CHAPITRE XVI
 
LES FRIOL ONT UNE PEUR BLEUE

 

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Mais les Friol ne s’en allaient pas. Les enfants apercevaient toujours l’un d’entre eux quand ils se hissaient par le trou pour voir où en était la situation. La soirée s’avançait, le crépuscule tomba, mais les Friol ne firent pas mine de partir. François se faufila jusqu’à la plage et découvrit une barque abandonnée sur le sable. Ainsi les Friol avaient réussi à contourner l’île, à longer l’épave, peut-être même à y aborder, puis à débarquer en évitant adroitement les écueils.

« Les Friol ont l’air de vouloir passer la nuit ici, dit François d’un ton lugubre. En fait de réjouissances, il y a mieux. Nous n’avons pas de chance. Nous nous réfugions ici pour échapper aux Friol et à peine sommes-nous installés que les voilà qui nous retombent sur le dos.

— Si on leur faisait peur ? dit Claude, les yeux luisant à la clarté de l’unique bougie allumée dans la grotte.

— Comment ça ? » demanda Mick avec intérêt. Les idées de Claude, même les plus saugrenues, avaient le don de le réjouir.

« Ils campent sûrement dans les oubliettes, puisqu’il n’y a nulle part ailleurs où s’abriter dans le château. Sans quoi nous y serions nous-mêmes. Je n’aimerais pas dormir dans les cachots, mais les Friol ne se montrent probablement pas aussi difficiles.

— Oui, eh bien ? dit Mick.

— Si nous allions pousser un ou deux cris dans les souterrains pour réveiller les échos ? Vous vous souvenez comme ils nous avaient impressionnés ? Il nous avait suffi de dire un mot ou deux et les échos les avaient répétés à l’infini.

— Oui, oui, je me rappelle, lança Annie. Et Dago avait été terrifié quand il avait aboyé. Il était persuadé que des milliers de chiens s’étaient réfugiés là. Il n’osait plus bouger.

— Bravo pour ton idée, Claude. Ce serait un bon tour à jouer aux Friol, conclut François. Si nous pouvions leur faire assez peur pour qu’ils déguerpissent, nous aurions bien travaillé. C’est dit, en route.

— Et Dagobert ? Ne vaudrait-il pas mieux le laisser ici ? demanda Annie.

— Non il montera la garde à l’entrée des souterrains pendant que nous y serons, répondit Claude. Il nous préviendrait si par hasard les véritables contrebandiers débarquaient. Pas question d’aller là-bas sans lui.

— Partons tout de suite, dit François. Il fait noir, mais j’ai ma lampe électrique. Il faudra vérifier d’abord que les Friol sont bien dans les cachots, puis nous commencerons. »

Pas de Friol nulle part, pas de feu de camp ni de lanterne pas un bruit de conversation : ou les Friol s’étaient rembarqués ou ils étaient descendus dans les souterrains. Comme les pierres de l’entrée ne bloquaient plus la porte, les enfants en déduisirent que les Friol étaient bien en bas.

« Écoute, Dago, tu t’installes ici sans bouger jusqu’à notre retour, murmura Claude à Dagobert. Et aboie seulement si tu vois arriver quelqu’un. Sois sage et à tout à l’heure.

— Je crois que je ferais bien de rester avec lui », dit soudain Annie. L’obscurité des souterrains lui paraissait moins que rassurante. « Tu sais, Claude, Dagobert risque d’avoir peur ou de s’ennuyer si on le laisse seul. »

Les autres étouffèrent un petit rire. Ils se doutaient qu’Annie était effrayée. François lui serra affectueusement le bras.

« Tu as une bonne idée, dit-il avec gentillesse. Tiens compagnie à ce brave Dago. »

François, Claude et Mick s’engouffrèrent dans l’escalier qui menait aux oubliettes du vieux château de Kernach. Un an déjà s’était écoulé depuis qu’ils les avaient explorées pour la première fois, à la recherche d’un trésor.

