L’ami du méchant

Après déjeuner, Mme Angela Conz, qui lit son journal, sursaute tout à coup.

« Stefano, Stefano ! crie-t-elle à son mari d’une voix oppressée. Mon Dieu ! Lis donc, lis ! »

Stefano Conz, négociant en meubles, est penché sur son échiquier, absorbé par la partie. Il se redresse vivement. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Ils ont arrêté Lughi pour l’assassinat de la dactylo… Lughi, ton ami. » Son épouse est tellement émue que les mots ont du mal à sortir de sa gorge. « Ton ami Lughi soupçonné d’assassinat… Stefano, tu n’as pas entendu ? Lughi en état d’arrestation. Et toi tu restes là, tu ne bouges pas, tu ne tiques pas, tu ne dis rien

— J’étais au courant, répond-il avec flegme.

— Tu étais au courant et tu ne m’as rien dit ?

— Non. Je ne t’ai rien dit parce que tu es toujours si maladivement craintive, impressionnable…

— Tu as préféré que je reçoive le choc en l’apprenant par le journal !

— Mais quel choc ? Ça y est ! Tu en fais tout un drame.

— Ah, si pour toi c’est sans importance… »

Elle reste pensive quelques instants, le journal ouvert entre les mains. Puis elle se lève lentement, en le fixant de ses yeux écarquillés.

« Mais qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? fait Stefano. Tu deviens folle ?

— Tu as mangé ! dit-elle, en détachant chaque syllabe comme si c’était un acte horrible.

— Qu’est-ce que ça veut dire : “Tu as mangé” ?

— Tu savais que Lughi avait été envoyé au trou pour assassinat et tu as mangé de bon appétit !

— Et que voulais-tu que je fasse, que je saute un repas ?

— Ah, Stefano, je te jure, je ne te comprends pas… On arrête pour assassinat un de tes amis intimes…

— Un intime, et puis quoi ! Je t’en prie !… Juste une connaissance, quelqu’un que je vois au café. Je le rencontrais le soir, tout au plus on faisait une partie… Si tu appelles ça être intimes…

— On arrête, je te le répète, un de tes amis intimes accusé d’avoir étranglé une jeune fille et toi tu restes là tranquille comme Baptiste !… Et il lui a fait subir des violences… Un maniaque… Lughi est un maniaque… Et toi tu es là à faire joujou avec ton fichu jeu d’échecs. » Elle change de ton, elle passe un registre plus bas, comme les inspecteurs de police au cinéma : « Tu es bizarre Stefano… j’aime autant te le dire, ce soir tu es vraiment bizarre. »

À ce moment, Anna, leur fille, surgit sur le pas de la porte, prête à partir au cinéma avec son fiancé. Sans piper mot, elle a écouté les dernières répliques. Maintenant elle intervient à son tour, tout excitée. « Maman ! Tu dis qu’ils ont arrêté M. Lughi ?… Pour l’assassinat de la dactylo ?

— Lughi en personne, confirme sa mère, avec une sorte de complaisance ambiguë.

— Mais non, Maman ! C’est impossible !… Et toi, Papa, tu n’as pas joué avec lui, hier soir ?

— Tu vois ? fait Mme Conz s’adressant à Stefano comme si elle avait reçu la confirmation de quelqu’un d’autorisé. Tu vois bien qu’Anna aussi est abasourdie, elle est même devenue toute pâle… Mais toi, rien. Tu t’en fiches, tes amis se promènent en violant et en égorgeant les femmes et toi, ça ne te fait absolument rien… Bravo ! Tu vois, Stefano, tu vas même me faire penser que… (Elle pousse un profond soupir.) Oh ! Stefano, ce serait effrayant… » Et elle met sa main devant sa bouche.

Au magasin aussi, le lendemain matin, Conz trouve une atmosphère insolite. Ce sont les deux commis qui s’y mettent les premiers : des coups d’œil et des petits rires énervants ; puis les propriétaires des boutiques voisines viennent lui demander des nouvelles. (« Mais dites un peu, quel genre d’homme est-ce, ce Lughi ? C’est vrai que c’était un coureur de jupons invétéré ? Et ces derniers jours, au café, vous n’avez rien remarqué ? Comment est-ce possible ? Le soir du crime il est venu faire une partie de scopa comme d’habitude ? ») On voit même revenir d’anciens clients que l’on n’avait pas vus depuis des années parce qu’ils ont des ardoises. C’est que le nom de Conz est cité dans les journaux comme celui d’une des personnes interrogées par le commissaire.

