Partir ?
Ils somnolaient dans la salle d’attente.
À un moment donné ils entendirent des voix qui se disputaient dehors.
Au début on crut à une altercation sans gravité, mais les voix devenaient de plus en plus fortes et coléreuses.
« On peut jamais somnoler tranquilles ! protesta Mme Mirtilli, en réveillant son petit garçon. Qu’est-ce qu’ils peuvent être mal élevés à brailler comme ça ! Va voir, Fabio, va voir un peu ce qui se passe ! »
À contrecœur, Fabio s’avance jusqu’à la porte vitrée qui donne sur les quais. Par la porte entrouverte, les bruits de la dispute parviennent plus fort. Peu après, le gamin revient et raconte.
« Il y a une locomotive qui fume, elle est très grande, j’ai jamais vu de locomotive aussi grande. Et il y a deux chefs de gare qui discutent, alors j’ai demandé à un passant et il m’a dit qu’ils voulaient faire partir la locomotive.
— Ils n’ont qu’à la faire partir ! peste Mme Mirtilli. Qu’est-ce que ça peut nous faire ? Qu’ils la fassent partir et qu’ils nous laissent tranquilles !
— Ce n’est pas si simple, madame, l’informe, venue d’un coin sombre, la voix éraillée du professeur Schiassi. Tout laisse à penser que cette salle d’attente est elle aussi accrochée à la locomotive.
— Très drôle, commente une jeune fille portant un manteau rouge.
— Ça n’a rien de drôle, mademoiselle. Le fait est qu’ils ont mis des roues à cette salle d’attente. Justement pour pouvoir l’accrocher aux locomotives qui partent.
— Si c’est vrai, c’est une honte », fait la fille.
Mme Mirtilli : « Autrefois ce n’était pas comme ça. Autrefois les salles d’attente étaient tout simplement des salles d’attente, bien arrimées à la terre.
— Mais alors, demande avec fougue un jeune homme nommé Ottavio, si cette locomotive part, il faut que nous partions nous aussi ?
— Cela me paraît inévitable, répond Schiassi.
— Mais c’est scandaleux, protesta la jeune Mme Marcolini qui se trouvait dans un état intéressant. Pourquoi est-ce que je devrais partir ? Qu’ils s’en aillent, s’ils en ont envie. Qu’est-ce que j’ai à voir avec tout ça ?
— Autrefois ça ne se passait pas comme ça, répéta Mme Mirtilli. Je ne comprends pas, autrefois dans les salles d’attente on pouvait somnoler en toute tranquillité.
— Mes chères amies, dit Schiassi, après tout, nous sommes dans une salle d’attente : vous aussi vous êtes ici pour partir à un moment ou à un autre, non ? Alors ? Un peu plus tôt ou un peu plus tard, ça ne fait pas grande différence.
— C’est vous qui le dites, répond la jeune fille. Si je pars, je veux partir quand ça me plaît et où j’en ai envie. Pas quand et où ça convient aux autres.
— Moi par exemple, dit Mme Marcolini, je ne savais même pas que c’était une salle d’attente…
— Mais ce n’est pas écrit dehors ? Vous ne savez pas lire ?
— Je croyais que c’était une plaisanterie. »
On entend à l’extérieur la locomotive qui siffle, puis des bruits métalliques, exactement comme quand on accroche un wagon, puis la salle entière tremble sous l’action d’une secousse.
Beaucoup se lèvent d’un bond. Des hurlements. De la confusion. « Au secours ! crie Mme Mirtilli.
— Du calme ! leur recommande le professeur Schiassi. Pour le moment en tout cas, on ne part pas, sauf incident imprévisible.
— De toute façon, dit Mme Mirtilli, moi, je pars d’ici. Fabio, prends ton manteau, on y va. Je ne vais sûrement pas prendre le risque d’être embarquée d’un moment à l’autre, et qui sait pour quelle destination. »
Voix nasale : « Si ce n’est que cela, la destination, on la connaît très bien. »
Mme Mirtilli : « Ce serait ? »
En réponse un éclat de rire amer.
« Allez, dépêche-toi, Fabio, on y va, fait Mme Mirtilli, mal à l’aise, en se dépêchant pour atteindre la porte. Je ne voudrais pas que l’autre donne le signal. »
Schiassi : « Et où voulez-vous aller, madame, si je puis me permettre ? »
Mme Mirtilli : « Mais dehors ! N’importe où pourvu qu’on sorte de cette maudite salle.
— Et ensuite ?
— Quoi, ensuite ?
— Je veux dire : une fois que vous serez sortie d’ici, que pensez-vous faire ?
— Mais tiens ! Éviter le départ.
— Éviter rien du tout. Dites-moi par exemple : une fois sortie d’ici avec votre enfant, où avez-vous l’intention de vous rendre ?
— Nous irons au parc. Les bancs sont aussi confortables que les banquettes d’ici, et au moins on aura la paix.
— Ce n’est pas sûr, madame. »
La fille en rouge : « Vous n’allez quand même pas nous dire maintenant qu’ils ont aussi mis des roues aux jardins publics ?
— Je suis désolée, mademoiselle, vous avez deviné juste.
— Et vous pensez qu’on va vous croire ?
