CHAPITRE I
 
LES GRANDES VACANCES

 

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« Claude, ma chérie, reste tranquille cinq minutes, je t’en prie. Je voudrais me reposer un peu, et c’est fatigant de te voir entrer et sortir sans arrêt avec ce chien sur tes talons.

— Excuse-moi, maman, dit Claudine en attrapant Dagobert par son collier. Il y a trois semaines que je suis toute seule et je m’ennuie sans Annie et les autres, il me tarde d’être à demain. »

Claudine était pensionnaire dans le même lycée que sa cousine Annie, et d’habitude elle passait les vacances avec Annie et ses frères, Michel et François. Les quatre enfants s’amusaient toujours beaucoup ensemble, le chien Dagobert sur leurs talons. Les « Cinq » formaient un groupe joyeux et uni. Cet été là, Annie, François et Michel étaient partis chez leurs parents sans Claudine, dont le père et la mère avaient réclamé la présence auprès d’eux.

Trois semaines s’étaient donc écoulées, et Claudine attendait maintenant ses cousins qui devaient arriver le lendemain à Kernach pour finir les vacances avec elle.

« Nous allons enfin avoir du bon temps, n’est-ce pas, Dagobert ? dit-elle à son chien.

— Ouah » répliqua Dagobert en léchant avec ardeur le genou de sa petite maîtresse.

Elle était habillée suivant sa coutume en short et chandail, exactement comme un garçon. Elle regrettait de ne pas en être un et avait toujours refusé systématiquement de répondre quand on l’appelait « Claudine », aussi avait-on pris l’habitude de la nommer simplement « Claude ».

Ses cousins lui avaient beaucoup manqué pendant ce début de vacances.

« Dire qu’autrefois je préférais être seule », poursuivit-elle à l’intention de Dagobert qui paraissait comprendre tout ce qu’elle lui racontait. « J’étais stupide. Il est bien plus agréable d’avoir des amis avec qui jouer et partager ce qu’on a. »

Dagobert acquiesça d’un vigoureux coup de queue. Il aimait beaucoup aussi les autres enfants et il avait hâte de revoir François, Mick et Annie.

Claude descendit avec Dagobert jusqu’à la plage et mit sa main en visière pour mieux examiner la baie. On distinguait en plein milieu, comme placé en sentinelle, un minuscule îlot rocheux sur lequel se dressaient les ruines d’un vieux château.

« Nous te rendrons visite bientôt, mon cher Kernach, murmura Claude. Je n’ai pas pu le faire plus tôt parce que mon bateau était en réparation. Dès qu’il sera prêt, attends-toi à me voir débarquer. Je voudrais explorer de nouveau le château de fond en comble. Dago, tu te rappelles nos aventures de l’an dernier ? »

Dagobert s’en souvenait d’autant mieux qu’il y avait pris une part active. Il était descendu dans les souterrains du château de Kernach avec les quatre enfants ; il avait aidé à y découvrir un trésor et il avait mis sa patte dans la main de Claude quand les enfants réunis autour d’un feu de camp avaient prononcé le serment d’adhésion au club qu’ils avaient décidé de fonder pour sceller leur amitié. Les enfants s’étaient juré assistance et fidélité d’une voix claire tandis que Dago criait « ouah » avec enthousiasme : ainsi naquit le Club des Cinq, car Claude, François, Mick et Annie considéraient si bien leur chien comme un des leurs qu’ils l’avaient élu cinquième membre. Dago en était très fier. Il aboya joyeusement.

« Oui, tu as une bonne mémoire, mon vieux, reprit Claude en le caressant. Eh bien, nous recommencerons. Nous retournerons dans les souterrains. Dis-moi, Dago, tu te rappelles quand Mick est venu nous délivrer en descendant par le puits ? »

Remuer tous ces souvenirs merveilleux augmenta la hâte qu’avait Claude d’être déjà au lendemain avec ses trois amis.

« J’aimerais bien que maman nous permette de camper dans l’île pendant une semaine, songea-t-elle. Ce serait une façon magnifique de passer nos vacances. Vivre enfin dans mon île à moi ! »

Kernach appartenait en réalité à sa mère, mais, deux ou trois ans plus tôt, elle avait dit en plaisantant à sa petite fille qu’elle lui en faisait cadeau.

