CHAPITRE VIII
 
LES PROJETS DE CLAUDE

 

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Mme Friol avait entendu elle aussi la conversation téléphonique, ou du moins les réponses de Claude. Elle en avait inféré que pendant dix jours environ elle-même et les membres de sa famille, Fléau compris, auraient le champ libre à Kernach. Nul doute que l’absence des maîtres de la maison serait mise par eux à profit.

Claude s’aperçut soudain que son appétit était revenu et elle dévora son déjeuner jusqu’à la dernière miette.

« Je me sens mieux », déclara-t-elle avec un soupir de satisfaction quand elle eut fini.

Annie glissa affectueusement sa main dans la sienne. Elle était heureuse de savoir que tante Cécile serait vite guérie. Ils pourraient désormais s’amuser d’un cœur léger. La seule ombre au tableau était les Friol. C’est alors que Claude s’arrangea pour troubler l’atmosphère.

« Maintenant que je suis rassurée sur le compte de maman, je tiendrai très bien toute seule tête aux Friol, avec l’aide de Dagobert. Vous n’avez qu’à rentrer terminer les vacances chez vous. Je me débrouillerai. »

François était furieux : « Écoute, Claude, nous avons réglé la question une fois pour toutes. Je suis exactement comme toi. Quand j’ai décidé une chose, rien ne me ferait changer d’avis. N’insiste pas ou je me fâche.

— Je t’ai déjà dit que mon projet ne concernait que moi. Vous serez bien obligés de partir, que vous le vouliez ou non.

— Oh ! pas tant de mystère, Claude, répliqua François énervé. Qu’est-ce que c’est que ce fameux plan ? Mieux vaudrait nous l’expliquer, même si nous n’avons rien à y voir. Tu n’as donc pas confiance en nous ?

— Bien sûr que si, mais vous essaieriez peut-être de me mettre des bâtons dans les roues, dit Claude d’un ton boudeur.

— Raison de plus pour nous dire ce que tu as comploté. »

François était inquiet. Claude était très tête brûlée à ses heures. Dieu sait ce qu’elle avait inventé cette fois.

Claude persistant à taire ses projets, François abandonna la partie, secrètement résolu à ne pas quitter sa cousine d’une semelle ce jour-là. Si elle tenait à mener à bien une de ses idées extravagantes, au moins ne pourrait-elle le faire que sous ses yeux.

Mais Claude agit comme si de rien n’était, se baigna avec ses cousins et se promena avec eux à pied et en barque.

Lorsqu’elle refusa d’aller jusqu’à l’île, ses cousins n’insistèrent pas, pensant qu’elle préférait rester dans les parages de la maison de crainte que son père ne rappelât dans la journée.

Le temps passa agréablement. Ils achetèrent de nouveau des provisions au village et pique-niquèrent sur la plage. Dago se régala d’un bel os juteux choisi spécialement pour lui chez le boucher.

Vers l’heure du goûter, Claude déclara qu’elle avait des achats à faire.

« Rentrez, vous trois, et demandez à Mme Friol de nous préparer quelque chose à manger pendant que je file au village. »

François dressa aussitôt l’oreille. Claude voulait-elle les éloigner pour être libre de mettre son mystérieux projet à exécution ?

« Je t’accompagne, dit-il en se levant. Mick affrontera le dragon à ma place. Il n’a qu’à emmener Dagobert.

— Non, non. Je ne serai pas longue », dit Claude.

Mais François était décidé à ne pas quitter sa cousine. Finalement ils se dirigèrent tous ensemble vers le village, car Mick n’avait aucune envie de se mesurer seul avec Mme Friol.

À l’épicerie, Claude acheta une pile neuve pour sa lampe électrique, deux boîtes d’allumettes et un litre d’alcool à brûler.

« Pour quoi faire ? questionna Annie avec surprise.

— C’est toujours utile », fut la réponse évasive. Ils revinrent à là maison et eurent la surprise de trouver le couvert mis.

La chère était maigre, pain et beurre pas très frais sans le moindre soupçon de confiture, mais c’était mieux que rien.

La pluie tomba dans la soirée. Les enfants s’installèrent pour jouer aux cartes. Ils étaient de bonne humeur, maintenant qu’ils savaient la mère de Claude hors de danger. Au beau milieu d’une partie, François se leva et alla sonner. Les autres le dévisagèrent avec stupeur.

