.

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Regardez ce que je vous apporte.

Il était tard. Annie bâilla, aussitôt imitée par Claude.

« Si nous allions nous coucher maintenant ? dit-elle. Je commence à avoir sommeil. »

Ils montèrent dans leur chambre et Dagobert s’installa suivant sa coutume aux pieds de Claude. Il resta quelque temps l’oreille dressée, guettant les bruits de la maison. Il entendit les Friol regagner leur chambre à leur tour, puis des portes se fermer. Fléau gémit. Le silence s’établit bientôt dans toute la maison et Dagobert laissa tomber sa tête sur ses pattes. Mais il ne dormit que d’un œil, car il n’avait pas plus confiance que ses maîtres dans la famille Friol.

Les enfants s’éveillèrent très tôt. François ouvrit les yeux le premier. Le temps était splendide. Le jeune garçon s’approcha de la fenêtre : dans le ciel bleu pâle flottaient de petites nuées roses. La mer était bleue, elle aussi, sans une ride. François se rappela ce qu’Annie disait souvent : à l’aube, la terre avait toujours l’air de revenir de chez la blanchisseuse tant elle était fraîche et propre.

Les enfants se baignèrent avant le petit déjeuner et revinrent cette fois à huit heures et demie de peur que le père de Claude ne téléphonât de nouveau plus tôt que convenu. François aperçut Mme Friol dans l’escalier et lui demanda si son oncle avait déjà appelé.

« Non », répliqua aigrement la dame. Elle avait espéré que le téléphone sonnerait pendant l’absence des enfants, ce qui lui aurait permis de répondre elle-même et de raconter les choses à sa façon.

« Nous voudrions déjeuner maintenant, s’il vous plaît, reprit François. Un bon déjeuner, madame Friol. Mon oncle nous demandera peut-être ce que nous aurons mangé, on ne sait jamais, n’est-ce pas ? »

Par prudence Mme Friol leur servit aussitôt un petit déjeuner copieux. Elle se rattrapa en le faisant avec une mauvaise humeur manifeste. Émile l’aida à mettre le couvert.

« Tiens, ce cher Émile ! lança François d’un ton d’aimable surprise. Cette brave méduse !

— Zut », répliqua Émile en posant le beurrier sans douceur. Dagobert gronda et Émile prit la poudre d’escampette.

Claude ayant déclaré qu’elle n’avait pas faim, François n’insista pas. Il savait qu’elle était anxieuse d’avoir des nouvelles de sa mère et se tenait prête à bondir sur le téléphone dès qu’il sonnerait.

L’appel vint alors qu’ils avaient presque fini de déjeuner. Claude fonça dans le hall et décrocha avant même que la sonnerie eût cessé.

« Allô, papa ? Oui, c’est moi, Claude. Comment va maman ? »

Ses cousins s’arrêtèrent de manger et attendirent en silence. Ils sauraient par les réponses de Claude si les nouvelles étaient bonnes.

« Oh ! comme je suis contente ! Elle a été opérée hier, tu dis ? Tu aurais dû me prévenir. Elle est bien maintenant ? Pauvre maman ! Embrasse-la pour moi. Je voudrais tant la voir. Est-ce que je peux venir, s’il te plaît ? »

La réponse était visiblement non. Claude écouta pendant quelques minutes et dit au revoir.

Elle rentra en courant dans la salle à manger.

« Vous avez entendu ? lança-t-elle joyeusement, maman va mieux. Elle reviendra dans une dizaine de jours environ et papa restera là-bas avec elle. Je suis heureuse d’avoir de bonnes nouvelles de maman… mais je crois que nous ne sommes pas près d’être débarrassés des Friol. »