CHAPITRE VI
 
FRANÇOIS TIENT TÊTE AUX FRIOL

 

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Une porte claqua, puis une autre. Les enfants entendirent Mme Friol annoncer triomphalement sa victoire à Émile et à son mari. Les quatre allèrent s’asseoir dans le salon et se regardèrent mutuellement d’un air sombre.

« Papa est insupportable, s’écria Claude rageusement, Il ne veut jamais rien écouter.

— Il a des soucis en ce moment, tu sais, répliqua Mick avec sagesse. Là où nous n’avons pas de chance, c’est qu’il ait téléphoné avant neuf heures et que Mme Friol lui ait parlé avant nous.

— Que t’a dit papa exactement, François ?

— Il a dit que si nous ne pouvions pas nous entendre avec les Friol, nous n’avions qu’à repartir chez nos parents, Annie, Mick et moi, mais que toi, toi devrais rester ici. »

Claude regarda François pendant une longue minute puis finit par dire :

« Vous n’aimez les Friol ni les uns ni les autres, n’est-ce pas ? Alors le mieux, c’est que vous preniez le train le plus tôt possible. Je me débrouillerai ici.

— Grosse bête, rétorqua François en lui donnant une bourrade amicale, tu sais parfaitement que nous ne t’abandonnerons pas. Je ne dirai pas que je me réjouis à la pensée d’être sous la coupe de ces chers Friol pendant une semaine ou deux, mais il y a pire. Imagine un peu que tous leurs parents et alliés soient venus s’installer ici, tu te rends compte ? »

Mais sa plaisanterie ne fit sourire personne, même pas Annie. Les Friol n’étaient pas des gens avec qui on pût envisager de vivre le cœur léger ne fût-ce que pour huit jours. Dagobert posa la tête sur le genou de Claude qui le caressa et se tourna vers les autres,

« Repartez chez vous. Je ne suis pas seule, puisque j’ai Dago pour me protéger. Je viens de trouver une idée. Téléphonez à vos parents et préparez vos valises. »

Claude jeta à la ronde un coup d’œil de défi. Elle avait visiblement ses projets.

François se sentit mal à l’aise.

« Ne fais pas l’idiote. Je te répète que nous sommes solidaires les uns des autres. Si tu as un projet, nous l’exécuterons ensemble. Nous resterons ici avec toi quoi qu’il arrive. Nous sommes le Club des Cinq, n’est-ce pas ? Et les Cinq ont promis de s’entraider coûte que coûte.

— Restez si vous y tenez, mais je ne changerai pas mes plans. Vous verrez bien que vous serez obligés de partir à la fin. Ici, Dago, viens à la plage avec moi vérifier si le bateau est sec.

— On t’accompagne », lança Mick. Il était peiné pour Claude. Il se doutait que, malgré son air détaché, elle avait beaucoup de chagrin. Elle était inquiète pour sa mère, irritée contre son père et ennuyée à l’idée qu’à cause d’elle ses cousins passeraient une ou deux semaines pénibles alors qu’ils auraient pu s’amuser chez eux.

La journée s’écoula tristement. Claude se montra très distante et ne cessa de répéter que ses cousins devraient s’en aller. Ceux-ci répondaient avec une égale fermeté qu’ils n’en feraient rien. Leur insistance finit par la mettre en colère.

« Je vous assure que vous me gênez en restant ici Vous jetez tous mes plans par terre.

— Quels plans ? demanda François avec agacement. Je parie que tu prétends en avoir uniquement pour nous inciter à partir.

— C’est faux ! cria Claude aussitôt verte de rage. Est-ce que tu m’as déjà entendue mentir ? Non, n’est-ce pas ? Si je te dis que j’ai un plan, c’est que j’en ai vraiment un. Mais je ne veux pas en parler, alors ce n’est pas la peine de me le demander. C’est mon plan à moi et vous n’avez rien à voir dedans.

— Tu n’es pas chic, répliqua Mick blessé. Après tout, nous sommes tes meilleurs amis, non ? Et nous ne bougerons pas d’ici, que tu le veuilles ou non, même si tes fameux plans en sont bouleversés.

— Si tu crois que je vais vous laisser gâcher mon projet, tu te trompes, dit Claude folle de colère. Vous vous arrangez pour me rendre la vie impossible. Vous ne valez pas plus cher que les Friol !

— Oh ! Claude, je t’en prie, supplia Annie qui était prête à pleurer. Pas de dispute, s’il te plaît. C’est déjà assez d’être en guerre avec les Friol. »

La colère de Claude s’évapora instantanément

« Pardon, je suis stupide, dit-elle d’un air contrit. Je vous promets de ne plus m’emporter, mais je maintiens ce que j’ai dit. J’exécuterai mon plan coûte que coûte et je ne vous l’expliquerai pas parce que ça gâcherait vos vacances, voilà.

