Une femme redoutable

« Je commençai à remarquer le phénomène, me racontait la jeune fille, peu après être entrée au service de monsieur Mario Ronda. Sa première épouse, la célèbre Lidia, était morte depuis deux ans, lui pensait déjà à se remarier.

— Pourquoi “célèbre” ?

— Tout le monde la connaissait, au pays et à l’extérieur. Une femme pareille ! Sûr, c’était une grande et belle dame. Mais elle ne se prenait pas pour n’importe qui, toujours la tête haute, on aurait cru une statue, sûrement pas une femme comme nous autres. Pâle, comme l’albâtre, avec des yeux immenses. Elle ressemblait à un cygne. Un profil classique, comme on dit. Peut-être bien. Mais odieuse. Et si elle s’était limitée à prendre ses grands airs. Mais il en a vu des vertes et des pas mûres, avec cette harpie, ce pauvre monsieur. Et pour satisfaire ses caprices, il trimait du matin au soir comme un nègre. Il était pendu à ses lèvres, et c’était pourtant miracle si de cette bouche sortait une parole un peu gentille. Toujours à s’ennuyer, toujours sujette à une nouvelle maladie, de celles qu’ont seulement les gens riches, et les médecins : et, donc, les professeurs, les spécialistes, les rayons, les soins à l’étranger qui vont avec. Une plaie. Et vache en plus. Je me souviens, un soir – en ce temps-là je travaillais au Flora, le restaurant-dancing –, ils arrivent tous les deux, avec des amis. Lui : “Que prendras-tu, chérie ? — Ce soir je n’ai pas faim, dit-elle. — Deux tranches de jambon ? — Non, non, je t’en prie. — Deux gambas ? — Non, ça va m’abîmer la peau… Oh Mario, va fermer cette baie, il y a un de ces courants d’air ici… — Tout de suite, ma chérie… Mange au moins un aloyau !”

« Il insiste tant et si bien que, pour finir, elle y consent, Sa Majesté. En deux minutes, le beefsteak est servi, préparé dans les règles de l’art, je vous le jure, mais elle, à la première bouchée elle fait la grimace. “Oh, mais c’est trop cuit, c’est abominable, je m’en doutais, s’égosille-t-elle. Ici la cuisine est impossible, je ne comprends pas pourquoi tu t’entêtes à venir là chaque fois que nous avons des invités ! — Allons, calme-toi, ma chérie, on va t’en faire préparer un autre tout de suite.” Et en effet ils en commandent un autre. On le leur apporte. Elle fait signe qu’elle n’en veut pas : “Mais tu crois que j’en ai encore envie, tu n’es pas un peu détraqué ? Tu veux que je sois malade ? Toi, bien sûr… ma santé c’est le dernier de tes soucis. Et encore ! Je parie que tu serais bien content si un jour je disparaissais.” À ces mots, elle éclate de rire. Une vipère. “Mais ne te fais pas d’illusions, ne crois pas que tu vas pouvoir te débarrasser de moi comme ça. Même si je meurs, ne t’inquiète pas, je trouverai un moyen de t’avoir à l’œil, ah, je ne te lâcherai pas comme ça…” Jamais vu une femme aussi méchante.

— Et lui ?

— Lui, il était amoureux, les premières années, amoureux comme un imbécile. Ensuite… je crois que, une fois sa passion éteinte, il ne lui est resté que la peur.

— Et quand elle est morte ?

— Il n’a pas eu l’air d’en faire une tragédie, à vrai dire. Mais comment peut-on savoir ? Et puis les morts accidentelles ne sont pas comme les décès ordinaires, certains sont au bord du désespoir et d’autres restent hébétés. Les journaux ont écrit qu’elle était partie faire une promenade en barque sur le petit lac juste en dessous de la villa. Dieu sait comment, elle est tombée dedans.

— Et lui, il était où ?

— Il était dans la maison en train de travailler, du moins c’est ce qu’on a lu dans les journaux. Il a entendu un cri, il s’est précipité dehors, il a vu la barque vide à moins de trente mètres de la rive. Alors il s’est jeté à l’eau, pour la sauver, en tout cas c’est ce qu’ont dit les journaux. Mais elle avait déjà disparu.

