Le livre sur l’…
Ce fut le plus grand des hasards. Giorgio Capranica, notaire, quarante-deux ans, avait un ami journaliste, sténographe au quotidien Chronos, un dénommé Andrea Belcore. Un jour, il le rencontra dans la rue, se mit à bavarder avec lui et l’accompagna jusqu’au journal.
Sur le pas de la porte, Belcore lui dit : « Écoute, Capranica, si tu m’attends une minute, je fais un saut à l’étage pour avertir un de mes collègues et on va boire un vermouth ensemble dans les parages… D’ailleurs, pourquoi ne monterais-tu pas avec moi ? »
Ne serait-ce que pour voir à quoi ressemblait la rédaction du grand quotidien, Capranica accepta. Mais le collègue de Belcore n’était pas dans son bureau ; il s’était rendu à la bibliothèque du journal pour vérifier quelque chose. « Bien, fit Belcore, allons l’y retrouver, comme ça tu verras nos archives : sans vouloir me vanter, elles sont hors du commun. »
La bibliothèque des archives était installée dans une salle interminable où des étagères, des fichiers, des rayonnages entièrement métalliques se succédaient à perte de vue, alignés avec ordre. Capranica y fit la connaissance du collègue de Belcore et de la directrice des archives, madame Loderini. Comme cela se passe dans ces cas-là, ils se mirent à discuter tous les quatre. De quoi ? Dans les jours qui suivirent, Capranica chercha longtemps à se souvenir, à reconstruire le dialogue qui devait lui être à ce point fatal. Mais il n’y parvint pas.
Ils étaient debout et Capranica s’était appuyé du coude à un fichier au-dessus duquel se trouvait une étagère pleine de livres. À un certain moment, tout en bavardant, de façon presque machinale – de la même manière que l’on pianote du doigt sur la table ou que l’on ouvre et referme une boîte –, il prit sans y penser un livre et l’ouvrit. Sur certaines pages, il y avait des dessins, dont certains en couleurs, d’une finition parfaite : quelque chose comme des mollusques, rosés, carnés. Mais Capranica n’y prêta pas attention. Par simple perception sensorielle, ses yeux entrevirent aussi quelques titres et quelques phrases du texte. Mais sans que son esprit, occupé ailleurs, s’en rendît compte. Il éprouva seulement un vague sentiment de malaise, peut-être à cause de ces illustrations qui évoquaient l’idée de choses molles et visqueuses.
Cela dura à peine quelques instants. Comme Belcore faisait mine de s’en aller, Capranica, qui devait l’accompagner, referma l’ouvrage et le rangea à sa place. Ce fut seulement en se dirigeant vers la porte qu’il se demanda pour la première fois : Quel livre était-ce ? Que signifiaient ces dessins ? Mais c’était un mouvement de curiosité superficielle, il ne lui parut pas utile de revenir sur ses pas pour vérifier, au fond il s’en fichait. Malgré tout, d’un mouvement instinctif, il se retourna pour regarder l’étagère. Et il releva qu’en haut du meuble était fixée une petite pancarte blanche sur laquelle on lisait « Médecine » (de la même façon que sur les autres il y avait un panonceau « Sport » ou « Géographie » ou « Histoire de l’art » et ainsi de suite).
Les deux amis prirent le chemin de la sortie. Pendant qu’il descendait l’escalier, Capranica ressentit – trouble qui revenait de façon récurrente depuis plusieurs jours déjà – une sorte d’élancement douloureux dans le bras gauche, irradiant jusque dans le dos.
Au même instant, comme cela arrive, les phrases et les mots qu’il avait lus distraitement quelques instants plus tôt dans le livre ouvert par hasard lui revinrent tout à coup à l’esprit. Soudain il se souvint du nom de l’auteur en haut de la page de gauche : B. J. Bow Wiley. Il se rappela le titre du chapitre imprimé à droite, en vis-à-vis : « Symptômes subjectifs ». Il se rappela même certaines des phrases sur lesquelles ses yeux étaient tombés ; dont celle-ci : « N.3. Spasmes plus ou moins prolongés dans les membres supérieurs ; le caractère de périodicité n’est pas toujours observé. Dans les stades avancés [sic] se greffe l’apparition de… » (suivait un terme qu’il ignorait et que sa mémoire pour cette raison escamotait).
Cette description correspondait étrangement à l’élancement qu’il ressentait et cela bouleversa profondément notre homme. Le livre, à l’évidence, traitait de quelque maladie. Mais laquelle ? D’un naturel anxieux, Capranica se mit en tête l’idée suivante : le hasard, qui aime à se jouer des hommes par des moyens détournés, avait peut-être mis Belcore sur sa route en sachant pertinemment que Belcore l’aurait amené au siège du journal et que là, par un concours de circonstances savamment orchestré, il serait entré dans la bibliothèque et qu’en bavardant, il se serait appuyé au fichier sous l’étagère des livres de médecine et que sans y penser il aurait saisi justement cet ouvrage et que le livre se serait ouvert justement à cette page.
