CHAPITRE XIX
UN CRI DANS LA
NUIT
Les questions d’Annie restèrent sans réponse. Cette valise et son contenu déconcertaient les enfants. C’était de la contrebande pour le moins inattendue. Sans compter les boîtes de conserves déposées dans l’épave. Pour quoi faire ?
« C’est bizarre, conclut Mick. Je n’y comprends rien. En tout cas, il y a un mauvais coup qui se prépare ; sinon les Friol n’auraient pas débarqué dans notre île. N’oublions pas non plus les signaux que François a aperçus en mer. Il va se passer quelque chose, mais quoi ? Dire que nous avions pensé trouver la solution du mystère en ouvrant cette valise… Nous sommes encore moins avancés qu’avant. »
Juste à ce moment les enfants entendirent les parents Friol appeler Émile. Mais Émile n’osa pas répondre car le nez de Dagobert lui frôlait la jambe. Il ne tenait pas à être mordu. Dago grondait de temps en temps pour lui rappeler sa présence.
« Vous connaissez le bateau qui transmet des messages la nuit pour l’île ? demanda François à Émile.
— Non, répliqua celui-ci en secouant la tête. Une fois, maman a dit qu’elle attendait le vagabond ce soir, mais je ne sais pas s’il s’agissait de ça.
Annie s’affaira à réinstaller la grotte.
— Le vagabond ? dit Claude. Qu’est-ce que c’est ? Un homme ou un bateau ?
— Aucune idée, répliqua Émile. Je ne le lui ai pas demandé. J’aurais reçu une gifle pour toute réponse. Trouvez vous-mêmes.
— C’est bien notre intention, dit François d’un ton résolu. Nous guetterons le vagabond ce soir. Merci du renseignement. »
La journée parut longue aux enfants, sauf à Annie qui s’affaira à réinstaller la grotte. Elle refit les lits avec les couvertures reprises aux Friol et étala les couvertures de voyage par terre en guise de tapis. Quand elle eut fini, la grotte avait un aspect confortable et fort imposant, bien digne des Cinq. Émile, étroitement surveillé par Dagobert, ne quitta pas la grotte. Il dormit la plupart du temps, s’étant plaint qu’ « avec ces vaches et le reste », il n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit.
Les autres tinrent conseil à voix basse. Ils décidèrent de monter la garde sur la falaise deux par deux pendant la nuit afin de ne pas manquer le « vagabond », s’il venait. À ce moment-là, ils aviseraient suivant la tournure que prendrait la situation.
Le soleil se coucha ; l’obscurité se fit plus dense. Émile se mit à ronfler doucement après un copieux dîner de sardines, de corned-beef, d’abricots et de lait condensé.
Annie et Mick prirent leur poste sur la falaise vers dix heures et demie.
À minuit et demi, François et Claude les rejoignirent, Il n’y avait rien eu à signaler. Les deux vigies redescendirent dans la grotte, se glissèrent dans leur lit douillet et s’endormirent. Émile ronflotait toujours dans son coin sous l’œil vigilant de Dagobert.
François et Claude scrutèrent la mer à la recherche d’une silhouette de bateau. La nuit n’était pas très sombre, car la lune s’était levée. Tout à coup ils entendirent des murmures et distinguèrent des ombres qui se mouvaient sur les récifs.
« Les Friol, chuchota François. Ils vont probablement à l’épave. »
Il y eut un bruit de rames, et les enfants aperçurent une barque. Claude donna un brusque coup de coude à son cousin : une lumière brillait assez loin de là sur un navire qui se découpait en noir sur la mer. Puis la lune se cacha et tout devint invisible pendant un moment.
Ils attendirent, le cœur battant. Ce navire fantomatique était-il le « vagabond » ? Ou le nom de vagabond se référait-il à son propriétaire ? Les contrebandiers étaient-ils à l’œuvre ce soir ?
« Regarde ! Voilà un autre canot, dit Claude. Il vient du bateau qui est ancré là-bas. Il se dirige vers l’épave. Elle doit servir de lieu de rendez-vous, tu ne crois pas ? »
La lune capricieuse choisit cet instant pour se cacher de nouveau derrière un nuage et elle y resta si longtemps que les enfants en furent exaspérés. Elle finit tout de même par se décider à reparaître et à éclairer le paysage.
« Les deux canots quittent l’épave ! s’écria François. La réunion est terminée. Tiens, un des canots repart vers le large et l’autre vient par ici, tu vois ? C’est celui des Friol. Filons-les quand ils débarqueront pour savoir où ils déposent leur contrebande. »
Le bateau des Friol aborda au bout d’un certain temps. Les enfants aperçurent peu après les Friol qui retournaient au château, M. Friol transportait sur son épaule une espèce d’énorme ballot. Ils n’arrivèrent pas à déterminer si Mme Friol était chargée ou non.
Les Friol entrèrent dans la cour en ruines et se dirigèrent vers l’entrée des souterrains.
« Ils vont cacher les marchandises dans les souterrains », chuchota François à Claude. Les enfants s’étaient maintenant postés en observation derrière le mur de la cour. « Retournons réveiller les autres, Il faut que nous décidions comment faire pour nous emparer de ces marchandises et prévenir la police. »
Un cri aigu vrilla l’air. C’était un hurlement de terreur qui affola les enfants. De quelle direction venait-il ?
