CHAPITRE XVII
LES TERREURS
D’ÉMILE
Les enfants dormirent tout d’une traite cette nuit-là. Rien de sensationnel ne s’était produit pendant leur sommeil puisque Dagobert n’avait pas grogné une seule fois. Ils engloutirent au réveil un copieux petit déjeuner de langue, de confiture d’orange, de pain beurré et de pêches, qu’ils firent couler avec de la limonade.
« Nous avons vidé la dernière bouteille, constata François avec regret. Dommage. Comme boisson, on n’a rien trouvé de mieux. La limonade va avec du salé aussi bien que du sucré.
— Oui, je n’ai jamais si bien mangé, s’écria Annie. Depuis que nous sommes à Kernach, nous nous offrons de véritables festins. Je me demande si les Friol se régalent autant que nous.
— Sûrement, j’en mettrais ma main au feu, lança Mick. Ils ont dû fouiller toutes les armoires de tante Cécile et prendre ce qu’il y avait de meilleur dedans.
— Oh ! tu crois ? » Les yeux de Claude flambèrent d’indignation. « Mais alors ils sont capables d’avoir volé autre chose aussi.
Ils ne s’en sont probablement pas privés, reprit François en fronçant les sourcils. Je n’avais pas prévu ça. Oh ! Claude, ce serait affreux si, en rentrant, ta mère ne trouvait plus rien chez elle.
— Horrible, répéta en écho Annie, consternée.
— Oui, dit Claude maintenant furieuse. Avec ces Friol, on peut s’attendre au pire. S’ils ont eu le toupet de s’installer sur notre île, ils n’ont certainement pas hésité non plus à piller la maison. Je voudrais bien en avoir le cœur net.
— On peut emporter pas mal de choses dans une barque, reprit François. S’ils ont fait une razzia chez toi, ils ont dû cacher leur butin quelque part. Dans les souterrains à mon avis.
— Nous pourrions peut-être y jeter un coup d’œil, suggéra Mick.
— Allons-y tout de suite, dit Claude qui en était toujours pour l’exécution immédiate. Annie, tu rangeras la grotte pendant ce temps, veux-tu ? »
Annie était tiraillée entre le désir d’accompagner les autres et celui de jouer à la ménagère. Elle s’amusait follement à faire les lits et à mettre tout en ordre. Finalement elle décida de rester.
Et voilà donc les aînés partis par le trou de la voûte. Ils avaient laissé Dagobert avec Annie, car ils craignaient qu’il ne se mît à aboyer. Il gémit un peu quand Annie l’attacha, puis il se calma.
Claude, François et Mick se postèrent en observation à plat ventre sur là falaise. Il n’y avait personne dans les ruines, mais au bout d’une ou deux minutes, les Friol émergèrent des souterrains. Ils avaient l’air contents de se retrouver au soleil, ce qui ne surprît pas les enfants, étant donné le froid et l’obscurité qui régnaient dans les oubliettes.
Les Friol s’égaillèrent dans la cour. Fléau, la queue basse, se collait aux talons de Mme Friol.
« Ils cherchent les vaches, les moutons et les chevaux qu’ils ont entendus cette nuit », souffla Mick à François.
Les parents Friol tinrent conseil, puis se dirigèrent vers la plage qui faisait face à l’épave. Émile partit vers la petite salle où les enfants avaient projeté de camper, celle dont le toit s’était en partie écroulé.
« Je vais suivre les Friol, murmura François aux autres. Vous deux, surveillez Émile. »
François se faufila de buisson en buisson sur les traces des Friol. Claude et Mick s’approchèrent avec précaution du château. Ils entendaient siffler Émile. Fléau trottinait dans la cour.
Émile sortit de la salle en ruines avec, sur les bras, une pile de coussins qu’on avait dû y emmagasiner auparavant. Claude rougit de colère et agrippa férocement l’épaule de Mick.
« Les plus beaux coussins de maman ! Les bandits ! » souffla-t-elle.
Mick était furieux, lui aussi. Les Friol s’étaient emparés de tout ce qui leur avait plu en quittant la maison de sa tante, c’était évident. Il ramassa une motte de terre, visa avec soin et la lança. Elle tomba entre Émile et Fléau et se brisa en mille miettes.
Émile lâcha les coussins et regarda en l’air avec stupeur. Il croyait que quelque chose venait de tomber du ciel. Claude lança à son tour une autre motte de terre qui s’écrasa sur Fléau. Le chien glapit et fila se réfugier dans les souterrains.
Bouche bée, Émile examinait les environs. Que se passait-il ? Mick attendit qu’il se fût tourné dans la direction opposée pour recommencer son bombardement. La motte de terre s’effrita juste au-dessus du pauvre Émile stupéfait.
Puis Mick émit un de ses sinistres meuglements de vache en détresse qui figea Émile sur place, les jambes coupées. Il était presque mort de peur. Encore ces vaches ! Où étaient-elles ?
Mick meugla de nouveau. Émile poussa un hurlement, retrouva soudain ses jambes et s’engouffra tête la première dans l’escalier du souterrain où il disparut avec un cri d’épouvanté, abandonnant tous les coussins sur le terrain.
« Vite ! cria Mick en bondissant. « Nous avons quelques minutes à nous. Il a trop peur pour revenir tout de suite. Ramassons ces coussins et apportons-les ici. Il n’y a aucune raison de les abandonner aux Friol pour qu’ils s’installent confortablement dans ces souterrains humides. »
Les deux enfants s’élancèrent vers la cour, prirent les coussins et revinrent au triple galop s’aplatir dans leur cachette. Mick inspectait l’endroit d’où Émile avait apporté les coussins.
