CHAPITRE IX
 
UNE NUIT BIEN EMPLOYÉE

 

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Les vagues clapotaient autour de la coque. Au bout d’une minute, Claude dit joyeusement :

« Oh ! François, tu ne dis pas ça pour rire ? Vous viendriez vraiment avec moi ? J’avais très peur de me faire attraper puisque papa m’avait recommandé de ne pas quitter la maison jusqu’à son retour. Et tu sais comme il a horreur d’être désobéi. Mais je pensais que si je restais, vous voudriez rester aussi et cela m’ennuyait de gâcher vos vacances. J’étais persuadée que vous refuseriez de m’accompagner pour ne pas être grondés. Je ne vous en ai pas parlé à cause de ça.

— Ma vieille, il y a des jours où tu deviens plus bête qu’il n’est permis. Une punition n’a rien de bien terrible quand on n’est pas seul à la subir et ce n’est pas ça qui nous fera jamais hésiter, du moment que nous restons solidaires les uns des autres. C’est dit, nous partons demain avec toi. Je prends l’entière responsabilité de notre escapade et je m’expliquerai avec ton père quand il reviendra.

— Pas du tout ! Je lui dirai que l’idée vient de moi. Je n’ai pas l’habitude de renier mes sottises.

— Nous discuterons plus tard. Nous aurons au moins une semaine pour régler la question une fois que nous serons dans l’île. Le plus urgent, maintenant, c’est de rentrer réveiller les autres pour les mettre au courant de ton plan. Il est excellent, tu sais. »

Claude était ravie.

« J’ai bonne envie de t’embrasser, François, s’écria-t-elle. Où sont les rames ? Ah ! les voilà. Nous avons drôlement dérivé. »

Elle rama vigoureusement vers le rivage. François sauta dans l’eau et tira le bateau au sec avec l’aide de sa cousine. Il poussa une exclamation en apercevant le fond de la barque à la lueur de sa lampe électrique.

« Hé là, que de vivres ! Du pain, du jambon, du beurre ! Comment as-tu réussi à prendre ce butin sous le nez de Mme Friol ? Tu as visité le garde-manger pendant que nous dormions ?

— Oui. M. Friol avait dû monter coucher au premier étage ou il est reparti en mer. En tout cas il n’y avait personne dans la cuisine quand j’y suis allée, même pas Fléau.

— Laissons tout ça dans le coffre du bateau. Personne n’aura l’idée d’y regarder. Il nous faudra d’ailleurs bien plus de provisions pour nous cinq si nous restons un bout de temps dans l’île. »

Ils retournèrent gaiement vers la maison. François avait retroussé bien haut les pans trempés de sa robe de chambre, qui le gênaient pour marcher. Dagobert gambadait comme si ces allées et venues en pleine nuit n’avaient rien que de naturel.

En arrivant ils réveillèrent aussitôt les deux autres qui furent stupéfaits d’apprendre ce qui s’était passé pendant qu’ils dormaient. Transportée de joie à l’idée de vivre dans l’île avec ses frères et sa cousine, Annie oublia toute prudence et claironna : « C’est magnifique ! Quand je pense…

— Chu-u-u-ut ! soufflèrent trois voix furieuses. Tu vas réveiller les Friol.

— Oh ! pardon ! reprit-elle plus bas, mais c’est tellement merveilleux. »

Ils tinrent un conseil de guerre.

« Si nous restons là-bas une dizaine de jours, il nous faudra pas mal de provisions, dit François. Où les trouver, voilà la question. En admettant même que nous emportions le contenu du garde-manger, je doute que cela suffise. Nous avons bon appétit, les uns et les autres.

— Écoutez, j’ai une idée, s’écria soudain Claude, il y a dans la chambre de maman un placard où elle range des réserves au cas où le mauvais temps nous bloquerait dans la maison. C’est déjà arrivé une ou deux fois quand l’hiver est dur. Et je connais l’endroit où maman met ses clefs. Nous pourrions peut-être puiser dans le stock ?

— Bien sûr, répliqua François avec enthousiasme. Tante Cécile n’en sera certainement pas fâchée. Et de toute façon nous établirons la liste de ce que nous aurons pris et nous pourrons tout racheter si elle le désire. Ce sera bientôt mon anniversaire et on me donnera probablement de l’argent.

— Où est la clef ? demanda Mick.

— Dans la chambre de maman. Venez la chercher avec moi. J’espère qu’elle ne l’aura pas emportée. »

Mais quand elle avait quitté la maison, la mère de Claude était bien trop souffrante pour songer à pareil détail. Claude plongea la main au fond d’un tiroir de sa commode et sortit deux ou trois clefs attachées ensemble par un fil. Elle les essaya. La deuxième ouvrit la porte du fameux placard.

François en éclaira l’intérieur avec sa lampe électrique. Des boîtes de conserves de toutes sortes alignées en bon ordre garnissaient les rayons du haut en bas.

« Nous sommes parés, s’écria Mick, les yeux brillants. Du lait condensé, du corned-beef, des sardines, des petits pois ! Et même des biscuits !