Depuis lors, Claude considérait l’île de Kernach comme sienne. Lui appartenait également tout habitant de l’île à plume ou à poil tel que, entre autres, mouette, corneille et lapin sauvage.

« Je demanderai qu’on nous laisse y aller quand les autres seront là, songea Claude, Nous emporterons des provisions et des couvertures et nous pourrons vivre là-bas pendant huit jours comme de vrais Robinsons. »

Le lendemain elle attela le poney à la charrette anglaise et partit seule chercher ses cousins. Sa mère avait renoncé au dernier moment à l’accompagner à la gare car elle ne se sentait pas très bien. Claude en fut un peu inquiète. Ces temps-ci, sa mère se plaignait souvent d’être fatiguée. Peut-être était-ce à cause de la chaleur ? Le début de l’été avait été torride… Le soleil n’avait pas cessé de briller dans un ciel sans nuage. Claude avait bruni, et ses yeux paraissaient étonnamment bleus dans son visage bronzé. Elle avait fait couper ses cheveux encore plus court que d’habitude et il était difficile au premier coup d’œil de deviner si cette silhouette brune en short kaki était celle d’un garçon ou d’une fille.

Quand le train entra en gare, trois paires de mains, s’agitèrent frénétiquement à une portière et Claude cria, ravie :

« Hou, hou ! Annie, Mick, François, vous voilà enfin ! »

Les trois enfants sautèrent sur le quai et François appela un porteur pour qu’il aille chercher leurs bagages, puis se tourna vers sa cousine.

« Hello, voilà le Club des Cinq au complet maintenant. Comment vas-tu, Claude ? Bigre, tu as drôlement grandi ! »

En fait, ils s’étaient tous développés. C’est qu’ils avaient un an de plus que lorsqu’ils avaient eu leur grande aventure dans l’île de Kernach. Même Annie, la plus jeune des quatre, avait perdu son air de bébé. Elle faillit renverser Claude quand elle lui sauta au cou pour l’embrasser. Elle s’agenouilla ensuite pour caresser Dagobert fou de joie de revoir ses amis. Le tapage était étourdissant, car tous parlaient à la fois, et Dago aboyait sans discontinuer.

« Nous avons cru que le train n’arriverait jamais !

— Dago, mon vieux, tu n’as pas changé.

— Ouah, ouah !

— Maman était désolée de n’avoir pas pu venir vous chercher.

— Claude, comme tu es brune!  Nous allons avoir des vacances formidables.

— Ouah, ouah, ouah !

— Tais-toi un peu, Dago, mon vieux. Attention, tu vas déchirer ma cravate. Oui, tu es un bon chien et je suis content de te retrouver.

— Ouah ! »

Le porteur s’approcha dans un grincement de chariot avec leurs valises qui furent hissées dans la charrette, et, sur un signe de Claude, le poney partît au trot. Les Cinq se remirent aussitôt à bavarder à tue-tête, Dago plus fort que tout le monde, car sa voix canine dépassait nettement en volume celle des enfants.

« J’espère que ta mère n’a rien de grave ? » demanda François qui aimait beaucoup sa tante Cécile. Elle était douce et bonne, et adorait avoir sa fille et ses neveux auprès d’elle.

« C’est la chaleur qui la fatigue, je crois, répondit Claude.

— Et oncle Henri ? lança Annie. Est-il de bonne humeur ?»

Les trois enfants ne se sentaient guère attirés par le père de Claude. Ils redoutaient ses accès de colère et, bien qu’ils fussent accueillis cordialement chez lui, ils se rendaient compte qu’il ne tenait pas à être encombré par des enfants remuants. Aussi se trouvaient-ils toujours un peu gênés en sa présence et préféraient-ils de beaucoup ne pas naviguer dans ses parages.

« Papa se porte bien, dit gaiement Claude, si ce n’est qu’il se tracasse à cause de la santé de maman. Il n’a pas l’air de s’occuper d’elle en temps ordinaire, mais dès qu’elle commence à paraître malade, il est bouleversé. Autrement dit, le mot d’ordre est « prudence ». Vous savez comment il est quand quelque chose le tourmente. »

Oui, il était sage de fuir l’oncle Henri quand son humeur était à l’orage. Cependant même l’idée d’un oncle grognon ne réussit pas à diminuer leur entrain. Ils étaient en vacances au bord de la mer ; ils trottaient bon train vers la maison de Claude en compagnie du cher vieux Dagobert, et mille amusements les attendaient.

