CHAPITRE XVIII
 
UN PRISONNIER INATTENDU

 

img30.png

Les Friol contemplaient leur fils comme s’il était devenu fou.

« Des vaches ? Qui lancent quoi ? dit finalement Mme Friol. Qu’est-ce que tu entends par là ? Les vaches ne peuvent rien lancer.

— Celles-là si », répliqua Émile qui exagéra aussitôt pour se faire plaindre. « Elles étaient horribles. Il y en avait des centaines, avec des cornes grandes comme des défenses d’éléphant, et elles meuglaient. Et elles nous ont lancé des pierres à Théo et à moi. Il était terrifié et moi aussi. J’ai lâché les coussins que je tenais et j’ai couru me cacher.

— Où sont-ils, ces coussins ? dit M. Friol en regardant autour de lui. Je n’en vois pas. Tu vas nous raconter aussi que les vaches les ont mangés.

— Tu n’as rien descendu dans le souterrain ? demanda Mme Friol. Le cellier est vide. »

Émile émergea avec prudence de sa retraite.

« Je n’ai touché à rien. J’ai laissé tomber les coussins à peu près à l’endroit où vous êtes. Qu’est-ce-qui leur est arrivé ?

— Voyez-moi ça, il s’en est passé des choses pendant que nous étions partis. Quelqu’un a dû prendre les coussins et le reste, dit M. Friol d’une voix étonnée. Où les a-t-on mis ?

— Ce sont les vaches, papa », dit Émile en inspectant les environs comme s’il s’attendait à voir des vaches emportant plein leurs pattes d’argenterie, de couvertures et de coussins.

« Cesse de nous rebattre les oreilles de cette histoire de vaches, s’écria Mme Friol qui perdait patience, Il n’y en a pas sur cette île, tu le sais, puisque nous avons cherché ce matin. Ce que nous avons entendu cette nuit devait être une espèce d’écho. Non, mon garçon… tout ça me paraît bizarre. J’ai l’impression qu’il y a d’autres gens que nous ici. »

Un gémissement lugubre s’éleva en réponse. C’était Fléau, affolé à l’idée de rester seul dans les oubliettes et terrifié à la pensée de remonter.

« Pauvre agneau », dit Mme Friol qui avait l’air d’aimer Fléau plus que tout au monde. « Qu’est-ce qu’il a ? »

Fléau émit un gémissement encore plus lugubre et Mme Friol dégringola les marches à sa rescousse. M. Friol la suivit et Émile n’hésita pas une seconde à en faire autant.

« Vite ! » lança François en se redressant, « Viens m’aider, Mick, nous avons juste le temps de prendre la valise. »

Les deux garçons s’élancèrent dans la cour, saisirent chacun une des poignées de la valise et revinrent en trébuchant vers Claude.

« Nous l’emportons à la grotte, murmura François. Reste là pour nous dire comment ils réagiront. »

Les garçons disparurent le long de la falaise, et Claude se réinstalla derrière son buisson. M. Friol remonta quelques minutes plus tard pour chercher la valise. Il fut stupéfait quand il s’aperçut qu’elle n’était plus là. Il hurla :

« Angèle ! La valise a disparu ! »

Mme Friol était déjà dans l’escalier, Fléau sur ses talons et Émile sur les talons de Fléau. Elle examina le terrain.

« Disparu ? s’exclama-t-elle. Partie ? Où ça ?

— C’est ce que j’aimerais savoir, dit M. Friol Nous la laissons seule une minute et hop ! elle s’en va. Toute seule, comme le reste.

— Tu m’en diras tant ! Il y a quelqu’un sur cette île, j’en suis persuadée, répliqua Mme Friol. Et j’ai l’intention de savoir qui c’est. Tu as ton revolver ?

— Oui, dit M. Friol en tâtant sa ceinture. Prends un bon gourdin, et, avec Théo, c’est bien le diable si nous n’arrivons pas à découvrir qui essaie de nous jouer des tours. Ou je ne m’appelle pas Friol. »

Claude s’éloigna furtivement pour prévenir les autres. Avant de se laisser glisser dans le trou, elle ramena une touffe de ronces pour masquer l’entrée de la grotte, puis elle descendit raconter aux autres ce qu’elle avait entendu.