— Partons en pique-nique, dit François en se levant. Fuir cette maison pendant quelque temps nous fera du bien à tous. Je vais me mesurer avec le dragon.

— Ce François est d’une bravoure ! » s’écria Annie qui serait morte sur place plutôt que d’affronter Mme Friol.

Celle-ci se montra de fort mauvaise composition. Elle avait l’impression d’avoir gagné la partie et, d’autre part, elle avait constaté entre-temps la disparition de son pâté et de ses tartelettes. M. Friol était précisément en train de lui raconter comment ces victuailles succulentes s’étaient envolées du garde-manger quand François arriva.

« Quelle audace ! s’écria-t-elle avec indignation. Comment, vous volez mon pâté et mes tartes et vous voulez que je vous prépare un pique-nique ? Vous aurez du pain et de la confiture, un point c’est tout. Et encore je ne vous en donnerai que pour avoir la paix quand vous aurez décampé.

— Bon débarras », chantonna à mi-voix Émile qui, étendu sur le divan, regardait un illustré bon marché.

« Si vous avez quelque chose à me dire, Émile, venez me le dire dehors, répliqua François d’un ton menaçant.

— Laissez Émile tranquille, lança aussitôt Mme Friol.

— Je ne demande pas mieux, dit François avec mépris. Qui voudrait fréquenter un garçon aussi mou et aussi gras !

— Allons, allons, dites-moi un peu…, commença M. Friol.

— Non, merci. Je ne vous dirai rien, je ne tiens pas à vous parler, répondit François.

— Ah ! ça, mais dites donc, vous…, reprit M. Friol furieux en se levant.

— Je répète que je ne tiens pas à vous parler. Vous n’êtes pas assez aimable pour ça.

— Quelle insolence ! » s’exclama Mme Friol qui commençait à contenir difficilement sa colère.

« Ce n’est pas une insolence, c’est l’expression de la vérité », rétorqua François courtoisement. Mme Friol lui lança un regard furibond. François la déconcertait par ses ripostes rapides et pourtant toujours émises sur un ton poli. Plus discourtoises étaient les réponses, plus poli était le ton. Mme Friol détestait les gens qu’elle ne comprenait pas, comme ce François. Ils étaient trop intelligents pour elle. Elle posa avec rage une casserole dans l’évier, souhaitant visiblement que la tête de François se soit trouvée sous la casserole à la place de ce pauvre évier.

Le fracas fit sursauter Fléau qui se mit à gronder.

« Tiens, Fléau, comment vas-tu ? dit François. Tu as pris un bain depuis que je t’ai vu ? Non, hélas… tu sens toujours aussi mauvais. Une vraie peste.

— Vous savez très bien que ce chien ne s’appelle pas Fléau, s’écria Mme Friol. Sortez de ma cuisine.

— Avec plaisir. Ne vous dérangez pas pour le pain et la confiture. Nous trouverons quelque chose de meilleur. »

Il s’éloigna en sifflotant. Fléau gronda et Émile répéta, cette fois à haute et intelligible voix : « Bon débarras.

— Qu’est-ce que vous dites ? » lança François en passant la tête à la porte de la cuisine. Mais Émile se tint coi, et François repartit en sifflant joyeusement. Il n’était pas aussi gai qu’il affectait de l’être, bien au contraire. Si Mme Friol continuait à se montrer aussi désagréable chaque fois qu’il serait question des repas, la situation risquait de devenir intenable.

« Qui d’entre vous aimerait avoir du pain et de la confiture pour tout déjeuner ? » demanda François à la cantonade quand il eut rejoint les autres. « Personne ? Je m’en doutais, aussi ai-je refusé l’offre que me faisait aimablement Mme Friol. Je vous propose d’acheter des provisions au village. »

Claude fut peu loquace ce jour-là.

Elle devait réfléchir à l’état de sa mère qui la préoccupait, et aussi probablement à son fameux projet, songèrent ses cousins qui auraient donné cher pour le connaître.

« Si nous allions à Kernach ? » proposa François qui pensait distraire ainsi sa cousine de ses soucis.

Claude secoua la tête.

« Non, je n’y tiens pas. Le bateau est prêt, mais je préfère ne pas m’éloigner de la maison tant que je ne suis pas rassurée sur le compte de maman. Si papa téléphonait, les Friol pourraient envoyer Émile nous chercher même à la plage, mais il ne viendrait pas jusqu’à l’île. »

Les enfants flânèrent sans but dans le jardin et rentrèrent seulement pour goûter. Mme Friol leur donna du pain et du beurre sans se faire prier, mais elle n’avait pas préparé de gâteau et il n’y avait plus de chocolat.

