Les vacances du grand ponte

Le célèbre chirurgien Oreste Crona alla passer un mois de vacances à Castellaro, joli petit village sur les rives de la mer Tyrrhénienne. Les célébrités, les habitants de Castellaro n’y faisaient plus attention, tellement ils en avaient vu : des peintres, des poètes anglais, des architectes américains, des réalisateurs et des acteurs de cinéma, des chefs d’orchestre, des princes en exil, des danseuses et ainsi de suite. Mais c’étaient tous des artistes ou des romantiques, des gens pas très sérieux en quelque sorte.

Cette fois-ci, au contraire, c’était un scientifique de renom qui venait et la chose sembla flatteuse. Non pas que les gens connussent Crona. Ils n’avaient jamais entendu ce nom. Mais la rumeur va très vite. Et M. Schmidt, le propriétaire du Grand Hôtel des Moines, eut l’idée de faire une certaine publicité autour de l’affaire. Ce Crona, disait-il, était une sorte de Marconi, d’Einstein de la chirurgie, demandé dans le monde entier pour les cas les plus désespérés et les plus inexplicables. Sa spécialité : les opérations du crâne. Cependant la clairvoyance de ses diagnostics était tout aussi légendaire. À preuve cette anecdote : un jour qu’il consultait à son cabinet, un nouveau patient se présenta. « Asseyez-vous, je vous en prie », dit Crona. L’homme avança de quelques pas. « C’est bon, fit le chirurgien. Vous rentrez en clinique ce soir, et demain à la première heure, on vous opère. C’est une tumeur cérébrale. » Il lui avait suffi de le voir marcher.

Quand Crona arriva, il fit l’objet de grandes discussions au Café Titano, sur la place. Allait-il descendre au village, le professeur, ou avait-il l’intention de rester cloîtré à l’hôtel ? Irait-il se baigner ? Consentirait-il à assister au feu d’artifice de dimanche ? Parmi les clients du café, il y avait le vieux docteur Nunziante Russo, médecin communal du village. « Cher docteur, lui dit quelqu’un, êtes-vous déjà allé le saluer ? — Saluer qui ? — Mais le ponte… ce chirurgien d’exception. Excusez mon audace, mais il me paraît de votre devoir… » Russo se laissa influencer.

Le chirurgien était un homme d’environ cinquante-cinq ans, très grand, maigre, des cheveux blonds coupés en brosse, le visage un peu rouge comme les gens du Nord, d’une élégance rare dans son costume blanc. Le docteur Russo fut surpris de son extrême amabilité. Qu’il fût sincère ou pas, Crona semblait confus de recevoir cette visite de courtoisie, comme si c’était pour lui un trop grand honneur. « Si quelqu’un devait se déplacer, c’était à moi de le faire… », répéta-t-il deux ou trois fois, avec un sourire de reconnaissance. Et c’était bien ce sourire, ainsi que sa façon de parler d’une voix extrêmement lente, qui frappait le plus chez lui. Son sourire se dessinait progressivement sur ses lèvres, et y demeurait des minutes entières, empreint d’une douceur sans pareille, cependant que les pupilles bleues scintillaient de compréhension et de bonté.

Le chirurgien retint Russo pendant plus d’une heure, le faisant asseoir dans la véranda de l’hôtel où l’on servit le thé. Il lui parla de toutes sortes de choses : de la beauté de la contrée, du temps, de l’antique cathédrale que l’on voyait resplendir, là-haut, de ses trois coupoles dorées, de la pêche, de la merveilleuse sérénité du lieu et de ses habitants. Il n’y eut qu’un seul sujet qu’il n’aborda pas : lui-même, il ne parla pas non plus de ses études ni de son travail. Il expliqua même que pour se reposer vraiment, tous les ans, pendant son mois de vacances, il mettait en place un système efficace : non seulement refuser toute consultation ou opération, mais, mieux encore, ne pas lire une ligne qui ait trait à la médecine ou à la chirurgie, et n’en parler absolument jamais, pas même avec sa secrétaire ou avec des confrères. Voulait-il se donner un genre ? Pour Russo, quoi qu’il en soit, ce fut une agréable surprise : plus de danger de se trouver dans l’embarras. C’était un homme généreux, Russo, quelqu’un d’admirable, mais en tant que médecin ce n’était qu’un charlatan, il faut le dire, un puits d’ignorance. Il aurait été bien ennuyé si Crona, dans la discussion, l’avait entraîné à parler de leur profession commune. L’interdiction d’aborder des sujets professionnels lui convenait donc parfaitement. Reprenant confiance, le docteur Russo se sentit bientôt à l’aise, ce qui contribua à faire naître une grande sympathie réciproque.