François avait essayé d’ouvrir la valise sans succès, car elle était toujours cadenassée.

Il leva la tête quand Claude, hors d’haleine, eut fini son récit.

« Nous n’avons rien à craindre, à moins qu’un des Friol ne tombe par le trou, dit-il. Maintenant, silence tout le monde, même toi, Dagobert. »

Au bout d’un moment l’aboiement de Fléau retentit dans le lointain. « Chut, fit François. Ils se rapprochent. »

Les Friol examinaient de nouveau le sommet de la falaise, buisson par buisson. Ils atteignirent bientôt le gros bouquet d’ajoncs qui avait si souvent servi de cachette aux enfants et remarquèrent l’herbe piétinée.

« Il y a eu des gens ici, dit M. Friol. Je me demande s’ils ne seraient pas au milieu de ce fourré. Une armée pourrait s’y dissimuler. Angèle, prends mon revolver pendant que j’essaie d’y aller voir. »

Émile continua à vagabonder de son côté, persuadé que personne ne serait assez fou pour vivre au milieu d’un pareil fouillis d’épines. Il se dirigea vers la falaise et soudain, à son grand effroi, il s’aperçut qu’il tombait. Ses jambes disparurent dans un trou, il agrippa des ronces au passage, mais ne réussit pas à se retenir. Il glissa toujours plus vite, toujours plus bas et… boum !

Émile venait de choir par le trou de la grotte. Il apparut tout d’un coup devant les enfants sidérés et atterrit en boule dans le sable sec. Dago lui sauta dessus avec un grondement terrifiant, mais Claude le rattrapa juste à temps par le collier.

Émile était paralysé à moitié par sa chute et sa frayeur. Il resta étendu sur le sol en gémissant, les yeux fermés.

Les enfants le contemplèrent puis s’entre-regardèrent. Désorientés, ils ne savaient plus que faire ni que dire. Dago grondait férocement, si férocement qu’Émile ouvrit les yeux et découvrit avec surprise et horreur les quatre enfants et leur chien.

Il ouvrit alors la bouche pour appeler au secours, mais la main de François s’appliqua aussitôt dessus.

« Un cri et je laisse Dagobert goûter à votre anatomie », dit François d’une voix pour le moins aussi féroce que le grondement de Dagobert. « Compris ? Vous voulez essayer ? Dag n’attend que ça.

— Non, je ne crierai pas », dit Émile si bas que les autres l’entendirent à peine. « Retenez votre chien. Je vous promets de ne pas crier. »

Claude se tourna vers Dagobert :

« Écoute-moi bien, Dago. Si ce garçon crie, tu lui sautes dessus. Couche-toi à côté de lui et montre-lui tes grandes dents. Tu peux le mordre où tu veux s’il émet le plus petit hurlement.

— Ouah », fit Dagobert d’un air satisfait.

Il s’installa près d’Émile qui essaya de reculer. Mais Dago avançait d’autant.

Émile leva la tête vers les enfants.

« Qu’est-ce que vous fabriquez dans cette île ? On croyait que vous étiez repartis chez vous. 

img31.png
Émile apparut tout à coup devant les enfants sidérés.

 

— Cette île nous appartient, répliqua Claude d’un ton coupant. Nous avons parfaitement le droit d’y être si ça nous plaît, mais pas vous. Pourquoi êtes-vous venus ici, vous et vos parents ?

— Sais pas, répondit Émile avec humeur.

— Vous feriez aussi bien de nous le dire, reprit François. Impossible de rien nous cacher : vous êtes de mèche avec les contrebandiers. »

Émile était ahuri.

« Des contrebandiers ? Ça alors ! Papa et maman ne m’ont rien dit. Je ne veux pas avoir affaire à des contrebandiers.

— Ils ne vous ont rien dit du tout ? insista Mick. Ils ne vous ont pas expliqué pourquoi vous veniez dans l’île ?

— Non, répondit Émile d’un ton outragé. Papa et maman ne sont pas chics avec moi. Ils ne me racontent jamais rien. Je n’ai qu’à obéir, un point, c’est tout. Je ne connaissais pas cette histoire de contrebande, je vous le garantis. »

Émile était certainement sincère.

