CHAPITRE II
 
LA FAMILLE FRIOL

 

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Le lendemain, les enfants s’éveillèrent au clapotis des vagues dans une chambre inondée de soleil. C’était merveilleux de se retrouver à Kernach et de n’avoir qu’à sauter du lit pour apercevoir par la fenêtre la mer bleue et l’îlot fièrement planté au centre de la baie.

« On se baigne avant de déjeuner, déclara François en enfilant son maillot de bain. Tu viens, Mick ?

— Bien sûr ! Appelle les filles. Nous irons tous ensemble. »

Ils descendirent en procession jusqu’à la plage. Dagobert, haletant de joie et frétillant de la queue, fermait la marche. Il bondit dans l’eau et se mit à nager avec ardeur auprès des enfants. Tous étaient bons nageurs, mais François et Claude surclassaient les autres.

Ils se précipitèrent ensuite sur leurs serviettes de bain pour se sécher, enfilèrent shorts et jerseys et remontèrent vers la maison, affamés comme une bande de louveteaux. Annie aperçut avec surprise un jeune garçon dans le fond du jardin.

«  Tiens, qui est-ce ?

— C’est Émile, le fils de Mme Friol, répondit Claude. Je ne l’aime pas. Il passe son temps à tirer la langue aux gens ou à leur dire des sottises. »

Émile chantonnait au moment où les enfants arrivèrent devant la grille de la maison. Annie s’arrêta pour l’écouter.

Claude est pataude,

Vrai crapaud en maraude,

Ho ! ho ! Vieux crapaud !

 

fredonnait Émile d’une voix bête. Il devait avoir treize ou quatorze ans et paraissait à la fois stupide et sournois.

Claude rougit de fureur.

« Il chante toujours ça. Probablement parce que je m’appelle Claude. Et il se croit intelligent ! Je ne peux pas le souffrir. »

François cria à Émile : «  Eh, vous là-bas ! Taisez-vous donc, vous n’êtes pas drôle.

— Claude est pataude… », reprit aussitôt Émile avec un sourire niais sur son visage rougeaud. François avançant d’un pas dans sa direction, Émile rentra instantanément dans la maison.

«  Avec moi il ne recommencera pas souvent cette petite plaisanterie déclara François. Je m’étonne que tu le supportes, Claude. Comment as-tu fait pour ne pas le mettre en chair à pâté, toi qui étais si violente ?

— Oh ! je le suis toujours. Je bouillonne de rage quand je l’entends me seriner des idioties, mais je me retiens. Si je tape sur Émile, Mme Friol s’en ira et maman, fatiguée comme elle l’est, sera obligée de faire tout le travail de la maison. Elle ne se porte vraiment pas bien depuis quelque temps. Alors je serre les dents en me contentant d’espérer que Dagobert m’imitera sans avoir goûté d’abord aux mollets de ce précieux Émile.

— Bravo ! ma vieille », s’exclama François avec admiration, car il connaissait le caractère soupe-au-lait de sa cousine et savait quelle peine elle avait à se contenir.

«  Maman prendra peut-être son petit déjeuner au lit. Je vais aller le lui demander. Retiens Dago, veux-tu ? Si Émile ressortait, il serait capable de lui sauter dessus. »

François saisit Dagobert par son collier. Dago avait grogné contre Émile. Maintenant il restait parfaitement immobile, le nez en l’air comme pour essayer d’identifier une odeur.

Soudain un chien de piteuse mine apparut à la porte de la cuisine. Son pelage blanc sale semblait avoir été arraché par plaques ou mangé aux mites. Ce chien minable portait sa queue humblement rabattue entre ses pattes.

Dago lança un aboiement triomphal et bondit. Il entraîna François à sa suite, car il était vigoureux, et finalement le jeune garçon lâcha prise.

Dago se précipita avec entrain sur l’autre chien qui glapit de terreur et tenta de regagner l’abri de la cuisine.

«  Dago, ici, tout de suite ! » cria François.

Mais Dago ne l’écoutait pas : il croquait les oreilles de son adversaire ou du moins s’y efforçait.

L’autre hurlait à l’aide, et Mme Friol jaillit de la cuisine, une poêle à frire à la main.

