CHAPITRE XX
CHACUN SON TOUR, ÉMILE
Le lendemain matin, François s’éveilla de bonne heure et grimpa aussitôt par la corde jusqu’au faîte de la falaise pour surveiller les Friol. Il les vit sortir des souterrains. Mme Friol avait l’air pâle et inquiète.
« Il faut absolument retrouver Émile, disait-elle à son mari. Je te répète qu’il faut le chercher encore. Il n’est pas dans les souterrains, j’en suis certaine. Nous avons tellement appelé qu’il aurait fini par nous entendre s’il y avait été.
— Et il n’est pas dans l’île non plus, répliqua M. Friol. Nous l’avons explorée à fond hier. J’ai l’impression que ceux qui ont pris nos affaires se sont emparés aussi d’Émile et sont partis en bateau.
— Alors ils l’auront emmené à terre, dit Mme Friol. Nous ferions bien d’y aller à notre tour. Ce que j’aimerais savoir, c’est qui essaie de nous mettre des bâtons dans les roues. Je ne suis pas très rassurée. Pas de chance vraiment, juste au moment où tout marchait si bien.
— Quitter l’île maintenant n’est peut-être pas très prudent, rétorqua M. Friol. Si les gens qui étaient là hier y sont encore aujourd’hui, ils peuvent profiter de notre absence pour explorer les souterrains.
— Mais non, il n’y a personne sur l’île, riposta Mme Friol avec énergie. Est-ce que tu t’imagines qu’Émile n’aurait pas crié si on l’avait retenu prisonnier ici ? Nous l’aurions entendu… Je te dis qu’on l’a emmené en bateau avec le reste. Et ça m’inquiète.
— Bon, bon, grommela M. Friol. Ce gamin est insupportable. Il s’arrange toujours pour s’attirer des histoires.
— Tu n’as pas honte de dire ça de ce pauvre petit ? glapit Mme Friol. Crois-tu qu’Émile est si content que ça d’être prisonnier ? Dieu sait dans quel état il est maintenant… Il doit être mort de peur tout seul sans moi. »
François se sentit écœuré. Ces lamentations sur Émile, alors qu’elle tenait enfermée dans les souterrains une petite fille beaucoup plus jeune que son précieux rejeton ! Quelle mégère !
« Qu’est-ce qu’on fait de Théo ? questionna M. Friol d’un ton maussade. Mieux vaut qu’il reste ici pour garder l’entrée des souterrains. Quoiqu’il ne doive y avoir personne ici, si tes suppositions sont justes.
— Oh ! il n’y a qu’à le laisser », dit Mme Friol en se dirigeant vers leur canot.
François les vit embarquer. Théo, la queue entre les pattes, les regardait s’éloigner avec désolation. Il retourna jusqu’à la cour en ruine et s’étendit tristement au soleil. Il devait avoir l’esprit inquiet, car il dressait les oreilles et examinait constamment les alentours. Cette île et ses bruits inattendus ne lui plaisaient guère.
François regagna rapidement la caverne et dégringola le long de la corde si vite qu’Émile en sursauta.
« Venez dehors, j’ai quelque chose à vous dire », lança François aux autres. Il ne voulait pas être entendu par Émile. Les quatre enfants sortirent donc. Annie avait préparé le petit déjeuner pendant l’absence de François et la bouilloire chantait joyeusement sur le réchaud.
« Écoutez : les Friol sont partis en bateau pour voir s’ils peuvent retrouver quelque part leur bien-aimé Émile. Mme Friol est dans tous ses états parce qu’elle pense qu’il a été enlevé et elle craint que le pauvre petit ne se sente perdu et ait peur.
— Ça alors ! s’exclama Claude. Et la petite fille qu’elle a kidnappée ? Elle ne s’en inquiète pas, de celle-là. Quelle mauvaise femme !
— Tu as raison, dit François. Voici ce que je vous propose : nous allons descendre tout de suite dans les souterrains délivrer cette petite fille et nous la ramenons à la grotte. Nous déjeunons, nous partons en bateau prévenir la police et découvrir qui sont ses parents, puis nous leur téléphonons que leur fille est saine et sauve.
— Que ferons-nous d’Émile ? demanda Annie.
— J’ai une idée, répliqua aussitôt Claude. Nous mettrons Émile à la place de la petite fille. Imaginez la tête des Friol quand ils s’apercevront que leur prisonnière s’est envolée et trouveront à sa place leur Émile chéri.
