CHAPITRE X
 
EN ROUTE POUR KERNACH

 

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Ils grimpèrent dans la barque. Dagobert y sauta à son tour d’un bond léger et courut prendre à l’avant sa place habituelle. Il haletait de joie. L’aventure venait de commencer, et il frémissait d’aise à l’idée d’y participer.

François s’empara des rames.

« Annie, assieds-toi un peu plus loin. Et toi, Mick, va à côté d’elle pour faire contrepoids aux bagages. Nous sommes rudement chargés. Prêts ? On part ! »

Et ils partirent dans le bateau de Claude, doucement balancés au rythme des vaguelettes. La mer était calme, mais une bonne petite brise leur fouettait agréablement la figure. L’eau clapotait le long des flancs de leur embarcation avec un gargouillis rassurant.

Les enfants se sentaient parfaitement heureux. Plus d’horribles Friol. Ils étaient enfin libres et allaient vivre dans l’île de Kernach avec les lapins, les mouettes et les corneilles.

« Cette odeur de pain frais me met l’eau à la bouche, dit Mick qui était perpétuellement affamé. Si nous y goûtions ?

— Oui, excellente idée », répondit Claude.

Ils se mirent donc à savourer le pain croustillant, donnant la becquée à François qui ramait.

Dagobert eut sa part, qui disparut dès qu’il l’eut reçue.

« Dagobert est vraiment comique, s’écria Annie. On dirait toujours qu’il « boit » sa nourriture. Dès qu’il a quelque chose dans la bouche, il l’avale, hop ! comme si c’était de l’eau. »

Les autres éclatèrent de rire.

« Pas quand il s’agit d’un os, en tout cas, dit Claude. Il le mastique pendant des heures, n’est-ce pas, Dag ?

— Ouah ! » acquiesça Dagobert. Il jeta un coup d’œil vers l’endroit où était arrimé l’os géant. Il aurait souhaité s’en régaler maintenant, mais les enfants s’y opposaient. Il risquait de laisser tomber l’os dans l’eau, ce qui aurait été grand dommage.

« Je crois que personne n’est au courant de notre expédition, dit François. À part Loïc, évidemment, puisque nous l’avons prévenu. »

En venant à la crique, ils s’étaient arrêtés chez Loïc qu’ils avaient trouvé seul. Sa mère était au village et son père à la pêche. Ils lui avaient raconté leur projet, et Loïc avait solennellement promis de garder le secret. Il était visiblement fier de cette preuve de confiance.

 « Avertissez-nous dès que mon père et ma mère arriveront, avait dit Claude. Vous êtes le seul à connaître assez bien les eaux de l’île pour venir nous appeler.

— Entendu », répondit Loïc qui regrettait fort de ne pas les accompagner.

« Et voilà, poursuivit François entre deux coups de rame, si par hasard tante Cécile revenait plus tôt que prévu, nous le saurions immédiatement. J’estime que nous nous sommes bien débrouillés.

— Oui », dit Mick. Il se retourna vers l’île toute proche. « Nous y serons bientôt » reprit-il. Tu nous guides, maintenant, Claude ?

— Oui, nous atteignons la passe difficile. Donne-moi les rames, François. »

Elle se mit à diriger adroitement la grande barque entre les écueils immergés. Ses cousins la regardaient manœuvrer avec admiration. Ils se sentaient toujours en sécurité avec elle.

Le bateau pénétra dans une petite anse qui formait un port naturel abrité entre de hauts rochers. Les enfants sautèrent dans l’eau, et quatre paires de bras vaillants tirèrent le canot au sec sur le sable.

« Il faut le hisser encore plus haut, dit Claude d’une voix essoufflée. Les tempêtes sont très soudaines sur nos côtes. Autant le mettre tout de suite hors d’atteinte même des grosses lames. »

Le bateau reposa bientôt sur le sable sec, et les enfants s’assirent pour reprendre leur respiration.

« Déjeunons ici, proposa François. Je n’ai pas le courage de désarrimer tous ces bagages maintenant. Déballons juste de quoi faire un bon petit déjeuner. »

Ils sortirent un pain, le gigot, des tomates et de la confiture. Annie distribua à chacun fourchette, couteau et assiette, et François ouvrit deux bouteilles de limonade.

« Ce n’est pas ce qu’on appelle habituellement un petit déjeuner, déclara-t-il en calant les bouteilles dans le sable. Mais c’est exactement ce qu’il faut à des affamés comme nous. »

Ils dévorèrent tout, à l’exception d’un croûton de pain et du manche du gigot. Dago avait reçu son os et quelques biscuits. Il s’était dépêché d’engloutir les biscuits, puis s’était installé confortablement pour déguster son os.

« Dago a bien de la chance. Pas besoin de se soucier de fourchette ou d’assiette », remarqua Annie en s’étalant au soleil quand elle se sentit incapable d’avaler une miette de plus. Si nous mangeons tous les jours comme ça, je crois que je ne voudrai plus jamais partir de l’île. Qui aurait cru que du gigot et de la confiture aillent si bien ensemble ? »

Dagobert tirait piteusement la langue en souhaitant que Claude lui donnât à boire. Il n’aimait pas la limonade.

Claude le regarda paresseusement.

« Oh ! Dago, tu as soif ? Pauvre vieux. Je n’ai vraiment pas le courage de me lever. Attends un peu, veux-tu ? Dans une minute, j’irai chercher la bonbonne dans le bateau. »

Mais Dagobert avait trop soif. Il se dirigea vers des rochers qui se trouvaient au-dessus du niveau de la marée et découvrit une flaque d’eau de pluie. Les enfants l’entendirent laper l’eau fraîche avec avidité et se mirent à rire.