« Vite, ce doit être Annie ! » s’écria François.
Ils s’élancèrent à toutes jambes vers le trou et se laissèrent glisser dans la grotte. Un profond silence y régnait. François examina les lieux avec anxiété. Pourquoi Annie avait-elle poussé un cri pareil ?
Mais Annie était paisiblement endormie et Mick aussi. Émile ronflait toujours et Dagobert veillait sans broncher. Ses yeux paraissaient verts dans la pénombre.
« Bizarre, dit François. Qui a pu hurler ainsi ? Ce n’est pas Annie. Si elle avait eu un cauchemar, les autres se seraient réveillés en l’entendant.
— Alors qui a crié ? murmura Claude très impressionnée. C’était affreux. J’en ai eu froid dans le dos.
On aurait dit quelqu’un qui avait horriblement peur. Mais qui ? »
Ils réveillèrent Mick et Annie et les mirent au courant. Annie fut intriguée et Mick très intéressé d’apprendre que deux canots étaient allés à l’épave et que les Friol avaient rapporté des marchandises qu’ils avaient descendues dans les souterrains.
« Nous trouverons bien moyen de les en sortir, dit-il avec entrain. Ce sera très amusant.
— Pourquoi avez-vous cru que c’était moi qui criais ? demanda Annie, Vous pensiez que c’était une voix de fille ?
— Oui. Cela ressemblait aux cris que tu pousses quand on te glisse quelque chose de froid dans le cou, répondit François. Un vrai cri de fille, pas du tout le beuglement que lancerait un garçon.
— Drôle d’histoire », reprit Annie. Elle se renfonça douillettement dans le lit et Claude se glissa à côté d’elle.
« Oh ! Annie ! s’exclama Claude d’un ton dégoûté. Je n’ai même plus la place de me coucher avec toutes ces poupées que tu as fourrées dans le lit… Et l’ours y est aussi. Tu es un vrai bébé.
— Non, mais les poupées et l’ours sont tout petits. Ils ont peur et ont du chagrin parce qu’ils ne sont pas avec la petite fille à qui ils appartiennent. C’est pourquoi je les ai pris avec moi. Je suis sûre qu’elle serait contente de savoir que je m’occupe d’eux.
— La petite fille…, reprit François lentement. Il nous a semblé entendre crier une petite fille ce soir… Nous avons trouvé une valise pleine de vêtements et de jouets de fille. Je me demande ce que tout cela signifie. »
Il y eut un silence qu’Annie rompit brusquement :
« Je sais. Les marchandises de contrebande, c’est la petite fille ! On a dû voler une fille quelque part et on a pris en même temps ses habits et ses jouets pour qu’elle puisse jouer et se changer. La petite fille est dans l’île maintenant puisque vous l’avez entendue crier quand ces horribles Friol l’ont emportée dans les souterrains.
— Je crois qu’Annie a deviné, dit François. Bravo, Annie. Il n’y a pas de contrebandiers sur cette île, mais des kidnappeurs.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Annie.
— Des gens qui volent des enfants ou même des grandes personnes et les enferment quelque part jusqu’à ce qu’on ait payé une somme énorme pour eux, qu’on appelle une rançon, expliqua François. Le prisonnier reste séquestré tant que la rançon n’est pas payée.
— C’est sûrement ce qui a dû se passer, dit Claude. J’en mettrais ma main au feu. On a volé une petite fille à des gens riches et on l’a amenée en bateau, puis en canot, jusqu’à l’épave où ces brigands de Friol l’ont prise en charge. Quelles brutes !
— Et c’est bien elle que nous avons entendue crier quand les Friol sont entrés dans les souterrains, reprit Mick. Il faut absolument que nous la sauvions.
— Bien sûr, répliqua François. Nous nous en occuperons dès demain. »
Émile s’était réveillé entre-temps et se joignit à la conversation.
« De qui parlez-vous ? demanda-t-il. Qui voulez-vous sauver ?
— Cela ne vous regarde pas », rétorqua François.
Claude lui donna un coup de coude et lui glissa en sourdine :
« Tout ce que je souhaite, c’est que Mme Friol soit aussi inquiète pour son cher Émile que doit l’être la mère de la petite fille.
— Demain nous nous arrangerons pour la délivrer et l’emmener, dit François. Je pense que les Friol monteront la garde, mais nous saurons bien les éviter.
— Dieu ! Que je suis fatiguée, s’écria Claude en s’étendant. Dormons un peu. Nous n’en serons que plus dispos demain matin. Oh ! Annie ! mets donc ces poupées de l’autre côté. Je suis en train d’en aplatir au moins trois. »
Annie prit les poupées et l’ours, et les installa soigneusement près d’elle. « Ne pleurez pas, l’entendit dire Claude. Je m’occuperai de vous jusqu’à ce que vous retourniez chez votre petite mère. Dormez bien. »
Ils furent bientôt tous endormis, sauf Dagobert qui ne sommeilla que d’un œil. Pas besoin de veiller quand Dagobert était avec eux. Il était la meilleure protection qu’on pût rêver.