— Un ban pour Claude », s’écria Annie, tandis que les autres applaudissaient.
« Toi, Annie, tu resteras ici pour couper d’autres tartines. Notre invitée aura sûrement faim », reprit François. Il savait que sa sœur détestait les souterrains.
Annie acquiesça, ravie.
« D’accord. Je vais mettre la bouilloire de côté en attendant, sinon il n’y aurait plus une goutte d’eau dedans. »
Ils rentrèrent dans la grotte.
« Venez avec nous, Émile, lui dit François. Et toi aussi, Dago.
— Où voulez-vous m’emmener ? demanda Émile d’un ton soupçonneux.
— Dans un endroit très confortable, où les vaches ne pourront pas vous ennuyer, répondit François. Allons, vite ! »
« G-r-r-r-r-r-r », fit Dagobert ! en poussant du nez les mollets d’Émile qui se leva sans plus barguigner.
Ils grimpèrent tous à la corde, même Émile qui avait pourtant bien peur et se croyait incapable d’y monter. Mais sous l’œil de Dago qui claquait des mâchoires, il se hissa remarquablement vite vers le sommet et fut tiré par François sur l’herbe de la falaise.
« Et maintenant, filons au pas accéléré », dit François qui voulait en avoir fini avant le retour des Friol. Et personne ne lambina pour franchir la falaise, le rempart bas du château et pénétrer dans la cour.
« Je ne veux pas descendre dans ces souterrains, dit Émile d’une voix effrayée.
— Vous irez quand même, cher Émile, déclara François avec courtoisie.
— Où sont papa et maman ? » reprit Émile en jetant des coups d’œil anxieux à la ronde.
« Les vaches ont dû les emporter, dit Claude. Celles qui étaient venues meugler autour de vous et vous avaient bombardé, vous savez bien. »
Tous pouffèrent de rire, sauf Émile qui était pâle d’inquiétude. Il ne goûtait pas du tout ce genre d’aventure. En arrivant devant l’entrée des souterrains, les enfants s’aperçurent que les Friol avaient non seulement remis en place la dalle qui en bloquait normalement l’accès, mais avaient aussi entassé des pierres devant.
« Au diable vos parents, dit François à Émile. Ils ont le chic pour compliquer la situation. Secouez-vous un peu et aidez-nous. Tirons tous ensemble. Allons, Émile, du courage, il vous arrivera des ennuis si vous ne vous dépêchez pas. »
Émile se joignit aux autres et les pierres furent enlevées. Puis la lourde dalle d’entrée fut soulevée et l’on aperçut les marches qui s’enfonçaient dans l’ombre.
« Voilà Théo ! » s’écria soudain Émile en désignant un buisson non loin de là. Théo s’y cachait, terrifié par l’apparition de Dagobert.
« Un bon chien de garde, votre Fléau, vraiment ! dit ironiquement François. Non, Dag, n’y touche pas. Reste ici. Je t’assure que Fléau n’est pas bon à manger. »
Dagobert n’avait pourtant qu’un désir, c’était de pourchasser Fléau. Puisque la chasse aux lapins lui était interdite, il aurait aimé se rattraper sur son ennemi.
Ils descendirent dans les souterrains. On distinguait encore sur les parois les marques à la craie tracées par François la dernière fois qu’ils y étaient venus, si bien qu’il leur fut facile de retrouver le chemin de la salle où ils avaient découvert les lingots d’or l’été précédent. Ils supposaient que la petite fille était enfermée dans cette salle, car celle-ci était munie d’une solide porte de bois garnie de verrous extérieurs.
La porte était fermée et l’on n’entendait aucun bruit. Tous s’arrêtèrent tandis que Dagobert grattait le bois en gémissant. Il sentait qu’il y avait quelqu’un dans la pièce.
« Hou-hou ! cria François avec entrain. Comment ça va ? Nous sommes venus vous délivrer. »
Il y eut un grincement sur le sol, comme si quelqu’un repoussait un tabouret en se levant. Puis une petite voix dit :
« Hou-hou, qui êtes-vous ? Oh ! je vous en prie, ouvrez-moi. J’ai peur et je suis si seule !
— On vous ouvre tout de suite, cria François gentiment. Nous sommes tous des enfants ici, alors vous n’avez rien à craindre. Vous serez bientôt en sécurité. »
Il repoussa vivement les verrous et tira le battant de la porte. Dans la salle éclairée par une lanterne se tenait une petite fille pâle de frayeur, aux grands yeux noirs. Ses cheveux brun roux pendaient en désordre autour de sa figure. Ses joues étaient sales et couvertes de traces de larmes témoignant que la petite fille avait beaucoup pleuré.
