Le plus grand des champions

Le célèbre brigand Sibillano – aux colères redoutables ! – avait acquis à la longue une telle sagesse, un tel flegme et en même temps une telle confiance en lui que ses acolytes se demandaient s’il n’était pas devenu gâteux.

Postées sur la crête des parois rocheuses, ses sentinelles veillaient. Un de ses hommes l’avertissait : « Sibillano, en bas sur la route, la voiture de Geroni arrive. Je parie qu’il rentre du marché, il doit crouler sous l’argent. — Eh bien, laisse-le passer », répondait du fond de la grotte la voix lasse du brigand.

Aujourd’hui Geroni, demain monsieur le comte, un autre jour la marquise avec tous ses diamants. Sibillano ne se déplaçait plus. À quoi bon ? De l’argent, désormais, il en avait volé assez pour lui et pour toute sa bande jusqu’à la fin de leurs jours. Les chemins qu’on redoutait d’emprunter autrefois étaient redevenus tout à fait sûrs.

Si cette passivité était pénible pour certains, c’était bien pour ses admirateurs : car si de nos jours on est supporteur d’une équipe de foot, à cette époque-là les âmes simples se passionnaient pour les grands aventuriers, les pillards, les pirates, et cetera. Cela dit sans la moindre ironie.

« Ton Sibillano, disait Niello, berger de la région, à son compagnon Ermanno, c’est devenu un mouton, il me fait pitié, voilà ce que j’en dis ! — Chhht, faisait Ermanno. Tu me fais rigoler. Il n’est pas encore né celui qui pourra rouler Sibillano ! » Et ils se disputaient, et ils se mettaient en colère, et quelquefois ils en venaient aux mains.

Un jour Sibillano fut averti que la fine fleur de la gendarmerie avait quitté la ville et s’approchait. « Quels gendarmes ? Les chevau-légers de la garde ?

— Non, ils sont à pied. — Pouah ! commenta Sibillano, allongé sur de moelleuses peaux de mouton. Ceux de la garde territoriale, pouah ! À l’allure à laquelle ils vont, ils seront là dans un mois s’ils se dépêchent. » Et il se tourna de l’autre côté.

« Sibillano, prévint une seconde sentinelle le jour suivant, les gendarmes sont arrivés dans la vallée. Ils prennent le sentier qui mène ici chez nous. — Mais oui, c’est ça…, répondit Sibillano. Compte dessus et bois de l’eau fraîche ! Il faudra un siècle avant qu’ils aient atteint le sommet de la côte. — Sibillano, les gendarmes sont près du pont. — Minute, papillon, répondait le brigand. Pourquoi tant de hâte ? Laissez-moi dormir.

— Sibillano, les gendarmes se sont engagés dans la gorge, dans quelques heures ils seront ici… Sibillano, on peut déjà compter les gendarmes un par un, il y en a cinquante… Sibillano, on voit déjà les bérets rouges des gendarmes au bout de la prairie, d’ici dix minutes, ils sont ici, nous on fout le camp. — Eh ben, foutez donc le camp, poules mouillées », répondait le brigand imperturbable.

Sur les crêtes alentour, des bergers, des bûcherons et des montagnards observaient la scène avec le plus grand intérêt. « Tu vas voir qu’il va se faire berner comme un bleu, ton célèbre Sibillano ! criait Niello à Ermanno, en ricanant. — Hé, hé, quand le moment sera venu, tu verras bien », répondait Ermanno avec une moue de mépris.

À vrai dire, même ses détracteurs s’attendaient à ce qu’à la dernière minute Sibillano vînt à la rescousse de ses compagnons, au moyen d’on ne sait laquelle de ses diableries. Mais au contraire, rien. Les gendarmes encerclèrent la grotte, s’approchèrent avec circonspection, pour finir le plus courageux s’enhardit jusqu’au seuil de l’antre. « Rends-toi Sibillano, intima-t-il d’une voix mal assurée. Maintenant tu ne peux plus t’échapper. Rends-toi. C’est un ordre du roi.

