CHAPITRE III
 

UNE NOUVELLE BOULEVERSANTE

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Le bateau de Claude n’était pas tout à fait prêt. Il était en train de recevoir sa dernière couche de peinture. Il promettait d’avoir bon air, car sa propriétaire avait choisi pour lui une belle couleur rouge vif. Les rames étaient également peintes en rouge.

« Pourrons--nous le prendre quand même cet après-midi ? » demanda Claude au batelier.

Il secoua la tête : « Sûrement pas, maître Claude. À moins que vous n’ayez envie d’avoir de la peinture sur vos habits. Il sera sec demain, mais pas avant. »

Ses cousins s’amusaient toujours d’entendre les pêcheurs appeler Claudine « maître Claude ». Personne au village n’ignorait son ardent regret de ne pas être un garçon, et comme sa droiture et son courage étaient bien connus, les gens du pays souriaient et disaient : « Ma foi, puisqu’elle se conduit comme un garçon, si elle aime qu’on l’appelle « maître Claude » au lieu de « mademoiselle Claudine », elle y a bien droit. »

Ainsi Claudine était devenue « maître Claude » et passait sa vie en short et en chandail à se promener sur la plage, à ramer avec autant d’adresse que les fils des pêcheurs de l’endroit et à nager cent fois mieux qu’aucun d’eux.

« Nous irons à l’île demain, dit François. Déjeunons au bord de l’eau et promenons-nous ensuite. »

Ils s’installèrent donc sur le sable sec en compagnie de Dagobert qui mangea à lui seul presque la moitié de leurs provisions. Les sandwiches n’étaient pas fameux. Le pain était rassis, coupé trop épais et insuffisamment beurré. Mais Dago ne fit pas le difficile. Il avala vaillamment sandwich après sandwich en agitant la queue avec tant de frénésie que le sable volait en nuage.

« Dag, mon ami, sors ta queue du sable si tu veux la secouer comme ça », s’écria François lorsqu’il eut reçu pour la quatrième fois une douche sablonneuse. S’entendant interpeller, Dagobert redoubla ses frétillements, ce qui provoqua une autre nuée de sable sur le pauvre François, et un éclat de rire général.

« On va se promener ? demanda Mick en se levant d’un bond. J’ai des fourmis dans les jambes. De quel côté irons-nous ?

— Sur la falaise nous ne perdrions pas un instant l’île de vue, qu’en diriez-vous ? suggéra Annie. L’épave y est-elle toujours, Claude ? »

Claude acquiesça. Cette épave, échouée au fond de la mer, avait été soulevée sur les récifs de l’île au cours d’’une violente tempête et y était restée solidement embossée. Les enfants s’étaient amusés à l’explorer et y avaient découvert une carte du château où était indiqué l’emplacement d’un trésor.

« Vous vous rappelez quand nous avons trouvé cette vieille carte dans l’épave ? dit François, les yeux brillants. Et comme nous avions cherché les lingots d’or ? Et notre joie quand nous les avons rapportés à la maison ? L’épave ne doit probablement plus exister, n’est-ce pas, Claude ?

— Je crois que si. Mais de toute façon elle est de l’autre côté de l’île, et on ne peut pas l’apercevoir d’ici. Nous pourrons vérifier en y allant demain.

— Oui, c’est une bonne idée, conclut Annie. Pauvre vieux bateau. Je me demande s’il supportera encore un hiver. »

Ils se promenèrent sur la falaise avec Dagobert qui gambadait devant eux en éclaireur. La visibilité était bonne, et les ruines du château se détachaient nettement sur l’île et la mer.

« Voilà la tour aux corneilles, dit Annie. L’autre tour est complètement écroulée. Oh ! Claude, regarde les corneilles qui volent en cercle là-bas !

— Oui, elles nichent là chaque année. Tu te souviens des brindilles qui étaient entassées au pied de la tour ? C’étaient celles qu’elles laissent échapper quand elles bâtissent leur nid. Nous avions fait du feu avec, un jour.