Mick l’entoura fraternellement de son bras : « Tout va bien maintenant. Tu es sauvée. Nous allons te ramener à ta mère.
— Oh ! oui, je vous en prie, dit la fillette en recommençant à pleurer. Pourquoi m’a-t-on amenée ici ? C’est affreux.
— C’est simplement une aventure qui t’est arrivée, répondit François, mais elle est finie ou presque.
Il n’en reste que le plus amusant. Tu vas venir déjeuner avec nous dans notre grotte. Nous avons une grotte splendide.
— Oh ! c’est vrai ? dit la petite fille en s’essuyant les yeux. Je veux bien aller avec vous. Vous êtes gentils. Mais je n’aimais pas les autres gens.
Ses cheveux bruns roux
pendaient en
désordre autours de sa figure.
— C’est bien naturel, intervint Claude. Tiens, regarde. Voilà Dagobert, notre chien. Il veut être ton ami.
— Comme il est beau », dit la petite fille en saisissant affectueusement Dagobert par le cou. Il la lécha en retour avec ardeur. Claude en fut contente. Elle passa son bras autour de la fillette.
« Comment t’appelles-tu ?
— Jennifer Mary Armstrong. Et toi ?
— Claude. »
Jennifer pensa que Claude était aussi un garçon, car elle était habillée en short comme François et Mick, et ses cheveux étaient aussi courts que les leurs, bien que plus bouclés.
Les autres enfants se nommèrent à leur tour, puis Jennifer regarda Émile qui n’avait rien dit.
« Voici Émile-la-Méduse, dit François. Il n’est pas notre ami. C’est son père et sa mère qui t’ont mise ici. Nous allons le laisser à ta place. Ce sera une surprise agréable pour eux, n’est-ce pas ? »
Émile poussa un cri d’orfraie et tenta de s’enfuir, mais François l’envoya d’une bourrade au centre de la salle.
« Il n’y a qu’une manière d’apprendre aux gens que la méchanceté est toujours punie, dit-il d’un ton grave, et c’est de les punir sévèrement. Les gens de votre espèce ne comprennent pas autrement. Quand on les traite convenablement, ils estiment qu’on est stupide. On va vous mettre au régime que vous avez infligé à Jennifer. Cela vous fera beaucoup de bien à vous, et aussi à vos parents. Au revoir ! »
Émile poussait des hurlements de détresse tandis que François refermait les verrous.
« Je vais mourir de faim, gémit-il,
— Impossible, répliqua François. Il y a une quantité de provisions et autant d’eau qu’il vous en faut : Quoique jeûner un peu vous aurait fait certainement grand bien.
— Prenez garde aux vaches ! » cria Mick qui lança un meuglement très réussi. Jennifer sursauta, car les échos le répercutèrent immédiatement.
« N’aie pas peur, ce ne sont que des échos », dit Claude en souriant. Émile redoubla de sanglots comme un bébé.
« Quel froussard, dit François. Allons-nous-en. J’ai l’estomac creux.
— Moi aussi », dit Jennifer en glissant sa petite main dans celle de François. « Je n’avais rien pu avaler dans ce souterrain, mais maintenant j’ai faim. Merci de m’avoir délivrée. »
François sourit :
« Tout le plaisir est pour nous puisque nous avons pu mettre Émile-la-Méduse à ta place. C’est agréable de pouvoir rendre aux Friol la monnaie de leur pièce. »
Jennifer ne comprit pas ce qu’il voulait dire, mais les autres éclatèrent de rire. Ils retraversèrent les souterrains humides et les innombrables salles creusées dans le roc. Au-dehors, le soleil brillait.
« Oh ! dit Jennifer en aspirant avec ardeur le bon air marin, comme c’est beau ici. Où sommes-nous ?
— Sur notre île, répondit Claude. Et voilà notre vieux château. On t’a amenée ici en bateau la nuit dernière. Nous t’avons entendue crier et c’est ainsi que nous avons deviné qu’on t’avait faite prisonnière. »
Ils gagnèrent rapidement la falaise et leur manière de descendre dans la grotte le long d’une corde à nœuds ravit Jennifer. Elle brûlait d’envie d’essayer et fut vite en bas.
« C’est une fille sympa, tu ne trouves pas ? dit François à Claude. Et elle a eu une aventure encore plus sensationnelle que la nôtre. »