Mais de quelle maladie s’agissait-il ? Debout devant le comptoir du bar, pendant qu’il suivait les propos frivoles de Belcore, il continua à ruminer ces pensées. Et bien qu’il n’eût pas la clef de l’énigme, l’aspect répugnant des dessins, particulièrement de celui en couleurs, laissait le champ libre à de sinistres conjectures.
La seule solution, pour être tranquille ou tout au moins pour faire cesser l’incertitude, aurait été de retourner à la bibliothèque du journal pour se faire remettre le livre. Mais comment demander à Belcore quelque chose d’aussi bizarre ?
Il adopta une tactique plus prudente. Après avoir pris congé de Belcore, il partit se promener, et environ une demi-heure plus tard se présenta de nouveau au journal en demandant à parler à Mme Loderini.
« Pardonnez-moi, lui dit-il quand elle vint à sa rencontre dans le vestibule, je ne sais pas si vous vous rappelez… je suis venu il y a une demi-heure avec Belcore. Et je ne trouve plus mes gants. Je les ai peut-être oubliés dans la bibliothèque. Pour tout vous dire, je n’en suis pas sûr, mais il se pourrait que…
— Bien sûr, cela se pourrait », répondit gentiment Mme Loderini et à cet instant, Dieu sait pourquoi, Capranica crut percevoir sur son visage une pensée qu’elle n’exprimait pas, comme si cette femme lisait dans son esprit et ne s’étonnait pas de le voir revenir. « Cela se pourrait, allons voir tout de suite. »
Elle le mena à la bibliothèque où, à son arrivée, les archivistes – ils étaient quatre, assis sur leur siège – tournèrent la tête comme un seul homme, le regardant de haut en bas. Mais lui dirigea tout de suite son regard vers l’étagère au panonceau « Médecine », y cherchant le livre. Un coup d’œil suffit. À la place de l’ouvrage il y avait un espace vide. Entre-temps, quelqu’un l’avait pris.
Il n’osa pas poser de questions par peur de se trahir. Il fit semblant de chercher ses gants, ne les trouva pas, s’excusa pour le dérangement et quitta la bibliothèque plus inquiet qu’à son arrivée. N’était-il pas étrange, à la vérité, que ce livre-là justement ait été sorti de son rayonnage ? Sa curiosité augmenta, son inquiétude aussi.
Il connaissait toutefois le nom de l’auteur. Il pouvait donc trouver les références de l’ouvrage. Le jour suivant il se rendit à la Bibliothèque nationale. Il chercha dans le fichier des auteurs. Il trouva Bow Wiley, il n’y avait qu’une notice. Il la déchiffra avec appréhension : « Bibliothèque de pathologie médico-chirurgicale, était-il écrit. Volume XI. » Puis l’article L’ suivi d’une grosse tache d’encre. Il était absolument impossible de lire la suite.
Alors, tandis qu’une douleur aiguë lui remontait le long du bras, gagnant l’épaule puis la poitrine, Capranica fut pris d’une frayeur sans nom.
Il y avait à l’époque (et il y a peut-être encore) une maladie aux prémices sournoises, dont le cours était très lent et l’issue funeste. Il n’existait pas de remède à cette maladie. Sa propagation en l’espace de quelques décennies avait semé dans toute l’humanité une panique vile et muette. La moindre allusion à son sujet faisait pâlir de terreur tous les visages. À tel point que par une espèce de convention hypocrite, on n’osait même plus prononcer son nom. Et les médecins eux-mêmes, pour la désigner, utilisaient des périphrases, quand ils n’écrivaient pas tout bonnement « l’… », comme s’il s’agissait d’un terme honteux et coupable. En pratique, on admettait que c’était un substantif masculin qui commençait par une voyelle ; rien de plus.
Capranica conçut alors l’idée invraisemblable que cette tache n’était pas fortuite mais faite exprès, pour dissimuler le nom exécré. Toutefois le livre se trouvait à la bibliothèque : il suffisait de le demander et d’y jeter un œil.
Il nota les références du catalogue, remplit une fiche, présenta cette fiche à l’employé. Celui-ci regarda le papier, sans dire un mot il leva les yeux vers Capranica et il sembla à celui-ci – c’était évidemment l’effet de son imagination surexcitée – qu’il le dévisageait avec une expression de stupeur ; puis il passa le feuillet à l’un des « chercheurs » en lui murmurant quelque chose, à son tour le « chercheur » partit à pas rapides dénicher l’ouvrage, mais une minute plus tard il revint vers le comptoir, n’ayant rien d’autre entre les mains que le formulaire de demande. Le livre avait été emprunté, annonça-t-il.
Comme c’était étrange. On aurait dit que les événements s’enchaînaient les uns aux autres selon un dessein arrêté. Mais c’était absurde, c’était une idée insensée. Comment imaginer un complot à l’échelle de la ville entière visant tout d’abord à l’avertir, lui, Capranica, pour ensuite, par une espèce de grâce miséricordieuse, lui interdire de trouver le livre qui l’aurait finalement éclairé ?