— J’aimerais recommencer, répliqua Annie. Si nous campons dans l’île, allumons-en tous les soirs. Claude, tu en as parlé à ta mère ?

— Oui, bien sûr. Elle a dit qu’elle verrait.

— Ce n’est pas bon signe, commenta Annie. En général quand les grandes personnes vous répondent ça, c’est qu’elles ne sont pas d’accord, mais préfèrent ne pas vous le dire tout de suite.

— Oh ! je crois qu’elle finira quand même par nous permettre d’y aller. En somme nous avons tous un an de plus. François aura bientôt quatorze ans et Mick et moi, nous le suivons de près. Il n’y a qu’Annie qui soit petite. »

Annie réagit avec indignation : « Je suis aussi forte que les autres. Ce n’est pas ma faute si je suis née après vous.

— Ne te fâche pas, bébé », dit François en donnant à sa sœur une caresse quasi paternelle sur la joue et riant sous cape de son air furieux.

« Tiens, ajouta-t-il. Regardez, qu’est-ce qu’il y a là-bas sur l’île ? »

Tout en taquinant Annie, il avait aperçu quelque chose de bizarre. Chacun se tourna vers Kernach et examina l’îlot. Claude poussa une exclamation de surprise :

« Ça, alors ! De la fumée, c’est sûrement de la fumée. Il y a quelqu’un sur mon île.

— Sur notre île, veux-tu dire, corrigea obligeamment Mick. Cette fumée provient sûrement d’un vapeur qui se trouve derrière Kernach, puisque personne sauf nous ne connaît le chemin qu’il faut suivre pour aborder là-bas.

— S’il y a quelqu’un sur mon île, commença Claude d’une voix farouche, si quelqu’un a eu cette audace, je… je… je….

— Tu exploseras, dit Mick d’un ton sarcastique. Et nous aurons beaucoup de mal à te recoller ensuite. Tiens, c’est fini. À mon avis, il s’agit d’un bateau qui lâchait sa vapeur ou dont la chaudière s’était emballée. »

Les quatre surveillèrent Kernach pendant un moment, mais la fumée ne reparut plus.

« Si seulement mon bateau avait été prêt, dit Claude nerveusement, j’aurais pu me rendre compte sur place de ce que c’était. J’ai bien envie de le mettre à l’eau quand même » avec ou sans peinture fraîche.

— Tu es stupide, répliqua François. Imagine un peu la réception qu’on nous ferait chez toi, si nous revenions avec des vêtements pleins de peinture rouge. Sois raisonnable. »

Claude se résigna. Elle s’attendait à voir un navire surgir de derrière l’île  mais rien ne se montra.

« Il est peut-être ancré juste de l’autre côté, suggéra Mick au bout d’un moment. Continuons notre promenade. À moins que vous ne vouliez prendre racine ici.

— Nous ferions aussi bien de rentrer, répliqua François en regardant sa montre. Il est presque l’heure du goûter. J’espère que ta mère aura pu se lever. Les repas sont sinistres quand elle n’est pas là.

— Elle sera sûrement descendue, dit Claude. Rentrons, c’est une bonne idée. »

Ils rebroussèrent chemin tout en regardant constamment vers Kernach. Des corneilles et des mouettes planaient au-dessus de l’île, mais il n’y avait pas le moindre filet de fumée. Le mince panache qu’ils avaient aperçu venait donc peut-être d’un vapeur.

« En tout cas, je ferai un tour là-bas dès demain, déclara Claude. S’il y a des campeurs sur l’île, je leur dirai de déguerpir.

— Sur notre île lança Mick. Claude, ma vieille tâche donc de te rappeler une fois pour toutes que tu as décidé de partager Kernach avec nous.

— Je ne l’oublie pas, mais même si je l’ai partagée, cela ne m’empêche pas de penser à elle comme à mon île. Rentrons vite, je commence à mourir de faim. »

Ils atteignirent finalement la maison. En entrant dans le salon, ils eurent la surprise d’y trouver Émile en train de feuilleter un des livres de François.

« Qu’est-ce que vous faites là ? dit François. Et qui vous a permis de toucher à mes affaires ?