«  Rappelez votre bête ! » lança-t-elle d’une voix aigre et brandissant son arme. Elle visait Dago qui esquiva le coup et elle atteignit son propre chien, lequel redoubla de cris.

«  Ne frappez pas avec ça, dit François, vous allez blesser les chiens. Ici, Dag, ici ! »

Émile survint à son tour sur le champ de bataille, le visage décomposé. Il ramassa un caillou, visiblement avec l’intention d’en bombarder Dagobert.

«  Lâchez cette pierre ! hurla Annie. Lâchez-la. Oh ! la brute ! »

L’oncle Henri surgit en pleine bagarre, furieux.

«  Qu’est-ce qui se passe ? De ma vie je n’ai entendu pareil vacarme. »

Claude sortit alors en courant de la maison pour se précipiter au secours de son bien-aimé Dagobert, et se pendit à son collier pour essayer de l’entraîner à l’écart.

«  Ôte-toi de là, Claude ! cria son père. Quelle idiote ! On ne sépare pas deux chiens qui se battent comme ça. Où est le tuyau d’arrosage ? »

Il était branché tout à côté. François tourna le robinet et dirigea le jet vers les deux chiens qui, suffoqués, se reculèrent.

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Trempé, le gamin poussa un hurlement…

 

Apercevant Émile non loin de là, François ne put résister à l’envie de faire dévier légèrement le jet. Trempé, le gamin poussa un hurlement et se réfugia au galop à l’intérieur de la maison.

« Ah ! c’est malin, grogna l’oncle Henri. Claude, attache immédiatement Dagobert. Madame Friol, je vous avais recommandé de toujours tenir votre bête en laisse. Que ce genre d’incident ne se reproduise plus. Le déjeuner est prêt ? Non ? En retard, pour ne pas changer. »

Mme Friol battit en retraite dans sa cuisine en grommelant, escortée de son chien qui ruisselait. Claude enchaîna Dagobert à regret. Il se coucha dans sa niche en regardant sa maîtresse d’un air suppliant.

«  Je t’avais bien dit de ne pas te préoccuper de cette espèce de chien galeux, murmura Claude d’un ton sévère. Tu vois ce qui est arrivé : tu as mis papa de mauvaise humeur pour toute la journée, et Mme Friol se vengera probablement en ne faisant pas de gâteau pour le goûter. »

Dago gémit et posa sa tête sur ses pattes, puis il lécha quelques poils restés collés au coin de sa gueule. Être attaché n’était pas drôle, mais au moins avait-il réussi à rogner un peu les oreilles de son ennemi !

« Je suis désolé d’avoir lâché Dago, dit François à Claude en se mettant à table, mais il a failli m’arracher le bras. J’étais incapable de le retenir. Il est devenu terriblement fort.

— Oui, répliqua Claude avec fierté. Il ne ferait qu’une bouchée du chien Friol. Et il croquerait facilement Émile par-dessus le marché.

— Qu’il avale aussi Mme Friol, lança Annie, je n’en aurais aucun regret. Je ne les aime ni les uns ni les autres. »

Le petit déjeuner se déroula dans un silence presque complet. L’absence de tante Cécile et la présence de l’oncle Henri justifiaient ce manque d’entrain, car lorsqu’il était de mauvaise humeur, l’oncle Henri ne représentait nullement le convive idéal. Il s’adressait à sa fille d’un ton mordant et lançait à ses neveux des regards rien moins qu’aimables. Annie se prit à regretter d’être revenue à Kernach. Heureusement elle se rappela leurs projets pour la journée ; ils avaient pensé pique-niquer ou aller peut-être jusqu’à l’îlot. L’oncle Henri ne les accompagnerait pas, si bien que rien ne gâcherait leur plaisir.

Mme Friol apporta de la confiture dans un compotier qu’elle jeta plutôt qu’elle ne posa sur la table.

« Ne faites donc pas tant de bruit », grogna l’oncle Henri avec irritation.

Mme Friol ne répliqua rien : elle craignait l’oncle Henri, ce qui n’avait rien d’étonnant. Elle sortit avec les tasses vides aussi silencieusement qu’un Peau Rouge qui se serait fourvoyé dans le camp ennemi.