Il courut à l’université. Là aussi il y avait une grande bibliothèque médicale, ils auraient sûrement cet ouvrage. Arrivé sur place, il eut de nouveau l’étrange sensation que le personnel – il y avait un appariteur, un vieux bibliothécaire et une jeune fille – avait été prévenu et savait qu’il allait venir. Certains sourires, un certain zèle excessif, une certaine courtoisie affichée (mais à coup sûr son imagination lui jouait un tour).
Avant même qu’il eût ouvert la bouche il pressentit qu’il ne trouverait pas le livre là non plus ou que, en tout cas, on ne lui permettrait pas de le consulter. En effet : « Désolé, vraiment désolé, lui dit le vieux bibliothécaire, mais l’un de nos enseignants a emprunté l’ouvrage que vous demandez. Si vous le jugez utile, nous pouvons faire une requête… »
Une requête ? Il s’en alla sans répondre. Il ressentait fréquemment des élancements au bras ; la douleur n’était pas intolérable, loin de là, mais elle prenait, en référence implicite au livre, un poids angoissant, et résonnait dans son esprit avec des échos funestes : « Tu crois que ce n’est qu’une petite douleur au bras de rien du tout ? Un rhumatisme ? Tu verras, tu verras. Tu vas comprendre quel genre de rhumatisme ! »
À ce stade-là, pour calmer son anxiété, il aurait pu consulter un médecin. Pourtant le courage lui manquait. À l’intérieur de lui, une voix lui disait : « Ne fais pas ça. Pour le moment tu peux encore considérer que tu es un homme comme les autres, un homme en bonne santé, un habitant de la Terre. Pour le moment tu es vivant. Si tu vas chez le médecin tu sauras que tu es condamné… »
Il était fatigué, les douleurs dans le bras le rappelaient à la réalité chaque fois que ses pensées, avides de repos, étaient sur le point de l’en distraire. Il avait envie d’une manifestation de pitié, d’un geste gentil. Il se souvint du visage plein de compréhension de Mme Loderini.
Il se rendit au journal comme à un confessionnal : « Madame, lui dit-il, hier, l’histoire des gants était un prétexte, un prétexte stupide.
— Je sais, répondit-elle en rougissant.
— Vous le savez ? Alors vous aviez compris la véritable raison ?
— Oh, monsieur Capranica, dit-elle d’une voix douce, ne vous mettez pas dans des états pareils…
— Alors, vous saviez ? Répondez-moi : vous saviez ? »
La jeune femme inclina la tête : « Le livre, oui… Quand vous l’avez pris sur les rayonnages et que vous vous êtes mis à le feuilleter… nous avons tous eu un frisson…
— Pourquoi ? Pourquoi ? Je vous en supplie, dites-moi…
— C’était un signe… Oui, il existe une force obscure qui emporte l’homme vers sa… vers sa perte. Ce livre, qui sait depuis combien de temps, vous appelait. Il était écrit que vous deviez venir ici, vous en saisir et l’ouvrir à cette page où il y a sûrement une phrase, un mot qui vous concerne directement… N’est-ce pas ainsi ?
— Exactement, cria-t-il. C’est vous, alors, qui avez fait enlever le livre ? Vous saviez que j’allais revenir ? »
Elle acquiesça d’un signe de tête.
« Oh, laissez-moi le voir. Vous ne pouvez pas refuser ! » Elle ouvrit les bras comme pour signifier : “Au point où nous en sommes ! Que la volonté de Dieu s’accomplisse !” Puis elle dit : « Il est là. Ils sont en train de le lire. » Elle montra de la main une table au fond : deux jeunes gens, vêtus de la blouse grise du personnel de service, étaient penchés sur le livre et ricanaient.
Il se dirigea en tout hâte vers eux, d’une démarche légère pour qu’ils ne s’aperçoivent de rien. Il arriva derrière eux. Il se pencha par-dessus leurs têtes pour voir.
Les deux autres étaient en train de tourner une page. En découvrant la suivante ils se mirent à rire de bon cœur : « Regarde ce type, dit l’un. Tu sais à qui il me fait penser ? Tu ne te souviens pas ? C’est tout à fait lui ! Je le reconnais. Il ressemble au monsieur qui est venu ici hier, et qui doit être un ami de Belcore. »
La page de droite était entièrement occupée par un dessin : le visage d’un homme, pitoyablement inexpressif comme le sont tous ceux des malades reproduits dans les traités de médecine. Il n’était pas altéré par des plaies, ni par des tumeurs, ni par aucun autre symptôme de maladie. Et pourtant on y lisait que l’homme était condamné.
N’en croyant pas ses yeux, il écarta brutalement des deux mains les jeunes gens pour pouvoir regarder de plus près. Il se vit comme dans un miroir. C’était son visage à lui, Giorgio Capranica.
Il Nuovo Corriere della
Sera,
15 janvier 1954.