Il y eut toutefois un épisode qui laissa le médecin perplexe. Le garçon qui servait le thé était un gars du pays, un certain Salvatore, que Russo avait connu bébé : un beau gosse, mais qui avait le défaut de se déplacer par petits bonds, comme s’il sautillait, ce qui au premier abord pouvait paraître étrange. Pendant qu’il s’éloignait de leur table, Crona le suivit intensément du regard : « Vous avez vu ? » demanda-t-il en secouant la tête. Russo ne saisit pas : « Si j’ai vu quoi, professeur ? — Oh, rien, dit Crona avec le plus grand calme… La façon dont marche ce garçon… » Alors le médecin de village se souvint du jour où il avait dû poser un diagnostic ; il crut comprendre, d’un regard neuf il observa le garçon qui s’en allait en sautillant. « Pourquoi ? demanda-t-il en frissonnant. Vous pensez, professeur, que… ? » Mais le professeur agita son index de façon comique, comme s’il menaçait un enfant : « Eh, docteur, docteur… ne me tentez pas… je vous l’ai déjà dit… pendant un mois j’évite certains sujets fâcheux… » Et sur le visage du chirurgien se répandit ce sourire doux et bon. « Oh, je vous demande pardon », fit alors Russo et il tourna la chose à la plaisanterie. Mais il en garda comme un drôle d’arrière-goût. Et plus tard, en rentrant chez lui, il ressassait ces pensées : « Il plaisantait, Crona ? Il s’amusait à me faire peur ?… Oui, ça doit être ça… Salvatore a toujours marché bizarrement… C’est vrai qu’aujourd’hui il sautillait plus qu’à l’accoutumée… Se peut-il qu’il ait quelque problème au cerveau ? Vacances ou pas, Crona m’en aurait quand même parlé… Ou alors, après avoir attiré mon attention, il n’a rien voulu dire de plus pour ne pas avoir l’air de me donner des leçons ?… Ou ce n’est que coquetterie, histoire de passer pour ce qu’il n’est pas ?… Ils sont tellement orgueilleux, ces grands hommes. C’est sûr, Salvatore aujourd’hui boitillait un peu trop… »

Le lendemain, s’en faisant modestement gloire, Russo accompagna son hôte visiter la cathédrale, le musée municipal, les fouilles moyenâgeuses, puis il lui fit admirer les points de vue, lui montrant les villages dans les montagnes et sur la côte, laquelle se perdait au loin : décors fantastiquement juxtaposés jusqu’à l’horizon de leur naufrage. Mais il ne cessait de penser à Salvatore. Le seul problème était que, après un premier rappel à l’ordre, il ne savait plus comment aborder le sujet. « Vous avez pris votre petit déjeuner, professeur ?

— Oui, oui, je vous remercie, avant de quitter l’hôtel. — Et ce matin, notre… notre jeune… notre jeune danseur était là ? — Quel danseur ? » Crona n’y pensait plus du tout. Russo se mit à rire pour faire comme si sa question n’avait aucune importance. « Ce serveur… celui qui se déplace comme un grillon… » Le professeur fronça les sourcils, singeant la moue typique du boudeur : « Non, non, non, mon cher docteur, vous êtes un petit malin, vous me tendez des pièges ! Vous voulez me faire succomber à la tentation !… Eh bien non ! Sur ce terrain-là, je ne vous suis pas… Dites-moi plutôt : pour la chasse, par là-bas, il y a de bons coins ? » Et il montrait les montagnes tout autour. Russo faillit répliquer : « Mais c’est vous, cher professeur, qui avez soulevé la question hier… C’est vous qui avez remarqué ce serveur. » Mais il n’en eut pas le courage et se tut.

