CHAPITRE IV
 
ÉMOTIONS, ANICROCHES
ET
ESCARMOUCHES

 

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Claude lut la lettre à haute voix. Elle n’était pas très longue et avait visiblement été écrite à la hâte,

                                                                               Ma chère Claude,

L’état de ta mère s’étant aggravé, je l’accompagne à l’hôpital et ne la quitterai que lorsqu’elle ira mieux. Nous serons absents peut-être une semaine entière. Je téléphonerai le matin à neuf heures pour vous donner de ses nouvelles. Mme Friol s’occupera de vous quatre. Essayez de vous en tirer jusqu’à mon retour sans faire trop de bêtises.

Tendresses,                                                                  

                                                                                                  PAPA.

« Oh ! mon Dieu ! » soupira Annie qui se doutait de l’état d’esprit de sa cousine, sachant que Claude adorait sa mère. Elle qui ne pleurait jamais avait pour une fois les larmes aux yeux. C’est qu’il est terrible de rentrer de promenade pour trouver une maison vide, sans père ni mère ; rien qu’une Mme Friol et son Émile.

« C’est affreux », gémit soudain Claude en enfouissant sa tête dans les coussins. « Elle… elle ne reviendra peut-être jamais…

— Ne dis pas de sottises, répliqua François en s’asseyant près d’elle et en l’entourant de son bras. Pourquoi ne reviendrait-elle pas ? Voyons, ton père a dit qu’il resterait avec elle jusqu’à ce qu’elle se rétablisse et il t’explique que ce sera l’affaire d’une semaine au plus. Du courage, ma vieille. Ça ne te ressemble pas de te laisser aller comme ça.

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« Ne dis pas de sottises », répliqua François

en l’entourant de son bras.

 

— Mais je ne lui ai pas dit au revoir, murmura Claude entre deux sanglots, et je l’ai ennuyée avec cette histoire de sandwiches au lieu de m’en occuper. Je veux la rejoindre pour avoir de ses nouvelles tout de suite.

— Tu ne sais même pas où on l’a transportée, et même si tu le savais, tu n’aurais probablement pas l’autorisation d’entrer, dit Mick gentiment. Écoutez, nous devrions goûter, cela nous remettrait d’aplomb.

— Je suis incapable d’avaler une bouchée », rétorqua Claude sauvagement. Dagobert avança le museau pour essayer de lécher ses mains qu’elle tenait enfouies sous sa tête. Il gémit.

« Pauvre Dago, il ne comprend rien à ce qui arrive. Il est bouleversé parce que tu pleures, Claude », murmura Annie.

Claude se redressa aussitôt. Elfe se frotta les yeux, et Dago lui donna un bon coup de langue. Il parut surpris du goût salé des larmes et tenta de se hisser sur ses genoux.

« Pauvre vieux Dag, dit Claude d’une voix redevenue plus normale, allons, calme-toi. J’ai eu un choc, voilà tout, mais je vais mieux maintenant. Ne gémis pas comme ça, bêta, je suis saine et sauve. »

Mais Dagobert restait persuadé que pour pleurer de cette manière Claude devait être blessée ou malade, et il continua à geindre et à la caresser avec sa patte en s’efforçant de monter sur le canapé.

François se dirigea vers la porte.

« Je vais dire à Mme Friol que nous voulons goûter », déclara-t-il en sortant. Les autres le suivirent d’un regard admiratif. Affronter Mme Friol témoignait d’un vrai courage.

Quand François pénétra dans la cuisine, il y trouva Émile, une joue plus rouge que l’autre grâce à la vivacité de Claude, et Mme Friol dont le front était loin d’être serein.

« Si cette gamine touche encore à mon Émile, elle aura de mes nouvelles, déclara-t-elle, menaçante.

— Émile avait bien mérité sa gifle, dit François. Nous voudrions notre goûter, je vous prie.

— J’ai bonne envie de ne rien vous donner du tout », rétorqua Mme Friol. À ce moment son chien vint en grondant vers le jeune garçon. « Tu as raison, Théo. Tu n’aimes pas les gens qui battent mon petit Émile, n’est-ce pas ? » reprit Mme Friol.

François n’avait pas du tout peur de Théo.