— Oui, dit François, nous avons de la chance. Prenons-en le plus possible. Sais-tu où nous pourrions trouver un sac ou deux, Claude, s’il te plaît ? »

Les boites s’entassèrent sans bruit dans deux sacs. La porte du placard fut refermée et les enfants revinrent dans leur chambre.

« Voilà le problème le plus important résolu, déclara François. Nous inspecterons le garde-manger et emporterons pain et gâteaux s’il y en a. La question nourriture étant réglée, il reste celle de l’eau. Y en a-t-il dans l’île, à ton avis, Claude ?

— Même s’il y en a dans le vieux puits, comme nous n’avons ni chaîne ni seau, nous ne pourrons pas en tirer. J’avais rempli une bonbonne, mais puisque vous venez aussi, elle ne suffira pas. Mieux vaudrait en emporter encore deux ou trois. Il y a plusieurs bonbonnes neuves dans la resserre. »

Ils remplirent donc quelques bonbonnes qu’ils placèrent près des sacs de provisions. Faire tous ces préparatifs en pleine nuit était follement amusant. Annie avait du mal à parler bas, et c’était merveille que Dagobert n’eût pas déjà aboyé, car il partageait l’excitation générale.

Le garde-manger recelait des richesses : en l’occurrence un plat de cakes cuits le jour même, qui allèrent rejoindre le tas déposé dans le jardin, et un gigot que Claude enveloppa soigneusement dans un torchon propre avant de lui faire prendre le même chemin, en disant sévèrement à Dago que s’il osait seulement le renifler, elle ne l’emmènerait pas dans l’île.

« Mon petit réchaud de camping est déjà dans le bateau, chuchota Claude, j’avais acheté l’alcool à cause de lui, naturellement, et les allumettes aussi. Vous n’aviez pas deviné, n’est-ce pas ? Que diriez-vous d’emporter des bougies ? Nos lampes électriques s’useront vite si nous nous en servons tout le temps. »

Les enfants découvrirent un paquet de bougies dans le placard de la cuisine et s’emparèrent d’une bouilloire, d’une poêle à frire, de couteaux, fourchettes et cuillers usagés, sans compter de multiples objets qui pourraient leur être utiles. Ils firent également main basse sur une provision de bouteilles de limonade visiblement réservées par les Friol à leur usage personnel.

« Achetées avec l’argent de maman, bien entendu, grommela Claude. Prenons-les. Ce sera très rafraîchissant par temps de grosse chaleur.

— Où dormirons-nous ? dit François. Au milieu des ruines, dans la petite salle qui a encore toit et murs intacts ?

— Oui, c’est là que j’avais pensé m’installer. Il y a de la bruyère en quantité pour faire des matelas Avec une ou deux couvertures nous aurons des lits parfaits.

— Il faut prendre le plus de couvertures possible et quelques coussins pour servir d’oreillers, conclut François. Décidément notre expédition s’annonce bien. Je ne me suis jamais senti si heureux. J’ai l’impression d’être un prisonnier en train de s’évader. Imaginez un peu la tête des Friol quand ils s’apercevront que nous sommes partis !

— C’est vrai, répondit Claude d’un ton soucieux. Que leur dirons-nous ? Il ne faudrait pas qu’ils envoient des gens nous chercher. Mieux vaudrait qu’ils ignorent où nous sommes.

— Nous réfléchirons tout à l’heure, dît Mick. Pour l’instant transportons plutôt notre chargement dans le bateau tout de suite pour profiter de l’obscurité. Le jour ne tardera pas à se lever.

— Transporter ? oui, mais comment ? » lança Annie qui était en contemplation devant la pyramide amoncelée dans le jardin. « Nous n’y arriverons jamais. »

Le tas était impressionnant, certes, mais comme d’habitude François n’était jamais à bout de ressources.

« Y a-t-il des brouettes quelque part ? demanda-t-il à Claude. Si nous pouvions tout mettre dans deux brouettes, nous n’aurions qu’un seul voyage à faire. En roulant sur le bord de la route, nous avancerons sans bruit à cause du sable.

— C’est une idée magnifique, s’écria Claude. Je regrette de ne pas l’avoir eue. J’ai dû aller au moins cinq fois au canot pour y porter mes affaires. Les brouettes sont rangées dans l’appentis. Il y en a deux, dont une qui grince, mais pas assez pour réveiller les gens, j’espère. »

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En roulant sur le bord de la route, nous
avancerons sans bruit à cause du sable.

Fléau, couché dans la chambre de Mme Friol, entendît bien le gémissement de la brouette. Il pointa les oreilles et gronda tout bas, mais il n’osa pas aboyer de peur d’attirer l’attention de Dagobert. Mme Friol n’entendit ni grincement ni grondement. Elle continua à dormir d’un sommeil sans rêve et ne se douta pas une seconde de l’activité insolite qu’on déployait au rez-de-chaussée.