« Dago est intelligent, murmura Annie. Je n’aurais jamais pensé à chercher là. »

Les enfants avaient passé une partie de la nuit debout et, maintenant qu’ils étaient rassasiés, ils commençaient à avoir sommeil. L’un après l’autre ils s’endormirent sur le sable tiède. Dago les contemplait avec surprise. Il n’était pourtant pas l’heure de se coucher. Bah ! un chien peut, lui aussi, dormir n’importe quand. Dagobert s’allongea près de Claude, posa la tête sur l’estomac de la petite fille en guise d’oreiller et ferma les yeux à son. tour.

La journée était déjà avancée quand le petit groupe reprit conscience. François s’éveilla le premier, puis Mick, l’un et l’autre accablés par la chaleur. Ils se redressèrent en bâillant.

« Seigneur ! » s’écria Mick en apercevant ses bras. 

« Quels coups de soleil ! Je suis rôti. Avons-nous apporté de la vaseline ?

— Non, nous n’y avons même pas pensé. Tu as le temps de griller encore d’ici ce soir. Il n’y a pas un nuage dans le ciel. »

Ils réveillèrent les filles, et Claude réveilla son chien.

« Dago, tu me donnes des cauchemars quand tu t’installes sur mon estomac, gémit-elle. Oh ! mais nous sommes dans l’île ! Je me croyais encore dans mon lit.

— N’est-ce pas merveilleux ? Nous voilà seuls pendant un bon bout de temps, avec des masses de provisions délicieuses, libres de faire uniquement ce qui nous plaira, dit Annie avec un soupir de satisfaction.

— Je parie que les Friol sont ravis d’être débarrassés de nous, lança Mick. Émile va pouvoir s’étaler dans le salon et tripoter nos livres à cœur joie.

— Et Fléau se promener du haut en bas de la maison sans avoir à craindre que Dagobert l’avale tout cru. Eh bien, qu’il dorme même sur mon lit s’il en a envie, je m’en moque maintenant que je suis ici », conclut Claude.

Il était agréable de bavarder tranquillement au soleil, mais François restait difficilement longtemps en place quand il avait fini de dormir, et bientôt il se leva et s’étira.

« Venez, paresseux, le travail nous réclame, dit-il aux autres.

— Quel travail ? demanda Claude surprise.

— Il faut débarquer les bagages et les déposer dans un endroit abrité pour qu’ils soient au sec en cas de pluie. Il faut aussi choisir la place où nous dormirons et fabriquer des matelas avec de la bruyère. Vous voyez que ce ne sont pas les occupations qui manquent.

— Laisse-nous encore une minute de répit », implora Annie qui n’avait aucune envie d’abandonner ce coin tiède de soleil. Mais les autres la mirent debout de force et, à eux quatre ils eurent vite fait de débarrasser complètement le bateau de sa cargaison.

« Allons au château, dit François. Il n’y a qu’une salle intacte, je crois. C’est là que nous devrons camper. »

Ils remontèrent à travers les rochers jusqu’aux ruines du vieux château qui dressait ses murs croulants au centre de l’île. Ils s’arrêtèrent pour le contempler.

« Nous avons une chance folle, dit Mick. Pensez donc, posséder en propre une île et un château ! »

Au-delà d’un vestige de portail on apercevait quelques marches. À l’origine, le château avait eu deux tours. Une seule subsistait encore en partie. C’était le lieu de réunion d’une bande de corneilles jacassantes.

« J’aime ces oiseaux-là, dit Mick. Tu as vu les plumes grises qu’ils ont derrière la tête, Annie ? Je me demande s’ils s’arrêtent une minute de croasser.

— Sûrement pas, répliqua Claude. Oh ! regardez les lapins ! Ils sont toujours aussi familiers. »

Une foule de gros lapins les observaient sans broncher. Ils donnaient l’impression d’être disposés à se laisser caresser, mais dès que les enfants se remirent en route, ils commencèrent à s’esquiver l’un après l’autre.

Dagobert vibrait de convoitise, et sa queue s’agitait comme une hélice d’hélicoptère. Des lapins ! Pourquoi n’avait-il pas la permission de leur courir après ? Pourquoi Claude les protégeait-elle avec tant de soin ? Il aurait bien voulu s’élancer après ces paresseux pour leur faire faire un peu d’exercice.

Mais Claude le retenait par le collier et lui dit d’un ton sévère : « Défense de toucher à ces lapins, même à un petit. Ils sont tous à moi.

— À nous », corrigea Annie qui tenait à avoir sa part de lapins aussi bien que d’île et de château.

« D’accord, à nous, reprit Claude. On va examiner notre future chambre ? »

Ils se dirigèrent vers une partie du château qui semblait moins dévastée que le reste, et s’arrêtèrent au seuil d’une petite pièce sombre.

Nous y voilà, dit François en avançant la tête à l’intérieur. Il faut que je prenne ma lampe électrique, sinon nous n’y verrons rien. Il n’y a pas de fenêtres, juste des meurtrières. »

Il alluma sa lampe, et les quatre enfants inspectèrent la salle dont ils comptaient faire leur magasin et leur dortoir.

« Catastrophe ! s’exclama Claude. On ne peut pas s’y installer. Le toit s’est écroulé dedans. »

C’était vrai. Le sol était jonché de débris de pierres tombées depuis l’été précédent La pièce était inutilisable comme abri, sans compter que certaines pierres branlaient dangereusement.

« Nous voilà bien, dit François. Il va falloir trouver un autre endroit »