« Qu’est-ce qui te prend ? dit Claude, les yeux ronds de stupeur.

— J’appelle Mme Friol pour lui demander de nous apporter à dîner », répondit François en souriant. Et comme son coup de sonnette restait sans résultat, il appuya de nouveau à plusieurs reprises sur le bouton.

La porte de la cuisine finit par s’ouvrir, et les enfants entendirent Mme Friol se diriger vers la salle à manger comme si elle montait à l’assaut. Elle n’était certainement pas d’humeur badine. Elle entra avec brusquerie.

« Cessez d’appuyer sur cette sonnette, dit-elle aigrement. Je ne me dérangerai pas pour des gamins comme vous.

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Les enfants s’installèrent pour jouer aux cartes

— J’ai sonné pour vous prévenir que nous voulions dîner, répondît François, et vous dire que si vous préférez que j’aille chercher moi-même ce qu’il faut à la cuisine… avec Dagobert, comme hier, je le ferai avec plaisir. Sinon, nous serons ravis de vous voir nous apporter quelque chose de bon.

— Si jamais vous recommencez à voler les provisions dans mon garde-manger, je… je…, répliqua Mme Friol en s’étranglant.

Vous téléphonerez à la police, termina François à sa place. Ne vous gênez pas, je vous en prie.

J’imagine déjà le commissaire enregistrant tous les détails sur son calepin. Je pourrais lui en donner de très utiles. »

Mme Friol proféra sourdement quelque exclamation peu courtoise en lançant à François un regard destiné à le foudroyer sur place et tourna les talons. À entendre les bruits de casseroles et d’assiettes qui parvenaient de la cuisine, il était évident qu’elle préparait tout de même à dîner, et François rît sous cape en distribuant les cartes.

Ils ne se régalèrent pas autant que la veille au soir, mais néanmoins ils mangèrent de façon convenable. On leur servit du jambonneau froid avec de la salade, du fromage et un reste de semoule au lait. Il y avait aussi un plat de viande bouillie pour Dagobert. Claude l’examina d’un air soupçonneux.

« Je suis sûre que vous avez encore mis du poison dedans. Vous pouvez remporter ça.

— Au contraire, laissez le plat ici, lança François. Je le donnerai demain au pharmacien pour qu’il l’analyse. Il aura certainement des choses intéressantes à nous dire, si, comme Claude le pense, il y a du poison dedans. »

Mme Friol remporta le plat sans un mot.

« Quelle détestable femme ! dit Claude en attirant Dagobert contre elle. J’ai horriblement peur pour Dago. »

Cet incident gâcha la fin de la journée. À la tombée de la nuit, les enfants se sentirent gagnés par le sommeil.

« Il est dix heures. Nous ferions bien de monter nous coucher, déclara François. Annie devrait dormir depuis longtemps. Elle est encore trop jeune pour veiller si tard.

— Par exemple ! s’exclama Annie indignée. J’ai presque le même âge que Claude. Ce n’est pas ma faute si je suis née quelques mois après elle !

— Ne te fâche pas, répondit son frère en riant. Je ne t’enverrai pas seule dans ta chambre ; n’aie pas peur. Tant que les Friol seront dans les parages, nous resterons toujours groupés. Je propose de lever la séance maintenant. Vous êtes d’accord ? »

Ils étaient tous fatigués.

Ils avaient nagé, marché et ramé presque sans interruption. François s’efforça de garder les yeux ouverts un moment encore, mais il s’endormit très vite lui aussi.

Il se réveilla en sursaut. Il lui semblait avoir perçu un bruit. Pourtant le silence régnait. Était-ce un des Friol qui rôdait dans la maison ? Non, Dagobert aurait déjà aboyé. Qu’est-ce que c’était ? Il ne s’était pas réveillé sans cause, il en était certain.

« Et si c’était Claude ? » songea-t-il brusquement. Il se leva et enfila à tâtons sa robe de chambre, puis prenant garde de ne pas éveiller Mick, il se glissa jusqu’à la chambre des filles et alluma sa lampe électrique.

Annie était paisiblement endormie dans son lit, mais il n’y avait personne dans le lit voisin et les vêtements de Claude avaient disparu.

