Le corrupteur
Un matin, alors qu’il se rendait au bureau, Antonio Turba, cinquante-deux ans, « éminence grise » du gouvernement, posa le pied sur quelque chose de glissant et perdit l’équilibre. Il tomba à la renverse et il se serait probablement fait mal si un passant ne s’était précipité pour le rattraper.
S’étant retourné pour le remercier, Turba se trouva face à un élégant monsieur d’une quarantaine d’années, au visage avenant, qu’il ne connaissait pas, et qui lui souriait cordialement.
« Vraiment, je ne sais pas… je ne sais pas comment vous remercier…, bredouilla-t-il.
— Il n’y a vraiment pas de quoi, répondit l’autre sur le ton désinvolte d’un homme très sûr de lui.
— Sans vous, monsieur, j’aurais pris un mauvais coup, répliqua Turba, qui se sentait presque dépité.
— En quelque sorte, je vous ai sauvé la vie, hein ? » fit l’autre, en éclatant de rire.
Entre eux deux, tandis qu’ils échangeaient ces propos, s’était engagée une compétition fébrile pour ramasser le contenu d’une mince serviette qui avait échappé aux mains de M. Turba et s’était ouverte en tombant.
« Non, non, je vous en prie, ne vous dérangez pas », protestait le fonctionnaire, se précipitant pour s’emparer de trois ou quatre feuilles de papier ministre qui semblaient être des documents bureaucratiques. Manifestement il avait peur que l’autre pût voir ce qui y était écrit. Mais l’homme ne prêta aucune attention aux documents : de la serviette avait glissé, en s’ouvrant, une enveloppe pleine de timbres qu’il récupérait maintenant un par un.
« Mais non, pour rien au monde je ne peux accepter que vous… », disait Turba fort embarrassé ; et il se pencha à son tour pour ramasser les timbres.
Ce qui le mettait mal à l’aise, c’était justement la courtoisie de ce monsieur. Jaloux de son intégrité de fonctionnaire, M. Turba ne voulait jamais se sentir débiteur de qui que ce fût. Bien que d’un caractère humble et modeste, il savait l’importance du pouvoir qu’il avait acquis au fil des années.
Mais il savait aussi combien cette prérogative était fragile et vulnérable. Et sa plus grande préoccupation était d’en user comme il le fallait. D’où un culte de l’honnêteté qui confinait à l’obsession. À la seule idée que quelqu’un pût le soupçonner pas même d’une indélicatesse mais d’une quelconque manifestation de partialité ou de favoritisme, il frémissait. Et pour éviter que se présentât la moindre occasion, il vivait pratiquement comme un ours. Rien ne lui déplaisait davantage qu’un cadeau, une invitation, un service rendu. Ne jamais accepter la moindre faveur – c’était sa devise –, car les faveurs sont la première étape de la corruption ; ne pas les accepter, mais ne pas en faire non plus, parce que celui qui les reçoit est enclin à les rendre : c’est un cercle vicieux.
C’est ainsi qu’il avait acquis une réputation de misanthrope. Pour ce qui était des distractions, il se contentait de bien peu : une collection de timbres, un chien et des parties de pêche à la belle saison.
Ce jour-là, Turba aurait presque préféré se retrouver à l’hôpital, la tête en mille morceaux, plutôt que de se sentir débiteur de ce monsieur inconnu. Il ne parvint malheureusement pas à écourter la conversation. L’homme lui demanda s’il se dirigeait vers le centre, Turba ne put le nier, l’autre dit que c’était aussi sa route, et il lui emboîta le pas tout en discutant.
« Une cigarette, peut-être ? et il tendit un paquet.
