Salutations nocturnes
Ils se saluèrent devant la porte de l’immeuble. « Mon Dieu, comme il se fait tard. » « Merci, merci mille fois. » « Merci à vous. » « Oui, oui, demain je te téléphone. » Un petit groupe d’hommes et de femmes éclairés de biais. Tout près de là, un jeune homme maigre et chétif, des épingles à la bouche, agenouillé dans la vitrine étincelante de néon (minuit passé !) installait un complet gris prince-de-galles sur un mannequin et se demandait : « Le troisième bouton, je le boutonne ou je le laisse comme ça ? » Au même moment, avec une simultanéité surprenante, un morceau de papier bleu se déplaça péniblement d’un trottoir à l’autre ; phénomène étrange par une nuit aussi calme, il ne semblait pas y avoir de vent. Du vent ? Ou un appel d’air créé par l’autobus D qui filait vers le hangar enténébré ? Alors l’un des membres du groupe, Gerolamo Grinti, grand nom, maigre fortune, magnifique bibliothèque, tante impotente, domestique provocante, un paquet de Nazionali dans la poche contenant encore deux cigarettes, une facture de 87 000 lires à payer à son tailleur, une petite douleur, qui va et qui vient, là, sur le côté droit de l’estomac, s’arrêta tout à coup, malgré lui : « Et dire que, murmura-t-il avec une mélancolie surhumaine qui ne lui ressemblait pas, qu’il n’avait pas voulue, imputable peut-être à l’heure tardive, dire qu’en ce moment même, chez moi, là-bas, là-bas… “ Quoi ?” lui demandèrent ses amis. Sur les marécages, reprit-il, se déploie la brume, en l’espace de quelques minutes elle s’étend, monte entre les plantes qui se tiennent là, noires et immobiles. La lune est là, et ce n’est pas un hasard, mesdames, messieurs. Sa lumière éclaire faiblement jusqu’aux brouillards vaporeux entre les arbres. Et l’on dirait alors autant de fantômes qui doucement s’en vont le long des rangées d’arbres, s’en vont. Avec quelques légères distorsions. Mais où ? où vont-ils ? — Ça suffit, maintenant, lui dit prudemment Giorgio Battigalli, un sympathique bon vivant, en donnant une tape sur son bras dressé. La poésie est autorisée jusqu’à minuit quarante, puis vient le couvre-feu de circonstance. » Un taxi libre passa, son signal vert allumé ; sur un signe, il s’arrêta. « Alors bonne nuit. » « Bonne nuit. » « Oui, oui, demain je te téléphone. » Demain ? Au volant, pâle, était assise Celle qui éteint toute joie et disperse les groupes insouciants.
Il Corriere
d’informazione,
12-13 octobre 1957.