« Si nous allions voir ce qu’ils ont caché d’autre là-bas ? dit-il. Pourquoi laisserions-nous les Friol utiliser ce qui ne leur appartient pas ?
— J’y vais, et toi, surveille l’entrée des souterrains. Si tu aperçois Émile, tu n’auras qu’à meugler et il disparaîtra.
— D’accord », dit Mick en souriant, et il courut se poster près de l’escalier.
Émile et Fléau étaient invisibles.
Claude inspecta la salle en ruines avec rage. Les Friol n’avaient eu aucun scrupule à prendre les affaires de sa mère, c’était évident. Il y avait des couvertures, de l’argenterie et des masses de provisions, Mme Friol avait razzié le grand placard placé sous l’escalier, où étaient rangées diverses choses d’usage courant.
Claude rejoignit Mick : « Il y a une quantité d’affaires à nous ! chuchota-t-elle furieuse. Viens m’aider. Nous arriverons peut-être à les emporter avant que les Friol ou Émile reviennent. »
À ce moment leur parvint un coup de sifflet discret. Ils se retournèrent et aperçurent François qui s’approchait.
Les Friol sont partis vers l’épave, dît-il. Ils ont un bateau en bas. Papa Friol doit être rudement bon marin pour naviguer dans ces écueils.
— Parfait. Cela nous laisse tout le temps nécessaire », dit Mick qui raconta à François la visite de Claude au cellier en ruines.
Quels voleurs ! » François était indigné. « Alors ils n’ont pas l’intention de retourner à la maison. Ils doivent travailler avec les contrebandiers et ils comptent repartir directement d’ici quand ils en auront terminé avec eux. Ils s’embarqueront avec leur butin sur un navire quelconque et personne n’y verra que du feu.
— Non, répliqua Claude, parce que nous aurons tout déménagé avant, Mick montera la garde pour nous prévenir au cas où Émile reparaîtrait, pendant que toi et moi nous nous occuperons d’apporter les affaires à la grotte. Nous les descendrons par le trou de la voûte.
— Alors il faut nous dépêcher, dit François. Les Friol ne seront pas absents longtemps. Ils ont dû aller chercher la valise et ce qui a été déposé dans l’épave. J’ai vu une lumière en mer la nuit dernière, tu te souviens ? C’était certainement un signal pour prévenir les Friol qu’il y avait du nouveau pour eux. »
Claude et François cachèrent leur butin le plus près possible du trou pour n’avoir plus qu’à tout lancer par là dans la grotte dès que le cellier aurait été vidé. Les Friol avaient fait main basse sur les premiers objets qu’ils avaient trouvés. Ils avaient même emporté le réveil de la cuisine.
Émile n’ayant pas montré le bout du nez, Mick n’eut qu’à rester assis sur les marches et à regarder travailler les autres.
Au bout de quelque temps, Claude et François poussèrent un soupir de soulagement et appelèrent Mick.
« Ça y est, dit François. Je vais aller voir si les Friol reviennent. S’ils sont toujours sur l’épave, nous aurons le temps de tout mettre à l’abri. »
Il fut bientôt de retour.
« Leur bateau est encore là-bas. Nous avons un moment devant nous. Finissons-en vite. »
Ils apportèrent leur chargement au bord du trou et appelèrent Annie :
« Annie ! Nous avons des tas de choses à t’envoyer. Attention, attrape ! »
Des objets hétéroclites commencèrent à pleuvoir dans la grotte. Annie était ahurie.
L’argenterie et autre matériel fragile furent enveloppés dans une couverture et descendus au bout de la corde.
« Quand j’aurai installé ce que vous m’avez rapporté, nous aurons l’impression d’être dans une véritable maison », s’écria Annie.
À peine finissaient-ils qu’ils entendirent un bruit de voix.
« Voilà les Friol », dit François. Il se pencha avec précaution au bord de la falaise. Il avait raison. Les Friol avaient quitté l’épave et remontaient au château avec la valise noire.
« Suivons-les pour voir leur tête quand ils trouveront leur cellier vide, dit François en riant sous cape. Venez ! »
Ils rampèrent sur la falaise comme des indiens sur la piste de guerre et s’arrêtèrent derrière un énorme buisson qui formait un écran protecteur en même temps qu’un excellent poste d’observation. Les Friol posèrent la valise à terre et cherchèrent Émile. Mais Émile était invisible.
« Où est passé ce gamin ? dit Mme Friol avec impatience. Il a eu le temps de ranger nos affaires. Émile ! Hou-hou ! Émile ! »
M. Friol alla inspecter le cellier.
« Il a tout descendu, dit-il. Il doit être dans les souterrains, cette salle est vide.
— Je lui avais recommandé de s’installer au soleil quand il aurait terminé, dit Mme Friol. Ces caves sont malsaines. Émile ! »
Cette fois Émile l’entendit et sa tête surgit en haut des marches. Il avait l’air terrifié.
« Viens donc, dit Mme Friol. Maintenant tu seras mieux en haut en plein soleil.
— J’ai peur, répliqua Émile. Je ne veux pas rester dehors tout seul.
— Pourquoi ? demanda M. Friol surpris.
— À cause de ces vaches, répondît le pauvre Émile. Il y en avait des centaines qui meuglaient et me lançaient des choses. Elles sont dangereuses, ces bêtes-là. »