— Non, merci, fit Turba, le matin je ne fume jamais. »
Mais au fur et à mesure que l’autre parlait, le malaise du fonctionnaire se dissipait. Il était rare de rencontrer quelqu’un d’aussi sympathique et discret. Il parlait de lui, disant qu’il partageait ses journées entre la ville et la campagne où il possédait une propriété, qu’il n’était pas marié, et cetera. Mais, en général, les gens qui font beaucoup de confidences sans qu’on leur ait rien demandé sont aussi ceux qui se montrent très curieux des affaires des autres. L’inconnu au contraire ne posa aucune question quelle qu’elle soit, on aurait dit qu’il n’avait absolument rien à faire de Turba.
Ils arrivèrent sur la place juste devant le gouvernement ; Turba, qui n’avait pas encore prononcé le moindre mot, hésitait à prendre congé et à entrer dans l’immeuble ; car ainsi il aurait révélé la nature de son métier. Heureusement, l’autre le devança.
« Excusez-moi, dit-il, il faut maintenant que je vous quitte. Vous permettez ? Voici mon nom. » Et il lui tendit une carte de visite.
« Oh, enchanté ! répondit Turba en fouillant dans son propre portefeuille. Pardonnez-moi, j’ai bien peur de ne pas avoir de carte… Je m’appelle Turba… Grand merci pour tout !
— Allons donc ! » fit l’autre en riant et il disparut dans la foule. Sur la carte il y avait écrit : « Comte Valerio Kynocephalos ».
« Quel drôle de type, se dit Antonio Turba. Jamais vu quelqu’un d’aussi peu curieux, je parie qu’il n’a même pas compris mon nom… » Et cela lui laissa un sentiment de malaise, comme un vide, comme quelque chose d’inachevé, qui ne pouvait trouver son accomplissement sur l’heure. Peu après, depuis la galerie intérieure d’où, à l’abri des regards, il supervisait chaque jour la succession des audiences, il scruta longuement la foule inquiète qui fourmillait en bas dans le hall d’entrée, des gens pour la plupart bien vêtus, impatients d’être reçus, chacun ayant ses illusions et ses angoisses. Mais le comte Kynocephalos n’était pas là.
Il le rencontra – quelle coïncidence ! – le jour suivant, dans le bar où il allait prendre son café de l’après-midi.
« Ah, bonjour monsieur Tarba, que puis-je vous offrir ? »
Se sentant déjà redevable, le fonctionnaire réagit avec vivacité (et se garda bien de rectifier son nom) : « Ah non, non ! Vous, plutôt, dites-moi ce que vous prenez. »
Le comte se montra docile : « C’est très aimable. Merci. Je prendrai un bon café. » Tout en parlant, cependant, il sortit ses cigarettes : « Puis-je vous en offrir ? »
Turba voulait à tout prix s’acquitter de sa dette, et non contracter de nouvelles obligations, aussi minimes fussent-elles.
« Merci, répondit-il, celles-ci sont trop fortes pour moi.
— Mais j’en ai de plus légères, des suisses, les voilà.
— Sans façon, fit Turba. Pour tout vous dire, j’ai arrêté de fumer…
— Ah, très bien ! Moi aussi j’aimerais bien en être capable… Et depuis combien de temps ?
— Depuis quelques heures », répondit Turba d’un ton glacial en pensant : « S’il se vexe, tant pis pour lui, comme ça au moins il se décidera à me laisser tranquille. »
Le comte ne releva pas l’impolitesse. En souriant, il sortit de sa poche quelques enveloppes : « À propos, monsieur Tarba, vous qui vous y connaissez en timbres, regardez un peu là-dedans si, par hasard, il y a quelque chose qui vous intéresse, moi je ne fais pas collection…
— Mais moi non plus, vous savez, répliqua-t-il immédiatement, mentant pour ne pas avoir à accepter un cadeau. Les timbres que j’ai fait tomber par terre hier étaient destinés à un de mes neveux…
— Ah, je croyais que vous…
— Non, non, pas moi… Quand j’étais jeune, bien sûr, moi aussi, comme tout le monde, mais c’est du passé maintenant. »
C’étaient des timbres de la poste aérienne d’Uruguay, une série nouvelle qu’il ne connaissait pas. L’espace d’un instant, Turba fut tenté : « Après tout, pensait-il, ce comte Kynocephalos m’a tout l’air d’un bon diable, un naïf, il ne connaît même pas mon nom exact, il ne sait pas qui je suis, il ne viendra jamais au gouvernement pour m’importuner. » L’excuse du neveu aurait même pu lui permettre d’accepter. Puis il se laissa gagner par son habituelle lâcheté. Non, jamais de cadeaux de la part d’étrangers.