Lorsqu’il rentre pour déjeuner, sa femme navigue toujours sur une mer démontée. Elle s’est affalée sur le divan au milieu d’une mer de journaux dépliés.

« Oh, Stefano, je ne sais plus que penser, je ne sais plus… » Elle pleurniche un petit coup. Puis, se reprenant incroyablement vite : « Écoute, écoute ce qu’ils écrivent : “Un autre client du café, Stefano Conci, cinquante-trois ans (ils se sont trompés sur ton nom, ces crétins), a déclaré que l’attitude du comptable ces derniers jours était tout à fait normale, si ce n’est que Lughi, contrairement à son habitude, partait tôt, pas plus tard que dix heures…”

— C’est exactement ça, approuva le commerçant.

— Ah, voilà, tu es content ! Mais tu vas me faire le grand plaisir, aujourd’hui même, d’aller demander un rectificatif au journal…

— Un rectificatif de quoi ?

— Ils doivent écrire ton nom comme il faut. Depuis quand est-ce que tu t’appelles Conci ?

— Mais c’est mieux comme ça, non ? Moins on en parle, mieux c’est.

— Tu veux te cacher alors, tu veux disparaître… Dis-le franchement… Je ne crois pas, moi, que ce soit la meilleure attitude pour quelqu’un qui est soupçonné de complicité de meurtre…

— Mais qui est soupçonné ?

— Toi, toi, Stefano. Écoute voir un peu… » Lisant : « Une enquête est menée pour identifier le complice – peut-être même étaient-ils plusieurs – qui a dû aider Lughi à transporter la dépouille depuis le grenier jusqu’à la cave. Compte tenu de la corpulence de la victime, on présume qu’il s’agit d’un homme doué d’une force exceptionnelle. » Et toi, pauvre imbécile, toi qui te précipites dès qu’il y a la foire au pied des remparts, et qui fais ton fortiche en jouant au bras de fer… Stefano, Stefano, regarde-moi dans les yeux… Je t’en supplie… dis-moi la vérité… des fois, il ne te serait pas venu à l’idée de… ?

— Eh ! mais ça suffit comme ça, toutes ces histoires sans queue ni tête. Ma parole, tu m’as tout l’air d’être devenue cinglée !

— Non, non, je sais très bien à quoi je pense… Je te connais… Toi, si on te demande un service, tu es incapable de dire non. Je parierais que si ce Lughi t’avait demandé de…

— Mais allez, arrête. Il faut pas plaisanter avec des choses comme ça. Si quelqu’un t’entend, va savoir ce qu’il peut s’imaginer ensuite… »

Il est de mauvaise humeur pendant le repas, il sort tout de suite après. Dans les escaliers, au premier étage, la jeune veuve Anfossi sort précipitamment de son appartement, et il manque la percuter. Cette femme, parce qu’elle est fort belle, se montre toujours très hautaine. Mais aujourd’hui, pour la première fois depuis des années, elle décoche à Conz un magnifique sourire. Et trouve le moyen d’entamer la conversation. « Oh, vous, monsieur Conz, vous devez être un homme terrible ! — Terrible, et pourquoi donc ? répond le marchand de meubles en piquant un fard. — Oh, vous alors ! » Et la veuve lui fait du doigt un gentil signe de menace. « Vous êtes un petit coquin, vous savez ? Vous me faites peur ! J’ai entendu dire tellement de choses sur vous… mais des choses ! » Et elle s’échappe, agitant toujours son joli petit doigt.