« Est-ce que nous irons à Kernach ? demanda Annie. Le temps était trop mauvais à Noël et à Pâques pour ramer jusque-là, mais en ce moment la mer est assez calme, qu’en penses-tu, Claude ?

— Bien sûr, répliqua Claude, les yeux brillants. J’ai même eu une idée qui vous plaira, je crois. Que diriez-vous de camper là-bas pendant une semaine ? Maintenant que nous sommes un peu plus vieux, je suis certaine que maman nous le permettra.

— Vivre huit jours tout seuls sur ton île ! s’exclama joyeusement Annie. C’est presque trop beau pour être vrai.

— Sur notre île, rectifia Claude joyeusement. Tu ne te rappelles pas que j’avais décidé de la diviser en quatre pour que nous ayons chacun notre part ? Je n’ai pas changé d’avis  tu sais. L’île est à nous quatre et pas à moi seulement.

— Tu as oublié Dagobert, dit Annie, il y a bien droit aussi. Coupons l’île en cinq, ce sera plus juste.

— Il pourra prendre ma part », répondit Claude en arrêtant le poney. Les quatre enfants et le chien contemplèrent la baie scintillante.

« Voilà Kernach, reprit Claude. Chère petite île, j’ai hâte d’y aller. Je n’ai pas encore pu le faire parce que mon bateau n’était pas en état.

— Nous irons tous ensemble, dit Mick. Je me demande si les lapins sont toujours aussi familiers.

— Ouah ! » clama aussitôt Dagobert. Le seul mot de « lapin » suffisait à le mettre dans des transports de joie.

« Inutile de te monter la tête, Dagobert, dit Claude. Tu sais parfaitement que je ne te permettrai jamais de pourchasser les lapins de Kernach. »

Le panache triomphal de Dagobert s’abattit lamentablement et le chien coula vers Claude un regard désolé.

C’était, leur seul point de discorde. Dago était fermement convaincu que les lapins lui appartenaient en tant que gibier et Claude était tout aussi fermement persuadée du contraire.

« Allez, hue ! » lança Claude au poney en secouant les rênes. Le petit poney repartit au trot et bientôt la charrette s’arrêta devant la grille de la maison.

Une femme à l’air revêche vint les aider à décharger leurs valises. Les enfants ne la connaissaient pas.

« Qui est-ce ? demandèrent-ils à voix basse.

— La nouvelle cuisinière. Maria est allée soigner sa mère qui s’est cassé la jambe. Alors maman a engagé cette cuisinière-là. Elle s’appelle Mme Friol.

— Exactement le contraire de Maria, commenta François avec malice, on dirait un squelette. J’espère que ledit squelette ne fera pas de vieux os ici et que Maria reviendra vite. Je préfère cent fois notre bonne grosse Maria. Sans compter qu’elle aimait bien Dago.

— Mme Friol a un chien, elle aussi. Un horrible roquet pelé et galeux, plus petit que Dagobert. Dago ne peut pas le souffrir.

— Où est-il ? demanda Annie en regardant autour d’elle.

— Il ne quitte jamais la cuisine. Dago n’a pas le droit d’y pénétrer, ce qui est aussi bien, car je suis sûre qu’il ne ferait qu’une bouchée de cet avorton. Dago a une façon de monter la garde devant la porte en reniflant pour essayer de deviner ce qui se passe derrière qui rend Mme Friol folle de rage. »

Les autres éclatèrent de rire. Ils avaient mis pied à terre et s’apprêtaient à entrer dans la maison. François avait aidé Mme Friol à emporter les bagages. Claude emmena le poney à l’écurie tandis que ses cousins allaient dire bonjour à leur oncle et à leur tante.

Ils trouvèrent leur tante Cécile étendue sur un divan.

« Eh bien, mes chéris, dit-elle en souriant, vous avez fait bon voyage ? Je n’ai pas pu venir vous chercher, j’en suis désolée. Votre oncle est parti se promener. Montez vous changer et quand vous serez prêts, nous goûterons. »

Les garçons reprirent possession de leur chambre au plafond bizarrement incliné. De la fenêtre on apercevait toute la baie. Annie partageait toujours la même petite chambre avec sa cousine. Ils étaient heureux d’être de retour à Kernach et se promettaient de belles vacances avec Claude et le brave Dagobert.