« Si vous ne voulez pas nous donner notre goûter, je le prendrai moi-même. Où y a-t-il du pain et du chocolat ? »

Mme Friol regarda le jeune garçon fixement, et François lui rendit regard pour regard. Il avait la ferme intention de ne pas se laisser dominer par cette femme déplaisante. Il souhaitait pouvoir lui dire de s’en aller, mais il savait qu’elle n’en ferait rien et préféra ne pas perdre inutilement sa salive.

Mme Friol se lassa la première : « Je vais préparer votre goûter, mais à la moindre incartade, je ne m’occuperai plus de vos repas.

— Et moi, je préviendrai les gendarmes », lança impulsivement François. Il avait répondu sans réfléchir, du tac au tac, mais s’il fut surpris de sa propre présence d’esprit, il le fut encore plus de la réaction de Mme Friol. Elle eut soudain l’air inquiet.

« Allons, ne dites pas de sottises, reprit-elle d’un ton beaucoup plus courtois. Nous avons eu un choc et nous sommes un peu énervés les uns et les autres, voilà tout… je vais vous apporter votre goûter dans une minute. »

François sortit en se demandant pourquoi le fait d’avoir parlé de la police avait rendu Mme Friol si aimable.

Peut-être craignait-elle que les gendarmes préviennent son oncle et que celui-ci revienne dare-dare pour la renvoyer ? L’oncle Henri se moquait bien de Mme Friol et des gens de son acabit.

Il revint trouver les autres.

« Réjouissez-vous, le goûter arrive. »

Ils se mirent à table sans beaucoup d’entrain. Claude se reprochait maintenant son instant de faiblesse ; Annie était encore toute bouleversée ; Mick avait essayé de remonter le moral du groupe, mais devant l’insuccès de ses efforts pour alléger l’atmosphère, il avait abandonné la partie.

François se montrait grave et prévenant, soudain très « grande personne ».

Dagobert était assis prés de Claude, la tête posée sur son genou. « Je voudrais bien avoir un chien qui m’aime autant », songea Annie. Les grands yeux bruns de Dagobert restaient constamment attachés sur Claude. Le chien ne pensait manifestement qu’à sa petite maîtresse et à son chagrin.

Ils n’auraient pas su dire ce qu’on leur avait servi, mais, quel qu’il fût, le goûter les réconforta. Ils renoncèrent à retourner à la plage ensuite, afin d’être là au cas où on leur téléphonerait des nouvelles de tante Cécile.

Ils s’installèrent donc dans le jardin, prêts à bondir dès que la sonnerie retentirait.

De la cuisine venait un refrain :

Claude la pataude

À pleuré à larmes chaudes

Oh ! Oh ! Oh !…

François se leva et s’approcha de la fenêtre de la cuisine. Émile était seul.

« Émile, venez voir un peu ici, dit François d’un ton sévère. Je veux vous apprendre une autre chanson. Allons, venez.

— Alors, on n’a plus le droit de chanter ce qu’on veut, maintenant ? répliqua Émile sans bouger.

— Oh ! que si ! Mais pas ce genre de chanson. Sortez, je vous attends.

— Pas si bête. Vous avez envie de vous battre.

— Bien sûr. J’ai l’impression que ce sera pour vous une occupation plus saine que de seriner des idioties contre quelqu’un qui a du chagrin. Faut-il que j’entre vous chercher ?

— Maman, maman ! » cria Émile pris de panique. François étendit brusquement le bras et donna au long nez d’Émile une si vive secousse que l’autre poussa un hurlement.

« Lâchez bon dez ! Lâchez bon dez ! Vous be faites bal ! Lâchez-boi ! »

Mme Friol revint à ce moment dans la cuisine et fonça comme une furie sur François qui laissa aller sa proie, mais resta devant la fenêtre.

« Vous n’êtes tous que des galopins ! rugit Mme Friol. Déjà cette fille a giflé Émile et vous avez l’audace de lui tirer le nez ! Quelle mouche vous a piqués ?

— Pas nous, mais Émile, madame Friol, répondit aimablement François. Il serait temps de le soigner. Ce serait votre affaire, évidemment, mais vous n’avez pas l’air de vous en préoccuper.

— Et maintenant vous êtes insolent, rétorqua rageusement Mme Friol outragée.

— Oui, c’est l’effet que produit Émile. Fléau aussi d’ailleurs.

— Fléau ! » cria Mme Friol dont la colère montait de seconde en seconde. « Ce n’est pas le nom de mon chien, vous le savez parfaitement.