« Quelles sont vos intentions pour aujourd’hui ? » demanda l’oncle Henri quand il eut fini son déjeuner. Son humeur s’était rassérénée et il commençait à trouver attristante cette tablée d’enfants muets.

« Nous pensions partir en pique-nique, répondit Claude. J’en ai parlé à maman. Elle est d’accord, si Mme Friol veut bien nous préparer des sandwiches.

— Je ne crois pas qu’elle soit très disposée à en faire », répliqua l’oncle Henri en manière de plaisanterie. Fille et neveux esquissèrent un sourire poli.

« Mais vous pouvez toujours le lui demander. »

Il y eut un silence. Personne n’avait envie d’affronter Mme Friol, même pour obtenir des sandwiches.

« Si seulement elle n’avait pas amené Fléau, commenta Claude d’un air sombre, tout serait plus facile.

— Fléau ? C’est le nom de son fils demanda l’oncle Henri avec surprise.

— Oh ! non. Ça ne lui irait d’ailleurs pas mal, c’est une vraie peste. Je parlais de son chien. Elle l’appelle Théo, mais je trouve que Fléau lui convient cent fois mieux. Il ne cesse de nous attirer des histoires et il sent horriblement mauvais.

— Ce n’est pas un surnom bien gentil », reprit l’oncle Henri, tandis que ses neveux éclataient de rire.

« Non, bien sûr, mais ce n’est pas non plus un gentil chien. »

Finalement l’affaire des sandwiches fut réglée grâce à tante Cécile qui entreprit Mme Friol sur la question quand celle-ci lui monta son petit déjeuner. Mme Friol accepta de fort mauvaise grâce.

« Je ne serais pas venue ici si j’avais su que je serais obligée de m’occuper de trois enfants supplémentaires, dit-elle d’un ton aigre.

— Je vous avais avertie de leur arrivée, madame Friol, répondit patiemment tante Cécile. Je n’avais pas pensé que je serais si fatiguée. J’aurais préparé moi-même leur pique-nique sans cela. Je vous demande seulement de faire ce que vous pouvez en attendant que j’aille mieux. Je serai peut-être rétablie demain. Dans une semaine ou deux, si je continue à être mal en point, les petits mettront la main à la pâte, mais pour l’instant, je veux qu’ils aient d’abord au moins huit jours de vraies vacances. »

Les enfants reçurent donc leurs sandwiches et se mirent en route. En sortant, ils rencontrèrent Émile qui arborait son habituel air sournois et stupide.

« Pourquoi ne m’emmenez-vous pas avec vous ? dit-il. Ramons jusqu’à l’île. Je la connais bien.

— C’est un mensonge ! rugit aussitôt Claude. Et je ne vous y emmènerai pas. C’est mon île, compris ? Notre île, je veux dire. Elle appartient à nous quatre et à Dago ici présent. Nous ne vous autoriserons jamais à y mettre le pied.

— Non, elle n’est pas à vous, na, riposta Émile, vous inventez ça pour me faire enrager.

— Il ne sait même pas de quoi il parle, reprit Claude en haussant les épaules avec dédain. Venez, vous autres. Nous n’avons pas de temps à perdre. » Ils plantèrent là un Émile furieux et rageur. Dès qu’ils furent à bonne distance, il entonna son refrain ironique :

Claude la pataude

Fait des menteries

Sans souci, hi, hi, hi !

François esquissa un mouvement pour retourner châtier l’impertinent, mais Claude le retint :

« Laisse-le, sinon il racontera des blagues à sa mère qui voudra s’en aller, et maman n’aura plus personne pour l’aider. Il faudra bien que je m’y habitue. Ce qui ne nous empêche pas de chercher à prendre notre revanche sur cette espèce d’épouvantail boutonneux. Je le déteste.

— Ouah, ouah ! lança Dagobert à l’unisson.

— Dagobert dit qu’il ne peut pas souffrir Fléau avec sa queue maigrichonne et ses petites oreilles pelées », expliqua Claude.

Ses cousins éclatèrent de rire. Cet accès de gaieté remit tout le monde de bonne humeur. Le petit groupe fut bientôt hors de portée de voix d’Émile et de ses refrains idiots qui furent vite oubliés.

« Allons voir si ton bateau est prêt, suggéra François. Nous pourrions ramer jusqu’à l’île. »