CHAPITRE V
RENCONTRE NOCTURNE
Ce soir-là Mme Friol était d’une humeur telle qu’elle ne prépara rien pour le dîner des enfants. François se rendit à la cuisine pour réclamer, mais trouva porte close.
Il revint mélancoliquement vers les autres car ils mouraient tous de faim.
« Cette femme est décidément impossible. Elle a bouclé la porte de la cuisine, dit-il. Je crois que nous devrons nous passer de dîner ce soir.
— Attendons qu’elle se soit couchée, suggéra Claude. Nous découvrirons bien quelque chose dans le garde-manger. »
Ils se mirent donc au lit le ventre vide. François fit le guet. Quand il eut entendu monter Émile et Mme Friol, et quand il fut certain qu’ils étaient dans leurs chambres, il descendît silencieusement à la cuisine.
Il y faisait noir et François s’apprêtait à allumer la lumière quand il perçut un bruit de respiration. Était-ce Fléau ? Non, on aurait dit la respiration d’un être humain.
Surpris et un peu effrayé, François hésita une seconde, la main sur le commutateur. Ce ne pouvait être un cambrioleur, les cambrioleurs n’ayant pas pour coutume de s’endormir dans les maisons qu’ils viennent piller. Ce n’était certainement pas Mme Friol ni Émile. Qui était-ce ?
Il tourna le bouton. La cuisine fut inondée de lumière et il aperçut un petit homme étendu sur le divan, profondément endormi, la bouche ouverte.
Il n’était pas très plaisant à regarder. À en juger par l’état de ses joues et de son menton, il n’avait pas dû se raser depuis plusieurs jours. Il ne s’était pas lavé non plus pendant un laps de temps encore plus considérable, car ses mains étaient sales et ses ongles noirs. Ses cheveux hirsutes étaient trop longs. Son nez ressemblait à celui d’Émile.
« Ce doit être le père de ce cher Émile, songea François. Quelle allure ! Pas étonnant que le pauvre garçon soit si stupide avec des parents pareils. »
L’homme ronfla. François se demandait quoi faire. Il voulait atteindre le garde-manger, mais d’autre part il ne tenait pas à s’attirer des histoires en réveillant cet inconnu. Il n’avait aucun moyen de le mettre à la porte. D’ailleurs son oncle et sa tante avaient peut-être autorisé Mme Friol à laisser venir son mari de temps à autre, qui sait ? Bien que ce fût douteux.
François avait faim. À l’idée des bonnes choses qui devaient se trouver dans le garde-manger, il éteignit la lumière et s’avança dans le noir. Il ouvrit la porte et promena ses doigts à tâtons sur les rayons. Il rencontra un plat qui paraissait contenir un pâté. Il renifla. Oui, c’était un pâté de viande. Miam !
Il continua ses recherches à l’aveuglette et atteignît une série d’objets plats et ronds, collants au centre. Probablement des tartelettes à la confiture. Pâté et tartelettes, voilà un menu satisfaisant pour quatre enfants affamés. François équilibra les tartelettes sur le pâté et referma la porte du garde-manger avec le pied. Puis il commença la traversée de la pièce en sens inverse.
Mais il se trompa de direction et la malchance voulut qu’il vînt buter dans le divan. Le choc déséquilibra les tartes et l’une d’elles glissa droit dans la bouche du dormeur qui s’éveilla en sursaut.
« Flûte ! » murmura François en reculant aussi doucement que possible avec l’espoir que l’homme se retournerait de l’autre côté et se rendormirait. Mais celui-ci avait été tiré de sa torpeur par le contact de la tarte gluante et se redressait déjà.
« Qui est-ce ? C’est toi, Émile ? Qu’est-ce que tu fais ici ? »
François continua à progresser sans rien dire dans ce qu’il espérait être la direction de la porte.
L’homme alla en trébuchant vers le commutateur et alluma l’électricité. Il contempla François avec stupéfaction.
« Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Exactement la question que je voulais vous poser, répondit le jeune garçon sans se démonter. Qu’est-ce que vous faîtes dans la cuisine de mon oncle ?
— J’y suis parce que j’ai le droit d’y être, répliqua l’homme d’une voix désagréable. Ma femme est employée ici. Mon bateau est au port et je suis en permission. Votre oncle est d’accord avec ma femme pour que je vienne ici, voilà tout. »
C’était bien ce qu’avait redouté François. Dire qu’il y aurait désormais non seulement une mère et un fils Friol, mais aussi un père Friol. La vie ne serait plus tenable.
« J’en parlerai à mon oncle quand il téléphonera demain matin, reprit François. Maintenant, laissez-moi passer, je vous prie, je veux monter.
— Eh là, pas si vite, dit M. Friol en apercevant le pâté et les tartelettes. Vous avez mis le garde-manger au pillage, à ce que je vois. C’est du joli. »
François n’avait aucune envie de discuter la question avec M, Friol qui se croyait visiblement maître de la situation.
« Laissez-moi passer, répéta-t-il, nous discuterons demain quand j’aurai parlé à mon oncle. »
M. Friol n’avait pas du tout l’air de vouloir libérer le chemin.
Il dévisageait François avec un sourire sarcastique sur son visage mal rasé. Il n’était guère plus grand que le garçonnet.
François siffla. Il y eut un poum à l’étage au-dessus : Dagobert descendait du lit de Claude. Puis un bruit de pattes retentit le long de l’escalier et du couloir. Dago arrivait à la rescousse.
Il flaira M. Friol, se hérissa et découvrit les dents en grondant. M. Friol s’écarta vivement du chambranle où il s’adossait et claqua la porte au nez du chien.
« Et maintenant, qu’allez-vous faire ? demanda-t-il ironiquement.
— Vous tenez à ce que je vous le dise ? Je vais vous lancer à la figure ce beau pâté juteux », répliqua François que la colère gagnait. Il leva en même temps le bras. M. Friol baissa instinctivement la tête.
« Arrêtez ! Je plaisantais. Ce serait dommage de gâcher ce bon pâté. Allez où vous voulez. »
Il retourna vers le divan. François ouvrit la porte, et Dagobert bondit dans la cuisine en grognant. M. Friol le regardait avec méfiance.
« Rappelez votre chien. Je n’aime pas ces bêtes-là.
— Alors je me demande pourquoi vous ne vous débarrassez pas de Fléau. Ici, Dagobert ! Laisse-le tranquille. Il ne vaut même pas un coup de dent. »
François remonta l’escalier, Dagobert sur ses talons. Les autres l’attendaient avec anxiété, car ils avaient entendu les éclats de voix.
Ils se mirent à rire quand François leur raconta qu’il avait été sur le point de se servir du pâté comme d’une arme contre M. Friol.
« Il l’aurait mérité, s’écria Annie, mais c’eût été dommage, car nous n’aurions rien eu à manger. Mme Friol est invivable, mais c’est la meilleure cuisinière du monde. Ce pâté vous fond dans la bouche. »
Les enfants engloutirent jusqu’à la dernière miette tout ce que François avait apporté tandis qu’il leur racontait l’entrée en scène de M. Friol, fraîchement débarqué.
« Trois Friol, c’est beaucoup pour nous, sinon trop, murmura pensivement Mick. Dommage que nous ne puissions pas nous en débarrasser et nous débrouiller par nos propres moyens. Claude, tâche donc demain de persuader ton père de nous donner carte blanche.
— Je veux bien essayer, mais tu sais comment il est. Impossible de raisonner avec lui. Enfin, j’essaierai quand même. Je meurs de sommeil. Ici, Dago, viens te coucher au pied de mon lit. Je n’ai pas l’intention de laisser aux Friol la plus petite chance de t’empoisonner. »
Les enfants, rassasiés, dormirent bientôt paisiblement. Ils ne redoutaient aucune offensive nocturne des Friol, car Dagobert montait la garde et les aurait réveillés au premier mouvement de leurs ennemis. Dagobert était la plus vigilante des sentinelles.