Une fois le chargement arrimé dans le bateau, les enfants hésitèrent à tout abandonner sans surveillance. Finalement ils décidèrent de laisser Mick en sentinelle, installé sur les couvertures. Ils se concertèrent un instant avant de se séparer.

« J’espère que nous n’avons rien oublié, dit Claude en fronçant les sourcils. Ah ! si ! Nous n’avons pas pris d’ouvre-boîtes ni d’ouvre-bouteilles pour la limonade. Les bouteilles sont fermées par des capsules.

— Tu fais bien d’y penser. J’en ai vu dans le tiroir du buffet, répondit François. À tout à l’heure, Mick. Nous reviendrons aussitôt que possible. Il faut que nous attendions l’ouverture de la boulangerie, parce que nous n’avons que très peu de pain. Nous achèterons aussi un bel os pour Dago. Claude a déjà des biscuits pour lui. »

Ils repartirent vers la maison avec Dagobert tandis que Mick se blottissait confortablement sous ses couvertures. Il s’endormit peu après, le nez tourné vers les étoiles qui ne devaient pas tarder à pâlir.

Les trois autres discutèrent de ce qu’ils diraient aux Friol.

« Si vous voulez m’en croire, nous ne leur dirons rien du tout, conclut François. Je ne tiens nullement à mentir délibérément et je n’ai pas l’intention de leur dire la vérité. Voici ce que je propose : il y a un train qui passe à huit heures. C’est celui que nous prendrions si nous rentrions chez nos parents. Nous placerons un indicateur ouvert sur la table de la salle à manger comme si nous avions regardé l’heure des trains, et nous nous en irons par le sentier de la lande qui mène à la gare.

— Oh ! oui, s’écria Annie. Les Friol croiront que nous sommes repartis chez nous. Ils ne se douteront jamais que nous sommes installés dans l’île.

— Je suis d’accord, acquiesça Claude. Mais comment savoir quand papa et maman reviendront ?

— Tu connais sûrement quelqu’un en qui tu peux avoir confiance et qui nous préviendrait ? dit François.

— Oui, Loïc, le pêcheur qui s’est occupé de Dago quand papa n’en voulait pas à la maison. Il ne nous trahira pas.

— Nous passerons le voir en repartant, reprit François. Maintenant occupons-nous de l’indicateur. »

Ils cherchèrent l’indicateur, l’ouvrirent à la bonne page et soulignèrent l’heure du train qu’ils étaient censés prendre. Ils mirent dans leurs poches ouvre-boîtes et ouvre-bouteilles, plus deux ou trois boîtes d’allumettes supplémentaires découvertes par François qui craignait d’en manquer :

L’aube était venue pendant ce temps, et la maison était inondée de soleil.

« Je me demande si la boulangerie est déjà ouverte, dit François. Autant y aller maintenant, il est déjà six heures. »

La boulangerie n’était pas ouverte officiellement, mais les pains étaient cuits, et le patron prenait le frais sur le pas de sa porte. Il venait de terminer la fournée de nuit et sourit à ses jeunes clients.

« Vous voilà levés de bonne heure, dit-il. Vous voulez du pain ? Combien vous en faut-il ? Six kilos ? Et pour quoi faire ?

— Pour les manger », répondît Claude en riant. François paya et tous les trois se dirigèrent vers la boucherie. La boutique était encore fermée, elle aussi, mais le boucher balayait le devant de sa maison.

« Pourrions-nous avoir un très gros os pour Dago, s’il vous plaît ? » demanda Claude. Elle en acheta un énorme dont la vue mit Dagobert en appétit. Un os pareil lui durerait plusieurs jours au moins.

« Déposons tout cela dans le bateau, dit François, puis retournons à la maison et soyons aussi bruyants que possible pour attirer l’attention des Friol. Ensuite nous nous en irons par la route de la lande et nous n’aurons plus qu’à espérer que les Friol nous croient partis pour la gare. »

Ils réveillèrent Mick qui dormait toujours comme un bienheureux et arrimèrent leur cargaison, os et pain compris.

« Rame jusqu’à la première petite crique, dit Claude à Mick. Là-bas personne ne pourra nous voir de la plage. Comme les pêcheurs sont tous en mer, on ne s’apercevra pas de notre départ si nous faisons vite. Nous te rejoindrons dans une heure environ. »

Ils revinrent à la maison et menèrent grand tapage comme s’ils sortaient seulement de leur lit. Claude siffla Dagobert, et François entonna une chanson, Après maint claquement de porte, ils se dirigèrent vers la lande juste en face de la fenêtre de la cuisine.

« Pourvu que les Friol ne remarquent pas l’absence de Mick, dit François en voyant Émile qui les observait de la cuisine. Ils penseront peut-être qu’il est parti devant. »

Ils continuèrent sur le sentier jusqu’à une collinette qui formait un bon abri contre tout regard indiscret. Ils empruntèrent alors un autre sentier qui les ramenait sans être vus jusqu’à la crique où les attendait anxieusement Mick.

« Ohé, du bateau ! cria François avec allégresse. À nous l’aventure ! »