Ils mangeaient sans entrain quand ils aperçurent Émile sous la fenêtre, une gamelle à la main. Il la posa sur l’herbe et cria :

« Voilà la pâtée de votre chien ! »

« Il m’a tout l’air d’une pâtée de chien lui-même, dit Mick d’un air dégoûté. Quelle allure mollassonne ! Une vraie méduse.

— Émile la Méduse, chantonna Annie. Est-ce qu’il reste encore des biscuits dans la boîte qui est derrière toi sur le buffet, Claude, s’il te plaît ? »

Claude se leva. Dagobert se glissa au-dehors et vint flairer la gamelle qu’on lui destinait. En revenant du buffet, Claude regarda machinalement dans le jardin et se souvînt tout à coup des menaces d’empoisonnement faites par Mme Friol. Ses cousins sursautèrent en l’entendant rugir : «DAGO ! Ne mange pas ! Ici, Dago ! »

Dagobert remua la queue comme pour signifier qu’il n’en avait jamais eu l’intention. Claude sortit en courant et ramassa le plat de viande crue qu’elle renifla.

« Tu n’y as pas touché, j’espère ? demanda-t-elle anxieusement au chien.

— Non, répondit Mick qui s’était approché de la fenêtre. Je le regardais. Il a flairé le plat, c’est tout. Je parierais qu’il y a de la mort-aux-rats dedans. »

Claude pâlit : »Oh ! Dago… Je savais bien que tu étais intelligent. Ce n’est pas toi qui irais manger de la viande empoisonnée, n’est-ce pas ?

— Ouah ! » répliqua Dagobert d’un ton catégorique. Fléau l’entendit et mit le nez à la porte de la cuisine.

Claude l’appela d’une voix forte :

« Fléau, Fléau ! Viens ici. Dago ne veut pas de son dîner, tu peux le prendre. Allons, viens ! »

Émile se précipita sur les traces de Fléau.

« Ne lui donnez pas ça, dît-il.

— Et pourquoi pas ? demanda Claude. Hein ?

— Il ne mange pas de viande crue, reprit Émile au bout d’une seconde. Il ne mange que des biscuits pour chien.

— C’est un mensonge, cria Claude. Je l’ai vu manger de la viande hier. Ici, Fléau, viens goûter à cette bonne pâtée. »

Émile arracha la gamelle des mains de Claude en montrant les dents presque comme s’il avait envie de la mordre et repartît à fond de train vers la cuisine. Claude s’apprêtait à se lancer à sa poursuite, mais François, qui avait sauté par la fenêtre à l’entrée en scène d’Émile, la retint.

« Ne te fatigue pas, ma vieille, ça ne servirait à rien. À l’heure qu’il est, la pâtée brûle déjà dans la chaudière. À partir de maintenant, nous nourrirons Dagobert nous-mêmes avec de la viande que nous aurons achetée au village. De toute façon tu n’as rien à craindre. Il est bien trop intelligent pour toucher à de la viande empoisonnée.

— Oh ! François, s’il avait vraiment très, très faim… », murmura Claude horriblement pâle maintenant. « Je n’aurais pas laissé Fléau manger cette pâtée, mais je pensais que si elle était réellement empoisonnée, un des Friol accourrait pour empêcher leur chien d’y goûter. Et Émile est venu. C’est une preuve, n’est-ce pas ?

— Oui, dit François, mais n’aie pas peur, Claude. On n’empoisonnera pas Dago si facilement que ça.

— On ne sait jamais, répéta Claude en posant la main sur la tête du chien. Je ne peux pas supporter cette idée.

— N’y pense plus, mon chou, dit François en la ramenant dans la salle à manger. Tiens, prends un biscuit.

— Crois-tu que les Friol essaieront de nous empoisonner nous aussi ? » demanda Annie d’un ton affolé en regardant le biscuit qu’elle tenait à la main comme s’il allait la mordre.

« Mais non, idiote. Ils veulent simplement se débarrasser de Dago parce qu’il nous garde trop bien à leur goût, répondit François. Mange ton biscuit sans crainte, va. Dans un jour ou deux les choses se tasseront d’elles-mêmes, tu verras. »

François voulait réconforter sa petite sœur, mais au fond de lui-même il était inquiet. Il aurait souhaité pouvoir emmener Annie, Mick et Claude chez ses propres parents. Cependant Claude refuserait de les accompagner et on ne pouvait pas la laisser seule aux prises avec les Friol. Non, quand on est amis, on se serre les coudes. Ils resteraient tous ensemble ici, coûte que coûte, jusqu’au retour de leur tante Cécile et de leur oncle Henri.