— Dommage, il lui conviendrait si bien ! Quand vous l’aurez dressé et bien baigné, nous nous soutiendrons peut-être de son vrai nom », dit courtoisement François en s’éloignant.

Abandonnant Mme Friol à sa fureur, il rejoignit les autres qui le regardèrent avec curiosité. Il paraissait tout d’un coup différent, sévère, résolu, presque intimidant.

« Mes enfants, je crois que la guerre est déclarée, dit-il en s’asseyant dans l’herbe. J’ai tiré le nez de ce gros nigaud d’Émile et « maman » m’a vu faire. À partir d’aujourd’hui, nous n’aurons pas la vie facile. Je doute même que nous réussissions à manger.

— Nous nous débrouillerons toujours, répliqua Claude. Je voudrais bien que Maria revienne. Cette Mme Friol est détestable. Je l’exècre, elle, son fils et son chien.

— Quand on parle de chien… on en voit la queue », s’exclama Mick en saisissant le collier de Dagobert qui s’était mis à gronder. Mais Dago se dégagea et fila comme une flèche à travers la pelouse. Fléau poussa un cri de détresse et tenta de s’enfuir. Trop tard… Dagobert le tenait déjà solidement par la peau du cou et le secouait comme un prunier.

Mme Friol se précipita, un bâton à la main, et tapa sur les combattants sans distinction. François bondit vers le tuyau d’arrosage et Émile se faufila aussitôt à l’intérieur de la maison, le souvenir de ce qui lui était arrivé le matin même étant encore frais dans sa mémoire.

L’eau jaillit, et Dagobert, suffoqué, lâcha le roquet gémissant et tremblant de peur qui chercha refuge dans les jupes de Mme Friol.

« Je finirai par l’empoisonner, votre Dagobert ! lança cette dernière d’un ton furieux à Claude. Cette sale bête attaque toujours mon chien. Surveillez-la, sinon vous ne la reverrez pas. »

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« Lâchez bon dez ! Lâchez bon dez !
Vous be faites bal ! Lâchez-boi ! »

 

Elle disparut dans sa cuisine, et les quatre enfants se réinstallèrent sur l’herbe. Claude était visiblement impressionnée.

« Crois-tu qu’elle essaiera réellement d’empoisonner Dago ? demanda-t-elle d’une voix étranglée à François.

— On ne sait jamais. Elle n’a pas l’air commode, dit François à voix basse. Il serait prudent de ne jamais quitter Dagobert des yeux et de le nourrir nous-mêmes avec ce qui restera de notre déjeuner. »

Claude attira Dago contre elle, horrifiée à l’idée qu’on pût vouloir empoisonner son chien bien-aimé. Mme Friol se conduisait comme une mégère… elle serait peut-être capable de mettre sa menace à exécution, pensait Claude. Si seulement ses parents revenaient… c’était affreux d’être tout-seuls, sans défense.

La sonnerie du téléphone les fit sursauter, et Dago gronda. Claude courut s’emparer du récepteur. Elle entendit la voix de son père et son cœur battit plus vite.

« C’est toi, Claude ? Vous êtes là tous les quatre ? Je n’ai pas pu rester pour vous expliquer ce qui s’était passé.

— Dis, papa, comment va maman ?

— Nous ne serons fixés à son sujet qu’après-demain. Je vous téléphonerai le matin. Je ne reviendrai pas avant qu’elle aille mieux.

— Oh ! papa, c’est affreux, ici, sans toi et maman, gémit la pauvre Claude. Mme Friol est invivable.

— Écoute, Claude, rétorqua son père avec impatience, vous êtes assez grands pour vous débrouiller seuls et vous entendre avec Mme Friol jusqu’à mon retour. Je n’ai pas le temps de m’occuper de vos récriminations. J’ai assez de soucis comme ça.

— Tu penses être absent combien de temps ? Pourrais-je aller voir maman ?

— Non, elle a besoin de repos. Je serai là dès que possible, mais pas avant une quinzaine de jours au moins. Pour l’instant je ne veux pas quitter ta mère. Soyez sages. Au revoir. »

Claude raccrocha et se tourna vers les autres.

« Nous ne serons fixés pour maman qu’après-demain, dit-elle, et il faut que nous supportions Mme Friol jusqu’au retour de papa, délai non précisé… »