Le soir, par hasard, au village, le docteur Russo se trouva nez à nez avec Salvatore. « Oh, ce cher Salvatore ! Comment vas-tu ? — Ah, docteur, on survit… — Et la santé, ça va ? — Oui, pour l’instant en tout cas… grâce à Dieu. — Mais dis-moi, Salvatore, les maux de tête… est-ce que tu souffres de maux de tête ? — Qu’est-ce qui vous prend, docteur Russo ? Des maux de tête ?… Mais non, non, et pourquoi je devrais avoir mal à la tête ? Pourquoi me demandez-vous ça ? — Rien, rien, juste comme ça… — Non, non, docteur, je vous connais, vous me cachez quelque chose… Allez, dites-le : où voulez-vous en venir ? — Mais non, je te dis, il n’y a rien. » L’autre demeura pensif. « Et pourtant, pourtant… maintenant que j’y pense. Mais oui, quelquefois je sens comme un poids, là, au niveau de la nuque… Ça me prend quand vient le soir… »

Puis il y eut l’histoire du capitaine Scimonella.

Tous les soirs, vers cinq heures et demie, Crona, en compagnie du médecin, s’asseyait au Café Titano, sur la place. Et autour d’eux, respectueusement, les anciens du village faisaient cercle. Dieu sait pourquoi, le scientifique se réjouissait de cette minuscule gloire provinciale comme d’une distraction pittoresque. Il y avait là le maire, le secrétaire de mairie, le professeur de musique, l’inspecteur des impôts, le pharmacien, mais aussi Antonio Scimonella qu’on appelait le capitaine même s’il ne dirigeait que la cale des bateaux assurant le service côtier. Un jour, tout à coup, Scimonella se leva en disant : « Excusez-moi, il faut que j’y aille… Le bateau-mouche va arriver… Je viens d’entendre la sirène à l’instant. » Il partit et disparut en direction du port mais trois minutes plus tard il était de retour. « Je m’étais trompé. Le bateau n’était pas là. Il est encore trop tôt. — Je le savais bien », approuva Crona à la stupéfaction générale, car personne n’aurait pensé qu’un homme aussi important que lui pût s’intéresser à Scimonella.

Se faisant l’interprète de la curiosité générale, Russo demanda : « Mais comment diable le saviez-vous, professeur ? — Parce que, malgré mon âge, j’ai encore l’ouïe fine. Et il n’y a pas eu de mugissement de sirène. » En prononçant ces mots, Crona fixait le capitaine avec le plus grand intérêt. « Ça, c’est vrai, intervint quelqu’un. Moi non plus, je n’ai pas entendu de sirène. » Gêné, le capitaine Scimonella demanda : « Et alors, qu’est-ce que cela signifie ? — Rien, rien », dit Crona, et petit à petit sur ses lèvres se dessinait son fameux sourire. « Pourquoi ?… s’enhardit alors le docteur Russo. Vous pensez, professeur, que… ? » Et il lui vint à l’esprit de sinistres hypothèses de lésions cérébrales. « Oh, cher docteur Russo, tenons nos promesses ! » le réprimanda le chirurgien en levant un doigt réprobateur. Les autres, autour d’eux, ne pouvaient pas saisir. Cependant il y eut un froid, comme lorsque l’être humain assiste à un phénomène qui lui est incompréhensible, mais que, par instinct, il pressent un malheur.

Inondé d’un soleil fabuleux, le petit village reposait au bord de la mer, vivante image du bonheur. Mais de l’Hôtel des Moines descendait tous les matins le professeur habillé de ses vêtements blancs tout propres. Ses regards se posaient de-ci, de-là et les gens le suivaient avec crainte. À ses côtés, le docteur Russo tremblait. Et voilà que les yeux du grand chirurgien s’arrêtaient ; un passant, sans distinction de sexe ni d’âge, attirait tout à coup son attention. Qu’avait-il de spécial ? Personne, pas même Russo, ne le savait. Pourquoi alors Crona le fixait-il ? Pourquoi ce spectacle le faisait-il sourire ? Il devait bien y avoir une raison. Peut-être était-ce une maladie rare que le malheureux couvait et qui se manifestait par des symptômes infimes et bizarres. Seul lui, Crona, pouvait les percevoir grâce à son prodigieux sixième sens. Et les autres, zéro. Mais le professeur était en vacances, il ne prononcerait pas même une syllabe à propos de médecine : bref, il ne donnait aucune explication, la raison de ces terribles sourires, il la gardait au plus profond de lui-même.