Ils atteignirent enfin les cachots taillés dans le roc. Il y en avait des quantités de dimensions différentes, de très grands et d’autres minuscules, sombres et humides, où jadis on enfermait les malheureux prisonniers.

Les enfants se faufilèrent silencieusement le long des corridors obscurs. François avait emporté un morceau de craie et traçait de temps en temps une marque sur les parois rocheuses pour pouvoir revenir ensuite sans se perdre.

Ils entendirent tous à coup des voix et aperçurent une lueur. Ils s’arrêtèrent pour tenir conseil.

« Ils campent dans la salle où nous avons découvert le trésor l’an dernier, dit François. Quels animaux allons-nous imiter ?

— Une vache, chuchota Mick. Je réussis très bien les meuglements.

— Et moi un mouton, reprit François. Toi, Claude, tu seras un cheval. Tu as le chic pour hennir et renâcler. Commence, Mick. »

Et Mick commença. Caché derrière un pilier, il ouvrit la bouche pour proférer un meuglement lamentable dont les échos s’emparèrent immédiatement. Ce meuglement de vache en détresse s’amplifia et se répercuta sous les voûtes à faire croire que des milliers de vaches erraient dans le labyrinthe souterrain en meuglant en chœur.

« Meu-eu-eu-eu-eu-eu… Meu-eu-eu-eu ! »

Les Friol écoutaient avec stupéfaction ce vacarme inattendu.

« Qu’est-ce que c’est, maman ? » demanda Émile prêt à pleurer. Fléau, terrifié, s’était tapi contre l’une des parois.

« On dirait des vaches, dit M. Friol d’un ton surpris. Ce sont des vaches. Tu ne les entends pas meugler ? Mais comment des vaches se trouvent-elles ici ?

— C’est idiot, répliqua Mme Friol qui commençait à se remettre de sa peur. Des vaches dans ces souterrains ! Tu es fou. Tu vas me dire ensuite qu’il y a des moutons. »

Coïncidence cocasse, François choisit précisément ce moment pour se mettre à bêler. Les échos se renvoyèrent son bêlement lent, et bientôt on eut l’impression que des centaines de pauvres moutons perdus appelaient au secours.

M. Friol se leva d’un bond, blanc comme un linge.

« Ça alors ! des moutons, maintenant, dit-il. Qu’est-ce qui se passe ? Maudits souterrains, je ne les ai jamais aimés. »

« Bê-ê-ê-ê-ê-ê. Bê-ê-ê-ê… »

Un chœur de bêlements sinistres s’élevait de toutes parts. Et Claude se mit à hennir comme un cheval nerveux. La petite fille secoua la tête et lança un hennissement aigu, puis elle tapa du pied. Hennissements et claquements de sabot se répercutèrent à l’envi dans la salle où logeaient les Friol, vingt fois plus fort qu’au départ.

Le pauvre Fléau émit un gémissement affolé. Il était presque mort de peur. Il se tassait contre le sol comme s’il souhaitait y disparaître. Émile agrippa sa mère par le bras.

« Remontons, dit-il. C’est intenable ici. Il y a des centaines de vaches, de chevaux et de moutons fantômes qui rôdent, tu les entends ? Leurs cris me font peur. »

M. Friol s’approcha de la porte et lança d’une voix forte :

« Allez, sortez d’ici, qui que vous soyez ! »

Claude gloussa et s’écria d’un ton caverneux :

« Prenez garde ! » Et les échos rugirent après elle :

« Gare… Gare….. »

M. Friol rentra dans la salle et alluma une deuxième bougie, puis il referma sur lui la lourde porte d’entrée. Ses mains tremblaient.

« Bizarre, tout ça, dit-il. Nous ne resterons pas longtemps ici si ce genre de choses doit se reproduire souvent. »

François, Claude et Mick pouffaient tellement qu’ils n’arrivaient plus à imiter vaches, chevaux et moutons. Claude tenta de grogner comme un cochon et y réussit si bien que Mick faillit s’étouffer. Les grognements se répétèrent à l’infini.