— Faites comme vous voulez, mademoiselle, il ne se passera pas longtemps avant que vous aussi…
— Je m’enfermerai chez moi jusqu’à ce que cette maudite locomotive soit partie, fait Mme Mirtilli.
— Ce n’est pas suffisant. On attachera aussi votre maison à ce train.
— J’irai en montagne, insiste Mme Mirtilli. Nous avons une petite maison à Valtinella.
— Ce n’est pas suffisant. Les montagnes aussi seront accrochées. Vous ne vous êtes pas encore rendu compte que le monde entier est devenu une gare ? »
Un cri hystérique de Mme Marcolini : « Pourquoi ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on a fait de mal ? J’attends un enfant. Je ne peux pas partir. »
Long, pénétrant ; un sifflement de vapeur traverse l’air et le cœur de ceux qui sont là. Cela provoque un certain émoi. Beaucoup vont regarder à l’intérieur de la gare.
« La locomotive est encore là… Ils ne nous ont pas encore reliés… Misère, comme elle est grande ! »
La machine en effet a des proportions effrayantes. Elle est au moins aussi grande qu’une maison. L’altercation de tout à l’heure est finie, il règne maintenant un grand silence que traverse lentement le halètement de l’immense locomotive à vapeur. Et, sur le quai désert, sont alignés les chefs de gare au garde-à-vous, avec leur béret rouge ; ils doivent être des milliers et des milliers. On voit bien que c’est un instant solennel.
Un petit groupe, dans lequel se trouve la fille en rouge, s’enhardit et s’approche des chefs de gare. Mais le grand chef n’est pas là, on l’aperçoit là-bas, perché tout en haut d’un vieil engin, au poste de manœuvre.
Le petit groupe est maintenant une véritable foule. Un chœur de supplications s’élève, cela fuse dans tous les sens : « Monsieur le chef, ohé, monsieur le chef ! Tu es devenu fou ? Où veux-tu nous emmener ? »
Maintenant on voit très bien qu’à la locomotive, au moyen de gros câbles d’acier, on a attaché la salle d’attente, on a attaché les maisons alentour, et les maisons un peu plus loin ; la ville tout entière a été amarrée sans que personne s’en aperçoive.
Une colonne de nuages noirs s’élève au-dessus de la cheminée comme une tour qui toucherait le ciel. À l’évidence, le ventre de la locomotive est saturé de vapeur.
« Monsieur le chef, crie, hors d’elle, la fille en rouge, pourquoi voulez-vous nous faire partir ? Nous, on n’y est pour rien. Attendez au moins le mois prochain. Après-demain je me marie. »
— Écoute, chef, crie un homme en blouse blanche, dans mon laboratoire il y a une expérience importante en cours… On a débuté juste ce matin… Peut-être avons-nous trouvé un traitement pour… » Et là un mot que l’on ne comprend pas. « Attends au moins que nous ayons fini !
— Attends, chef, crie le jeune Ottavio, ce soir à huit heures j’ai rendez-vous avec Pucci, après des mois et des mois elle a fini par me dire oui. Je ne peux pas partir, tu peux bien comprendre ?
— Moi non plus, chef, je ne peux pas venir, crie un petit homme aux cheveux gris. C’est totalement exclu. Je dois prendre l’omnibus pour Voghera, pas ce rapide infernal. À Voghera il y a ma vieille maman qui m’attend, elle m’a écrit qu’elle ne se sentait pas très bien.
— Laisse tomber, chef, crie un ouvrier électricien. Ne t’inquiète pas, ta locomotive, personne ne va te la prendre. Ou alors, si tu veux partir, vas-y tout seul et laisse-nous tranquilles. Dimanche mon équipe joue à l’extérieur, il faut absolument que j’y sois.
— Chef, sois gentil, pourquoi veux-tu partir tout de suite ? crie une femme d’une quarantaine d’années. J’ai à peine fini mon déménagement, il me reste encore la nouvelle maison à ranger, pour le moment on dirait un champ de bataille, crois-moi, je ne peux vraiment pas partir.
— Sois généreux, chef, crie un petit vieux qui s’appuie sur une canne. Attends au moins demain. Ce soir je tiens absolument à regarder la télévision, il y a une émission de variétés extra sur la deuxième chaîne ! »
Le professeur Schiassi, toujours très bien informé, intervient : « Inutile de vous égosiller comme ça, les enfants. Vous avez beau hurler, il ne peut pas vous entendre, vous ne voyez pas comme il est loin ?
— Et alors ?
— Alors, mes enfants, l’espoir est notre seul remède.
— Mais nous, au moins, les hommes dans la force de l’âge, dit le jeune Ottavio, on pourrait faire quelque chose, non ?
— Non. Vous ne pouvez rien faire.
— C’est injuste, c’est honteux, crie Mme Mirtilli. Autrefois il n’y avait que ceux qui voulaient partir qui partaient. Autrefois personne ne pouvait nous obliger à partir si on ne voulait pas. Autrefois, ce n’était pas comme ça. »
Ils ont tous le visage levé, ils fixent avec angoisse le chef, là-haut, assis au poste de manœuvre. Immobile, celui-ci fixe devant lui le rail qui se perd à l’horizon. Qui sait à quoi il pense ?
Il Corriere della
Sera,
27 octobre 1962.