Le jour suivant était un dimanche, une splendide journée. Et M. Turba partit pêcher.
Avec son petit véhicule utilitaire, il avait déjà quitté la ville lorsqu’il vit une voiture immobilisée, et un mécanicien occupé à trafiquer dans le moteur. Et au milieu de la rue un homme qui faisait signe de s’arrêter.
Il s’arrêta. Il eut l’agréable surprise de reconnaître Kynocephalos. « Ah, c’est toi aujourd’hui qui as besoin de moi, en dehors du bureau ! pensa-t-il. Je vais enfin pouvoir m’acquitter de mes dettes. Je vais te prendre à bord, t’accompagner là où tu veux, même au bout du monde. Ensuite, nous serons quittes, si Dieu le veut. »
Le comte, d’excellente humeur malgré la panne de voiture, parut content de rencontrer « M. Tarba ». Et il lui demanda de le conduire jusqu’au prochain village. Son chauffeur s’occuperait ensuite de trouver une voiture.
« Non, non, dites-moi où vous vous rendiez et je vous y accompagne.
— Ah, j’allais à la pêche !
— Quoi ? Vous aussi ? laissa échapper Turba.
— Noon ! Vraiment ? Nous sommes collègues, alors ! »
S’ensuivit un duel diplomatique. Turba voulait absolument accompagner le comte sur le lieu où il se rendait.
Le comte : « Ne vous donnez pas cette peine. »
Turba : « Mais tout le plaisir est pour moi. »
Le comte : « Je ne voudrais pas abuser. »
Turba : « Vous n’allez pas me faire cette offense. » À la fin Kynocephalos céda.
C’est ainsi qu’au lieu de se rendre au bord du canal habituel, Turba, pour accompagner le comte jusqu’à un certain petit ruisseau, s’engagea sur des chemins difficiles dans un coin inconnu.
Ils arrivèrent à une masure solitaire. De la masure sortit un paysan qui déchargea le matériel de la voiture et ouvrit la route aux deux messieurs.
« Mais il y a un ruisseau par ici ? demanda Turba.
— Il est juste là, dit Kynocephalos. Et vous allez voir ces truites… »
Ils étaient arrivés sur le sommet d’une petite levée de terre. Tout de suite après, le terrain descendait en pente et tout au fond, le comte avait dit vrai, coulait un petit cours d’eau.
Ils s’installèrent au bord d’une anse ombragée, enserrée dans des murs de verdure. L’eau, très profonde, stagnait.
« Là, là, regardez », chuchota le comte Kynocephalos. Au fond, parmi de ténébreux entrelacs d’algues, des formes tirant sur le blanc étincelaient à intervalles irréguliers, apparaissant puis disparaissant. Le cœur de Turba se mit à battre. C’étaient des poissons, et de dimensions extraordinaires.
À peine eut-il lancé sa ligne qu’il eut l’impression qu’on la lui arrachait des mains. Il résista. Il sentit que cela tirait de façon formidable. « Zut alors ! » cria-t-il, incapable de réprimer son enthousiasme.
Ce fut un combat long et exaltant. « Mais vous êtes un professionnel, vous êtes un champion ! » ne cessait de répéter le comte pendant que, pour assurer sa prise, Turba tournait doucement le moulinet.