« Je ne suis pas surpris qu’ils n’aient pas mis cette chère Méduse dans le secret, conclut François. Il n’aurait rien eu de plus pressé que de le redire à tout le monde. Eh bien, nous, nous savons au moins qu’il s’agit de contrebande.

—Laissez-moi partir, reprit Émile boudeur. Vous n’avez pas le droit de me retenir de force.

— Pas question, lança Claude. Vous êtes notre prisonnier. Si nous vous relâchions, vous iriez immédiatement prévenir vos parents que nous sommes ici et nous ne voulons pas de ça. Nous avons la ferme intention de déjouer leurs petites combinaisons, voyez-vous. »

Émile voyait très bien. Trop bien même. Il commençait à se sentir mal à l’aise.

« C’est vous qui avez ramassé les coussins et le reste ? demanda-t-il.

— Oh ! non, cher Émile, c’étaient les vaches, répliqua Mick. Vous ne vous rappelez pas avoir parlé à votre mère des centaines de vaches qui vous avaient mugi au nez, qui vous avaient bombardé à coups de mottes de terre et qui ont volé les coussins que vous aviez lâchés ? Vous n’avez tout de même pas déjà oublié vos vaches ?

— Comme c’est spirituel ! dit Émile maussade. Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? Je ne resterai pas ici, c’est net.

— Mais si, chère Méduse, répliqua François. Vous y resterez jusqu’à ce que nous vous laissions partir, c’est-à-dire pas avant que nous ayons liquidé cette petite histoire de contrebande. Et souvenez-vous que Dagobert est là pour punir la moindre incartade de votre part.

— Vous êtes tous abominables, dit Émile en voyant qu’il en était réduit à obéir aux quatre enfants. Papa et maman vont être furieux contre vous. »

À l’heure présente, son papa et sa maman en étaient au stade de l’extrême stupéfaction. Il n’y avait évidemment personne dans le fourré et quand M. Friol resurgit d’entre les épines, écorché et saignant, il avait cherché Émile. Mais Émile n’était pas là.

« Où a bien pu filer ce gamin ? » dit-il. Et il l’appela. Mais Émile ne répondit pas. Les Friol passèrent un bon bout de temps à explorer falaise et souterrains. Mme Friol était convaincue que le pauvre Émile s’était perdu dans les oubliettes et elle avait essayé d’envoyer Fléau sur sa piste. Mais Fléau n’était pas allé plus loin que la première salle. Il se souvenait des bruits bizarres de la nuit précédente et ne tenait nullement à s’enfoncer dans ces ténèbres mystérieuses.

Une fois la question Émile réglée, François s’occupa de la petite valise.

« Il faut trouver un moyen de l’ouvrir, dit-il. Je suis persuadé qu’il y a de la contrebande dedans, mais je me demande bien de quelle nature.

— Démolis les serrures », suggéra Mick.

François tapa alternativement sur chaque serrure avec un galet et réussit finalement à en faire céder une. L’autre ne tarda pas à en faire autant, et les enfants soulevèrent le couvercle.

Sur le dessus était pliée une couverture d’enfant ornée de petits lapins blancs brodés. François la retira, sûr de voir apparaître les fameuses marchandises. Mais à sa grande surprise, il n’y avait que des vêtements d’enfant.

Il les déplia. Il y avait deux chandails bleus, une jupe également bleue, des sous-vêtements et un manteau chaud. Et au fond de la valise, on avait placé des poupées et un ours en peluche.

« C’est fantastique ! s’exclama François. À qui ces vêtements sont-ils destinés ? Pourquoi les Friol les ont-ils apportés ici ?… Et pourquoi les contrebandiers les avaient-ils déposés sur l’épave ? Je n’y comprends rien, et vous ? »

Émile était aussi étonné que les autres. Il s’était attendu comme eux à trouver des marchandises de valeur. Claude et Annie sortirent les poupées de la valise. Annie les serra contre elle. Claude n’aimait pas les poupées, mais Annie en raffolait.

« À qui peuvent-elles appartenir ? dit-elle. Leur propriétaire doit être toute triste de les avoir perdues. C’est bizarre, n’est-ce pas, François ? Pourquoi introduire en cachette une valise pleine de vêtements et de jouets dans l’île de Kernach ? »