Le lendemain Mme Friol leur servit un petit déjeuner passable, ce qui surprit beaucoup les jeunes convives.
« Comme ton père doit téléphoner, elle préfère ne pas se mettre dans son tort, dit François à Claude, Il appellera à neuf heures, n’est-ce pas ? Je propose que nous fassions un saut jusqu’à la plage en attendant. »
Ils s’en allèrent donc tous les cinq sans un regard pour Émile qui les guettait dans le fond du jardin, prêt à leur faire des grimaces. Les enfants ne pouvaient s’empêcher de penser qu’il était un peu faible d’esprit. Il ne se conduisait pas comme les autres garçons de son âge.
Ils remontèrent à neuf heures moins dix.
« Restons dans le salon, dit François, pour être sûrs que Mme Friol ne prendra pas la communication avant nous. »
Mais à leur grande consternation, ils entendirent soudain Mme Friol qui parlait au téléphone dans le hall.
« Oui, monsieur, tout va très bien ici. Je saurai tenir les enfants même s’ils se montrent un peu ombrageux. N’ayez crainte, oui, monsieur… naturellement… Par chance, mon mari est en permission en ce moment. Il m’aidera au besoin. Ne vous souciez de rien, monsieur, tout marchera parfaitement pendant votre absence, je m’en charge… »
Claude traversa le hall d’un bond de tigresse et arracha le récepteur des mains de Mme Friol. « Papa, c’est moi, Claude, comment va maman ?
— Son état n’a pas empiré, mon petit, mais nous ne saurons rien de définitif avant demain matin. Je suis content d’apprendre par Mme Friol que tout se passe bien à la maison. Je suis très tourmenté, et l’idée que je pourrai dire à ta mère que vous vous débrouillez bien me soulage un peu.
— Mais c’est faux, cria Claude, archifaux ! Les Friol ne pourraient-ils pas s’en aller et nous laisser nous en tirer seuls ?
— Bonté divine ! Bien sûr que non, répliqua son père d’une voix légèrement irritée. Où as-tu la tête ? J’espère, Claude, que tu tâcheras d’être raisonnable et…
— Parle-lui, toi, François », dit Claude en tendant l’appareil à son cousin.
« Allô, bonjour, mon oncle. Ici François, dit-il de sa voix nette. Je suis content de savoir que ma tante ne va pas plus mal.
— Si jamais elle apprend que les choses ne tournent pas rond à la maison, elle aura certainement une rechute, lança l’oncle Henri avec exaspération. Essaie de faire entendre raison à cette tête de pioche de Claude. Qu’elle s’arrange pour endurer les Friol une semaine ou deux. Nom d’une pipe, ce n’est pourtant pas terrible. Écoute-moi, François, je ne renverrai pas ces gens-là maintenant. Je veux que la maison soit en état pour quand ta tante rentrera. Si tu ne peux pas t’entendre avec les Friol, écris à tes parents et demande-leur s’ils veulent vous reprendre jusqu’à la fin des vacances, mais j’exige que Claude reste ici. Tu as bien compris ?
— Mais, mon oncle… », balbutia François, ne sachant trop par où commencer pour se faire entendre de son irascible parent. « Il faut que je te dise que… »
Il y eut un déclic à l’autre bout de la ligne. L’oncle Henri avait raccroché. François fronça les sourcils en se mordant la lèvre.
« Communication coupée ! dit-il aux autres. Juste au moment où j’essayais de m’expliquer.
— Bien fait pour vous, claironna la voix aigre de Mme Friol restée près de la porte. Vous voilà fixés, je pense ? Je suis ici de par la volonté de votre oncle et j’y resterai. Et vous n’avez qu’à bien vous tenir, sinon vous repentirez. »