« Partons, murmura François entre deux soubresauts de rire. Si je me retiens encore une minute, je vais éclater. En route. »

« Route, ou-ou-ou-oute ! » soupirèrent les échos.

Leur mouchoir collé sur la bouche, ils s’éloignèrent en s’aidant des repères à la craie tracés à l’aller par François. Ces marques étaient faciles à retrouver à la lueur de sa lampe électrique et permettaient de ne pas s’égarer dans d’autres souterrains.

Les trois complices s’assirent sur les marches à côté d’Annie et de Dagobert et racontèrent, en riant, ce qu’ils avaient fait.

« Nous avons entendu papa Friol nous crier de nous en aller, dit Claude, et il avait l’air mort de peur. Quant à Fléau, il n’a pas poussé le plus petit grognement. Je parie que les Friol vont déguerpir demain après pareille séance. Ils ont dû avoir une peur bleue.

— Oui, dit François. Nous nous en sommes très bien tirés. C’était magnifique. Dommage que je me sois mis à rire. J’avais l’intention de barrir comme un éléphant. Les échos s’y seraient bien prêtés.

— C’est tout de même bizarre que les Friol soient venus dans l’ile, dit Mick d’un ton pensif, Ils ont quitté la maison, mais pas pour nous chercher… Ils doivent être en rapport avec les contrebandiers.

 

Mme Friol s’est engagée chez ta mère probablement pour être à proximité de l’île le moment venu, quand les contrebandiers auront besoin de son aide, tu ne crois pas, Claude ?

— Alors nous pourrions revenir à la maison ? » suggéra Annie qui tenait beaucoup moins à vivre dans sa chère île maintenant qu’elle était envahie par les Friol.

« Revenir ? Juste au moment où une aventure commence ! s’écria Claude avec dédain. Tu es stupide, Annie. Rentre si tu veux, mais je suis sûre que personne ne voudra t’accompagner.

— Mais non, Annie restera avec nous », dit François, sachant que sa petite sœur serait peinée si on lui disait de s’en aller seule. « Ce sont les Friol qui déguerpiront, n’ayez crainte.

— On va se coucher ? » proposa Annie qui avait grande envie de retrouver la grotte paisible et la lueur rassurante de la bougie. Ils se levèrent donc et traversèrent la cour du château jusqu’au petit rempart qui en faisait le tour. Ils l’escaladèrent et se dirigèrent vers le bord de la falaise. François alluma sa lampe électrique quand ils furent à bonne distance des ruines, car il était impossible de bien distinguer le sol dans l’obscurité et il redoutait que l’un d’entre eux ne tombât par le trou au lieu d’y descendre, comme il se devait, par la corde à nœuds.

François resta au bord du trou le dernier pour éclairer les autres. Il leva la tête machinalement vers la mer et s’immobilisa sur place.

Il y avait une lumière au large et cette lumière s’éteignait et se rallumait sans arrêt. François scruta l’obscurité. Il se demandait si ces signaux venaient d’un bateau, à quelle distance de l’ile pouvait se trouver ce bateau et pourquoi on lançait ces signaux. On avait dû apercevoir de là-bas sa lampe électrique.

« On veut peut-être déposer d’autres marchandises sur l’épave pour les Friol, songea-t-il. J’aimerais y aller voir, mais c’est dangereux à faire de jour, nous risquerions d’être aperçus. »

Les signaux se répétèrent pendant un bon moment, comme si l’on transmettait un message. François ne réussit pas à le déchiffrer. Mais ce devait être un signal convenu avec les Friol.

« En tout cas, ils ne le verront pas ce soir, songea François en riant sous cape quand la lumière s’éteignit définitivement. La famille Friol a bien trop peur des vaches, chevaux et moutons qui hantent les souterrains pour sortir se promener cette nuit. »

François avait raison. Les Friol ne bougèrent pas de leurs oubliettes. Rien au monde n’aurait pu les faire quitter leur retraite avant le jour.