— Et le phénomène ? Tout à l’heure tu parlais d’un phénomène.

— Oui. Voilà. J’étais entrée à son service depuis quelques jours seulement quand un soir, il faisait déjà nuit, je vois Monsieur monter dans la barque. Il venait à peine de quitter la rive, il devait être à trente mètres, à peine, et tout d’un coup, il s’arrête. Il lâche les rames, et avec je ne sais quel outil il se met à traficoter dans l’eau. C’était une nuit noire, on entendait les grenouilles, j’ai commencé à avoir peur.

— Pourquoi ?

— Je ne saurais pas dire. Il y avait un mystère ! Et je me disais : “Qu’est-il en train de fabriquer, Monsieur ?” Il s’est affairé pendant un quart d’heure peut-être. Et puis il revient. Je l’espionnais derrière un volet. J’ai bien vu qu’il essayait de ne pas faire de bruit. Mais peu après, par curiosité, je suis descendue jusqu’à la darse sans me faire repérer, avec une bougie. Et je cherche dans la barque. Et j’y trouve une de ces grandes cisailles dont on se sert pour couper les branches. Elle était encore toute mouillée.

« J’avais l’impression qu’il y avait derrière tout ça quelque chose de sinistre. J’en ai parlé à Berto, le vieux jardinier. “Ah, tu ne sais pas ? il m’a dit. — Non, je ne sais rien. — Ah, tu ne sais pas ? Tous les sept jours, dit-il, Monsieur va faire sa petite promenade en barque, dans l’obscurité, et il croit que nous n’en savons rien. Toujours au même endroit, là où Madame Lidia s’est noyée.”

— Pour lui porter des fleurs ?

— Des fleurs, tu parles ! À l’endroit précis où Madame a coulé, un roseau sortait hors de l’eau. Il n’y avait que ce roseau sur le lac et cela faisait un drôle d’effet de le voir sortir de l’eau, tout seul. Et le sommet du roseau se balançait, il suffisait d’un peu de vent, ou d’une vague minuscule, et il se balançait, se balançait, on aurait dit un doigt qui continuait à faire signe que non. Et à une heure, quand il venait déjeuner, je l’observais, Monsieur, qui s’asseyait à table de façon à voir le lac, et quand il croyait que je ne le voyais pas, il levait de son assiette des yeux inquiets pour regarder le roseau qui se balançait, se balançait. Et lui il croyait que cette histoire de roseau personne ne s’en était aperçu.

« Tous les six ou sept jours, il y avait cette sortie nocturne en barque. Au matin, le roseau avait disparu, parce qu’il l’avait coupé, et puis, mais je me fais peut-être des idées, Monsieur me paraissait plus heureux, mais il avait toujours les yeux rivés sur le lac, au cas où ce maudit roseau serait sorti de nouveau. En effet, il ne se passait pas deux ou trois jours qu’à la surface pointait un truc, on aurait dit un crayon de loin, un doigt qui disait non, alors Monsieur redevenait tout à coup nerveux. Et ça continuait comme ça : le roseau grandissait, et il le coupait, et le roseau de nouveau grandissait et lui de nouveau il le taillait, et il était persuadé que personne ne s’en était aperçu.

— Il avait vraiment peur ?

— Non, au contraire. Je dirais qu’il était furieux, plutôt, fou de rage, faut dire que c’est vraiment une bonne pâte, cet homme… Nous, les femmes, il y a des choses qu’on comprend. Tout simplement, il la détestait, cette sorcière. Parce que c’était elle, sa femme morte, tout le monde le savait. Ce roseau, c’était elle qui ne voulait pas le laisser tranquille, qui voulait l’obséder, le terroriser. Jusqu’à le faire devenir fou. Mais lui ne cédait pas à la folie, non. Bien au contraire. Je le trouvais même plus beau depuis qu’il était veuf, il n’avait plus cet air timide et effrayé… Puis il s’est remarié.

— Une fille jeune ?