La nuit le docteur Russo commença à rester debout. Il s’était mis à compulser les vieux ouvrages de l’université, qui prenaient la poussière depuis quarante ans. Et des profondeurs de ses souvenirs d’étudiant remontaient des noms étranges, des maladies insolites et mystérieuses, des particularités anatomiques, des cas anormaux, oubliés depuis des lustres. Puis il en parlait avec des amis, et les amis, en faisant d’abominables confusions, en parlaient ensuite avec d’autres amis, et la panique ainsi se propageait dans tout le village. Maintenant il suffisait de le voir arriver de loin, Crona, pour sentir aussitôt son cœur battre la chamade. Et si ses regards effleuraient quelqu’un, celui-ci se demandait : « Qu’est-ce qu’il a, à me fixer comme ça ? Il a remarqué un symptôme suspect ? Pourquoi sourit-il ? Pour dissimuler un verdict fatal ? C’est vrai que depuis quelque temps je ne me sens pas très bien… le matin je vois comme des mouches qui tournent devant mes yeux… parfois j’ai la tête comme dans un étau… et de temps à autre je perds l’équilibre… Misère, et si j’avais une araignée au plafond ? »

Russo ne connut plus de repos. Tout le monde lui demandait un avis médical. « Docteur, je n’arrive plus à dormir… J’ai des tremblements dans les mains, qu’est-ce que ça peut être ?… » « Docteur je suis en train de perdre la mémoire… » « Docteur, je vois une ombre devant les yeux… » « Docteur, cette nuit j’avais l’impression que mon nez était devenu gigantesque… » « Docteur, j’ai un bourdonnement terrible dans les oreilles… » Et lui épluchait ses vieux ouvrages et plus il cherchait, plus il s’égarait dans l’abîme de son ignorance. Il aurait voulu courir chez Crona et le supplier : « Professeur, pour l’amour de Dieu, parlez !… Qu’est-ce qu’il a, exactement, Salvatore ? Quelle maladie horrible le capitaine couve-t-il ? Et Assunta la fleuriste que vous regardiez avec une telle insistance ce matin, dites-le-moi, a-t-elle encore un espoir ? »

Jusqu’au matin où, étant monté jusqu’aux Moines, Russo n’y trouva pas son illustre ami. « Mais vous n’êtes pas au courant ? lui dit le portier. Il est parti par le premier autobus ce matin ! — Parti ? Et il n’a pas laissé de message pour moi ? — Non, pas que je sache.

— Mais vous êtes sûr ? Absolument rien ? »

Il avait du mal à le croire, après tant de témoignages d’amitié. Et cela lui sembla être un geste ignoble, une vexation amère à avaler. Mais, s’étant retourné sans y prendre garde, derrière les baies vitrées, il vit son village sous le soleil, tranquille, serein, d’une beauté émouvante ; et sur le môle la respiration de la mer butait, exténuée, dans un délicat brassage d’écumes.

Pendant quelques instants il resta immobile à regarder. Puis il se précipita dehors avec frénésie, comme un gamin il trébuchait en descendant les escaliers quatre à quatre. Et il hurlait tout seul comme un fou : « C’est fini, si Dieu le veut ! C’est fini ! Continue à sautiller à ta guise, Salvatore, tu te portes comme un charme… et toi capitaine écoute donc les sirènes, car tu vivras jusqu’à cent ans, c’est moi qui te le dis !… Et toi Assunta jette tes spaghettis dans l’eau, c’est ça le remède qu’il te faut ! »

Il arriva chez lui, il prit les livres de l’université remplis de maladies effroyables et les lança par la fenêtre. « C’est fini ! criait-il, fou de joie. Il a foutu le camp, le bougre ! »

Il Nuovo Corriere della Sera,
20 août 1952.