Puis la surface entra en ébullition. Turba tendit l’épuisette, mais la proie était trop grosse. Le comte dut la saisir à pleines mains. C’était une truite comme Turba n’en avait jamais vu de sa vie. Elle devait peser au moins dix kilos.
Pourtant son triomphe prit un goût amer. En enlevant l’hameçon de la bouche, il remarqua, sur la queue de l’énorme bête, quelque chose qui luisait au soleil. Il regarda mieux : c’était une petite couronne d’or.
« Sainte Vierge ! balbutia-t-il, effaré. Qu’est-ce qu’on va faire ? »
À l’évidence Kynocephalos l’avait emmené dans l’un des viviers ultraréservés de la maison royale, protégés par des lois impitoyables : quiconque y pêchait sans autorisation risquait plusieurs années de galère et dans certains cas la potence.
Le comte cependant ne s’était pas départi de sa bonne humeur. Bien plus, il riait, satisfait.
« Eh, Giosuè, cria-t-il, toi qui es un vieux braconnier, viens un peu par là voir ce poisson ! »
Giosuè s’approcha, l’examina, cligna de l’œil. « Peut-être vaudrait-il mieux, dit-il, confirmant le terrible pressentiment, lui couper la queue. »
Ces mots épouvantèrent Turba. « Allons-nous-en, allons-nous-en vite, supplia-t-il, et il regardait autour de lui au cas où des gendarmes arriveraient.
— Allons, allons, courage, fit Kynocephalos. Après tout, personne n’en saura jamais rien. Giosuè va couper la queue, et ce soir vous aurez un repas de choix.
— Ah, pas moi ! pas moi, j’ai peur, je ne savais pas, je ne pouvais pas imaginer que…
— Par pitié, monsieur Tarba, n’en faites pas un drame… Personne n’en saura jamais rien. »
« À part toi, pensait Turba, à part toi, charogne, et ton sous-fifre Giosuè qui pourra témoigner pour toi. »
En toute hâte, ils regagnèrent la voiture, le paysan y chargea la truite emballée dans une espèce de petit paquet de branchages et de feuillages. Sans dire un mot Turba démarra. Et ce faisant il pensait : « Maudit comte, que le diable t’emporte, je suis entre tes mains maintenant, tu pourrais me dénoncer, me déshonorer, m’envoyer aux galères. Heureusement que tu es un idiot et que tu ne sais pas qui je suis réellement, heureusement que tu es riche et que tu ne fréquentes pas le gouvernement pour obtenir des passe-droits ou des exonérations. Tu es un idiot et ton idiotie me sauvera. »
Lorsqu’ils furent arrivés en ville, sans encombre, il déposa le comte en le priant de garder la truite. Kynocephalos l’accepta sans réticence et il continuait à rire, extrêmement amusé par la peur du « cher monsieur Tarba ».
Mais le lendemain matin, à peine arrivé au gouvernement, M. Turba, saisi d’un obscur pressentiment, se mit au balcon du grand vestibule d’entrée où déjà s’entassait la multitude inquiète des postulants, des gens bien vêtus pour la plupart, impatients d’être reçus, chacun ayant ses illusions et ses angoisses.
Il regarda. Et aussitôt il le vit. Au milieu de la foule, le comte Kynocephalos riait, riait, et de la main droite il lui faisait signe, le saluait, et semblait vouloir lui dire : « Me voilà enfin, mon cher Turba, et maintenant tu es mon esclave. J’ai besoin de toi, cher ami, j’ai besoin d’une quantité de choses, des affaires un peu difficiles, scabreuses même, compromettantes peut-être. Que diable, si on ne s’aide pas un peu entre amis ! Et puis je sais que tu m’apprécies, mon cher Turba, tu m’apprécies beaucoup, et je suis sûr que tu m’aideras. Pas vrai, très cher ami, que tu m’aideras ? »
Il Nuovo Corriere della
Sera,
25 avril 1954.