« Où est-elle partie ? Je parie qu’elle est allée essayer de retrouver sa mère », pensa François. À ce moment sa lampe éclaira une enveloppe blanche épinglée à l’oreiller.

Il s’avança doucement pour la prendre et vit dessus son nom inscrit d’une main ferme. Il ouvrit vivement l’enveloppe.

Mon cher François,

J’espère que tu ne seras pas fâché. Je n’osais plus rester à la maison de crainte que les Friol réussissent à empoisonner Dagobert. Tu sais quel chagrin cela m’aurait fait. Alors je vais m’installer dans notre île jusqu’au retour de papa et de maman. Tu seras gentil de laisser un mot à papa pour lui expliquer où je suis et lui demander de faire hisser un petit drapeau rouge dès qu’il sera là. Je reviendrai à ce moment-là. Quant à vous trois retournez chez vous. Ce serait idiot de vivre à Kernach avec les Friol maintenant que je n’y suis plus.

Baisers.

                                                                                        CLAUDE.

 

« J’aurais dû m’en douter, murmura François en repliant la lettre. Voilà pourquoi elle refusait de nous raconter son plan. Impossible de la laisser partir. Elle ne peut pas rester seule. Elle risque de tomber malade, de glisser dans les rochers et de se casser une jambe et personne n’en saurait rien. »

François était très inquiet pour sa cousine. Il se demandait à quoi se résoudre. Le bruit qui l’avait réveillé avait dû être fait par Claude. S’il en était ainsi, elle n’avait pas beaucoup d’avance, et en courant maintenant à la plage, il y avait des chances de la rattraper.

Sans prendre le temps de s’habiller, François traversa le jardin à toute vitesse et descendit vers la mer. La pluie s’était arrêtée, et les étoiles brillaient. Néanmoins la nuit était loin d’être claire.

« Comment a-t-elle pu s’imaginer qu’elle arriverait à trouver son chemin alors qu’on n’y voit pas à dix mètres devant soi, songea François. Elle est folle ! Elle va heurter un écueil et couler, c’est inévitable. »

Il continua sa route presque en aveugle en marmottant à mi-voix : « Voilà pourquoi il lui fallait une pile de rechange pour sa lampe, des allumettes et de l’alcool à brûler. Elle a dû emporter son petit réchaud de camping. Pourquoi ne nous a-t-elle rien dit ? Nous aurions été si contents de l’accompagner.

Quand il atteignit la plage, il aperçut une lumière à l’endroit où Claude amarrait son bateau. Il se remît à courir, enfonçant à chaque pas dans le sable humide.

« Claude, espèce d’idiote, reste ici ! Tu ne peux pas aller en mer en pleine nuit ! »

Claude, qui mettait son canot à l’eau, sursauta en entendant la voix de François.

« Laisse-moi tranquille, j’ai décidé de partir et je m’en vais. »

François entra dans l’eau jusqu’à la taille et saisit le bateau par la proue.

« Écoute un peu, Claude. Tu risques de t’échouer sur un écueil dans le noir. Reviens, sois raisonnable.

— Non, répliqua Claude avec irritation. Retournez tous chez vos parents. Moi, je me débrouillerai très bien. Lâche mon bateau.

— Pourquoi ne pas nous avoir dît ce que tu comptais faire ? » reprit François qui faillit être renversé par une vague. « Zut, il faut que j’embarque, je n’ai plus pied. »

Et il se hissa dans le bateau. Il ne voyait pas la figure de sa cousine, mais il se doutait qu’elle lui dardait des regards furibonds. Dagobert lui lécha les jambes.

« Tu gâches tout, balbutia Claude.

—« Mais non, grosse bête, répliqua François gentiment. Écoute-moi. On va rentrer ensemble maintenant et je te promets solennellement que demain nous partirons tous pour l’île avec toi. Tu entends ? Tous les cinq. Qu’est-ce qui nous en empêcherait ? Ta mère avait dit que nous irions y passer une semaine cet été, n’est-ce pas ? Nous serons hors d’atteinte des Friol et de leurs manigances, et nous pourrons nous amuser du matin au soir. D’ailleurs n’oublie pas que tu ne peux pas nous lâcher sans enfreindre les règles du Club des Cinq. Alors. Claude, c’est oui ? »