D’autres femmes encore, qui d’habitude ne daignent même pas lui jeter un regard, comme s’il n’existait pas, maintenant – allez savoir pourquoi – le fixent effrontément en souriant, et dans la rue parfois elles se retournent. En faisant une allusion plus que claire, la caissière du café, qui est une fille splendide, lui palpe les muscles du bras : « Eh, mais vous êtes encore un athlète, monsieur Stefano, Dieu sait combien de kilos vous êtes capable de porter. »

Le soir, sa femme lui rapporte que Carmela, la vieille bonne à leur service depuis dix-sept ans, est partie brusquement. « Je dois aller dans ma famille, a-t-elle dit. L’une de mes tantes est gravement malade… Et puis, Madame, si je dois vous dire la vérité, avec ce qui se passe ici… vous comprenez… M. Stefano… Rien de tout cela ne doit être vrai… mais le soir j’entends la chouette crier, je n’arrive plus à m’endormir… »

Carmela s’est congédiée elle-même, mais Mme Conz ne l’a pas mal pris du tout. Au contraire, il semblerait que cela soit de son goût. « Quand je pense, dit-elle gaiement à son mari, quand je pense que tout ça, c’est de ta faute ! » Par ailleurs, à la maison, la situation de crise dure peu. Le jour même, comme si la nouvelle avait volé sur les ailes du vent, une douzaine de jeunes femmes de service se sont présentées et Mme Conz n’a eu que l’embarras du choix.

Qu’est-ce qu’elle a en tête, Angela ? Depuis quelques jours, on ne la reconnaît plus. Vive, spirituelle, désinvolte, elle a même rajeuni. Et comment se fait-il que tant d’amies viennent la voir ? Pourquoi cette atmosphère surnaturelle d’état de siège ? Là-bas, la cuisine bourdonne de bavardages incessants, on se croirait dans une volière. Et dominant toutes les autres voix, la sienne, celle d’Angela. « Mon mari… Mon mari… » Toutes ses phrases commencent ainsi, maintenant. Et ses amies : « Oh non, madame, ce n’est pas possible, personne ne le croira jamais… M. Stefano… si bon, si gentil, une si brave personne… — Il faut espérer, c’est tout, fait Angela, s’efforçant laborieusement d’émettre un début de sanglot. Mais il y a tant de méchanceté dans ce monde. Je ne serais pas étonnée si quelqu’un… — Et puis quoi, encore !… Nous viendrons témoigner sur-le-champ, nous autres. Vous pouvez y compter, vous savez ? Madame… Nous, nous savons quelle bonne pâte c’est, M. Stefano… Un ange en vérité. » Son épouse alors prend la mouche. « Si on va par là, il ne faut pas exagérer, réplique-t-elle aigrement. Mon mari est un homme qui… qui, lorsqu’il sort de ses gonds… non, non, il vaut mieux ne pas s’appesantir. — Pourquoi ? Sérieusement ? Allez, dites-nous, dites-nous, madame. » Derrière la porte, Stefano écoute, abasourdi.

Quelques jours plus tard, Conz se retrouve de nouveau nez à nez dans les escaliers avec la jolie petite veuve. Mais cette fois-ci elle fait comme si de rien n’était, elle file sans répondre à son salut.

Rentré chez lui Stefano trouve une atmosphère de deuil. Sa femme de mauvaise humeur, mal peignée, mal habillée, enlaidie. Aucune amie en visite. Et à la place de la nouvelle femme de service, Carmela est revenue, plus déprimante que jamais.

« Angela, demande Conz, que s’est-il passé ?

— Pourquoi ? Rien. Carmela est revenue, c’est tout. »

Et il n’y a pas moyen d’obtenir davantage d’explications.

Jusqu’au moment où, à table, après un très long silence, elle demande :

« Dis, ce soir, tu es allé au café ?

— Oui.

— Et lui, il s’est manifesté ?

— Qui, lui ?

— Eh bien, Lughi ! Tu ne sais pas qu’ils l’ont relaxé ?

— Non, je n’en savais rien.

— Eh, je m’en doutais bien, moi…, dit Angela avec une moue de mépris. Il n’avait pas la trempe, Lughi… Et toi non plus, tu sais ? » Elle ajoute avec méchanceté : « Toi non plus je ne te vois pas te lancer dans des trucs pareils.

— On dirait que ça te déçoit ?

— Oh, les déceptions, tu sais, maintenant, à mon âge… », murmure-t-elle avec amertume.

Il Nuovo Corriere della Sera,
27 novembre 1951.