— Oui, bien sûr. Et mignonne encore, et sympathique, et gentille. La fille cadette de Romussi, le notaire, une vieille famille du pays. Et pas stupide pour un sou. Une femme qui connaissait son affaire. Deux jours après, même pas, elle avait compris de quoi il retournait. Je me souviens très bien, un matin pendant que je faisais le ménage, elle me demande, l’air de rien : “Teresa, qu’est-ce que c’est que ce bout de bois qui dépasse du lac ? — Quel bout de bois ? je réponds. — Ce truc, dit-elle, là-bas au fond, un de ces jours il faudra l’enlever, il est tellement vilain, même minuscule, il gâche tout le paysage.” Ce sont ses mots. Comme si quelqu’un l’avait avertie. Mais peut-être qu’elle avait simplement deviné. Nous, les femmes, pour certaines choses on a de l’intuition. Mais justement ce soir-là, sans qu’elle s’en aperçoive, Monsieur est sorti en barque avec les cisailles pour l’amputation hebdomadaire. Et le lendemain matin le bout de bois avait disparu.

— Et qu’a-t-elle dit ?

— Rien. “Teresa, elle me demande, c’est toi qui l’as coupé ? — Coupé quoi ? je réponds. — C’est toi qui as coupé le roseau qui dépassait du lac hier ? — Non, ce n’est pas moi, dis-je, ça doit être probablement Monsieur. — Ah, je vois”, fait-elle, et elle ne dit plus rien. Elle n’a plus jamais reparlé de cette affaire, même quand cinq jours plus tard le roseau a réapparu. D’une bonne vingtaine de centimètres, il dépassait de l’eau, il n’avait jamais été aussi gros. La morte devait être furieuse que Monsieur se soit remarié.

« Oui, mais la nouvelle femme n’était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Vous savez ce qu’elle a fait ? Un après-midi, je me le rappellerai toute ma vie, elle prend la barque. Elle va jusqu’au roseau, elle le saisit à pleines mains, elle se met à tirer de toutes ses forces. Et elle criait : “Tu vas t’arracher, maudite plante ! Tu vas t’arrêter de pousser, dis, tu vas t’arrêter !” Mais le roseau résistait comme s’il était de fer et la barque, sous la poussée, commençait à tanguer… Je la regardais depuis une fenêtre. À un certain moment je la vois partir en avant comme si quelque chose la tirait depuis le fond du lac. Puis elle a jeté un cri que je n’oublierai jamais plus : “Non ! Nooon !” Et aussitôt elle a été entraînée dans l’eau. Un plongeon, la tête la première.

— Morte ?

— Non. Heureusement il y avait non loin un pêcheur avec sa petite embarcation, il est arrivé à temps pour la sortir de là. Ensuite Madame a raconté que le roseau qu’elle cherchait à arracher s’était mis à résister tout à coup comme si à l’autre bout, tout au fond de l’eau, il y avait eu une main qui tirait. Et elle, Madame, peut-être parce qu’elle en était tellement convaincue, elle n’arrivait plus à ouvrir les mains. Toujours est-il qu’elle a bien failli se noyer… Mais depuis ce jour…

— On n’a plus revu le roseau, c’est ça ?

— Mais si. Le lendemain il flottait. Comme une couleuvre morte. Il devait bien faire trois mètres de long, visqueux, avec d’innombrables petites racines. Monsieur le garde toujours, quelque part. Bien sûr, il n’en est plus repoussé d’autres. Regardez maintenant comme le lac est beau, tout dégagé. Vous pouvez le voir vous aussi depuis la fenêtre. Regardez donc. Ah, mais il a fallu la seconde épouse pour triompher de la sorcière !

— Et toi, Teresa, dis la vérité, tu n’as jamais pensé que c’était ton patron qui l’avait tuée ?

— Elle est bien bonne ! Mais c’est clair que c’est lui qui l’a tuée, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

— Et le roseau représentait le remords, alors ?

— Le remords ? Comment pouvait-il éprouver du remords ? Vous, Monsieur, vous éprouvez du remords s’il vous arrive d’écraser un scorpion ? »

Il Nuovo Corriere della Sera,
7 avril 1956.