— Si je veux lire, c’est pas défendu ? Je ne vous gêne pas.

— Attendez que mon père arrive et vous voie ici, dît Claude. Bonté divine, si jamais vous êtes allé dans son bureau, vous en entendrez de belles.

— Mais j’y suis allé, déclara Émile à la stupéfaction des quatre autres. J’ai même examiné tous les instruments bizarres qu’il y a rangés.

— Comment avez-vous osé ? lança Claude, pâle de rage. Même nous, nous n’avons pas le droit d’y pénétrer. Quant à tripoter ses affaires, eh bien… »

François observait Émile avec curiosité. Il ne comprenait pas pourquoi le garçon se montrait tout d’un coup aussi insolent.

« Où est ton père, Claude ? dit-il. Le mieux c’est de le prévenir.

— Appelez-le tant que vous voudrez », répliqua Émile toujours vautré sur le canapé et feuilletant le livre de François avec une ostentation exaspérante. « Appelez-le. Il ne viendra pas.

— Pourquoi dites-vous ça ? demanda Claude soudain inquiète. Où est ma mère ?

— Appelez-la aussi, si vous en avez envie, rétorqua le gamin d’un air entendu. Allez-y »

Les enfants se regardèrent, mal à l’aise. Que se passait-il ? Claude monta quatre à quatre jusqu’à la chambre de sa mère en criant : « Maman, maman, tu es là ? »

Mais il n’y avait personne en haut. Le lit de sa mère n’avait pas été refait, mais il était vide. Claude inspecta les autres chambres en continuant à appeler ses parents d’une voix angoissée.

Elle n’obtint aucune réponse et redescendit, très pâle.

Émile ricana : « Je vous avais bien dit que vous pourriez les appeler, mais qu’ils ne viendraient pas !

— Où sont-ils ? Vite !

— Trouvez vous-même. »

Une gifle retentit et Émile se leva d’un bond en se tenant la joue gauche. Claude venait de lui assener une claque de toutes ses forces. Émile fit mine de la lui rendre, mais François s’interposa :

« On ne se bat pas avec une fille. Si vous tenez à vous bagarrer, me voilà.

— Je suis parfaitement capable de vider mes propres querelles, cria Claude en essayant d’écarter François. Ôte-toi de là, que je lui casse la figure. »

Mais François ne broncha pas. Émile commença à battre en retraite vers la porte et trouva Mick qui lui barrait le chemin.

« Une minute, s’il vous plaît, lança Mick. Avant de partir dites-moi où sont mon oncle et ma tante. »

Dagobert gronda soudain d’un ton si menaçant qu’Émile sursauta. Les dents découvertes et le poil hérissé, Dago avait un aspect effrayant.

« Retenez votre chien, balbutia Émile. Il a l’air de vouloir me sauter dessus. »

François posa la main sur le collier de Dag.

« Coucher, Dago. Maintenant, Émile, si vous ne nous dites pas immédiatement ce que vous savez, vous vous en repentirez.

— Il n’y a pas grand-chose à raconter », marmotta Émile. Il regarda Dagobert, puis Claude. « Votre mère s’est sentie plus mal tout d’un coup. Elle avait une violente douleur là. On a fait venir le médecin et ensuite on l’a emmenée à l’hôpital et votre père l’a accompagnée. »

Claude se laissa aller sur le canapé. Elle était devenue verte.

« Oh ! pauvre maman ! Si seulement je n’étais pas sortie aujourd’hui… Mon Dieu, comment savoir ce qui s’est passé ? »

Émile profita de l’émotion générale pour mettre la porte du salon entre lui et les crocs de Dagobert. Les enfants entendirent également se refermer la porte de la cuisine. Ils se regardaient avec désolation. Pauvre Claude… pauvre tante Cécile….

« On a sûrement mis un mot quelque part pour nous », dit François en inspectant la pièce. Il aperçut une enveloppe placée contre la glace. Elle était adressée à Claude. Il la lui donna.

« Lis vite, supplia Annie. Mon Dieu, quel triste début de vacances ! »