— Mais bien sûr que je me rends. Qu’est-ce que je pourrais faire seul contre tant de valeureux soldats ? » Voilà ce que répondit Sibillano du fond de sa grotte. « Allons, entrez, entrez, chers amis. »

« Tu vas voir maintenant, on va rire, commenta le berger Ermanno, persuadé que le brigand avait préparé quelque incroyable surprise. Tu riras jaune, bientôt, mon cher Ermanno. » Mais au contraire Sibillano ne fit rien du tout. Après de longues hésitations, les gendarmes entrèrent dans la cavité et réapparurent peu après, encadrant Sibillano menotté.

« Sibillano, qu’est-ce que tu fais ? » lui hurla de loin Ermanno, pendant que Niello se tordait de rire. Le brigand se retourna, laissant voir un visage hilare, et, faisant tinter ses chaînes, il fit un geste digne, plein de supériorité, comme pour dire : « Attends, attends, on a encore le temps, ne t’en fais pas, le moment propice n’est pas encore venu. »

Ermanno se sentit soulagé : « Eh, vous ne le connaissez pas, Sibillano ! S’il s’est laissé prendre, c’est qu’il a ses raisons. Il veut aller en ville pour s’amuser. »

Sans se faire voir, les compagnons du brigand le suivirent en ville, de nombreux admirateurs firent de même. Dissimulés au sein de la foule, ils tournaient autour de la prison, criant de temps à autre : « Sibillano ! Sibillanooo ! Qu’est-ce que tu fais, Sibillano ? » D’une très haute fenêtre grillagée, alors, surgissait la main du brigand, elle faisait un geste des plus éloquents, comme pour dire : « Ne vous inquiétez pas, mes amis, nous avons le temps, faites-moi confiance, le moment n’est pas encore venu. »

Quelle sorte de surprise avait pu mettre au point le célébrissime bandit ? Quelle astuce, quelle ruse, quel coup de théâtre pour recouvrer sa liberté et humilier les autorités constituées ? Qu’est-ce qu’il attendait donc ? Le jour du procès arriva, le tribunal était archi-comble. Les juges n’eurent pas un instant d’hésitation : condamnation à mort, par pendaison.

Dans la foule, parmi les curieux, se trouvaient Niello et Ermanno. « Ah, il est beau, ton grand champion ! railla Niello. — Attends un peu, répliqua l’autre tranquillement. Le moment venu, tu verras bien de quoi Sibillano est capable. »

Jusqu’au moment où l’on amena le brigand sur la place, et sur la place s’élevait le gibet, et aux pieds du gibet se trouvait le bourreau. On passa la corde au cou du brigand.

Au même instant, provenant de la foule, une voix : « Sibillano, qu’est-ce que tu attends, Sibillano ? » En réponse à quoi le brigand, bien qu’ayant les mains attachées dans le dos, réussit à faire un geste des plus expressifs, comme pour dire : « Les gars, encore un peu de patience, et vous allez voir ce que vous allez voir, je vous le jure. »

Tout à coup le bourreau retira l’escabeau sous ses pieds, Sibillano dégringola et resta suspendu par le cou, ses pieds battirent l’air deux ou trois fois puis il s’immobilisa, les membres ballants. Raide mort.

« Bon, et maintenant ? ricana triomphalement Niello, en donnant un coup de coude à Ermanno. Qu’est-ce qu’il attend pour sortir ses petites griffes, ton redoutable lion ? Il attend d’être arrivé là-bas en enfer ? »

Mais le véritable inconditionnel ne se rend jamais. « Tu crois pas si bien dire ! répondit Ermanno. C’est exactement ça. En bas, chez le diable, regarde un peu ce qu’il t’a concocté, Sibillano. Regarde, mais regarde. C’est pas un type formidable, peut-être ? » Et de la main droite il montrait le volcan éteint depuis des siècles qui dominait la plaine dans le lointain.

De l’extrémité de l’immense cône tout à coup avaient jailli d’énormes flammes, auréolées d’un énorme nuage noir qui grandissait à vue d’œil. Et l’on entendait un sinistre grondement de tonnerre.

Il Corriere d’informazione,
18-19 mars 1953.