Le cas Mastorna
Sur la route départementale entre Sebalia et Greti, dans la province de Mortara, il y a une très longue portion rectiligne appelée couramment « la tirée », flanquée de deux files ininterrompues de platanes.
Le matin du 30 juin 1957, qui était un dimanche, à trois heures quinze, c’est-à-dire peu avant l’aube, un motocycliste dont il est inutile de donner le nom, arrivant de Sebalia, découvrit, juste à l’endroit où finit la portion rectiligne, une voiture encastrée dans un arbre. Il s’arrêta, s’approcha et vit que dans la voiture se trouvaient trois personnes dont deux au moins avaient cessé de vivre.
Le motocycliste donna l’alerte, une ambulance arriva, on emmena les trois victimes à l’hôpital de Mortara. Il s’agissait des dénommés Mastorna, de Mortara, le père, la mère et le fils, de dix-neuf ans, qui, la veille au soir, s’étaient rendus à une fête chez des parents à Serravalle Scrivia. Sur le chemin du retour le fils qui conduisait, gagné par le sommeil, était allé finir à vive allure contre un arbre. Lui et sa mère tués sur le coup ; le père, arrivé à l’hôpital dans un état très sérieux, mourait deux jours plus tard. Jusque-là, rien d’extraordinaire.
Pratiquement sept mois plus tard, le 23 février, vers quatre heures du matin, le chauffeur d’un camion qui parcourait la route entre Sebalia et Greti, arrivé presque à la fin de la portion rectiligne, aperçut une automobile écrasée contre un arbre. Il s’arrêta, s’approcha, et vit dans la voiture trois personnes dont deux au moins avaient cessé de vivre.
Le camionneur donna l’alerte, une ambulance arriva, les trois victimes furent emmenées. Il s’agissait d’un jeune homme, d’une dame âgée, d’un monsieur âgé. Le jeune homme et la dame étaient morts. Le monsieur âgé semblait être dans un état grave.
Le conducteur de l’ambulance (mais pas les trois infirmiers) était celui qui, fin juin, était venu chercher les malheureux Mastorna. Il fut frappé par la ressemblance. On aurait vraiment dit que c’étaient les mêmes personnes. Et ils se trouvaient à bord d’une voiture de la même marque, du même modèle, de la même couleur ; et ils étaient allés percuter le même arbre, à peu près à la même heure, avec les mêmes conséquences. N’était-ce pas incroyable ?
Mais, alors que l’ambulance arrivait aux portes de Mortara, il se produisit une chose épouvantable. À la lumière relativement faible qui éclairait l’intérieur de l’ambulance, en quelques secondes, les deux infirmiers (le troisième était monté devant avec le conducteur), alors qu’ils s’affairaient à donner des soins de première urgence à l’homme âgé, virent avec une horreur indicible le visage de celui-ci se décomposer en une atroce tête de mort, le corps entier se putréfier en une répugnante bouillie grouillante d’asticots, qui exhalait une odeur nauséabonde. Exactement ce qui était arrivé au personnage imaginaire de M. Valdemar, dans une nouvelle de Poe, mais pour de tout autres raisons, comme on le comprit plus tard. Simultanément, le même phénomène altérait, pourrissait et anéantissait les corps de la dame âgée et du jeune homme.
Et nous sommes là au cœur de l’incroyable phénomène : d’après les papiers trouvés dans la voiture et dans leurs vêtements, les trois personnes s’avérèrent être précisément le père, la mère et le fils Mastorna, lesquels étaient morts sept mois plus tôt dans des circonstances identiques et avaient été enterrés comme il se devait dans le tombeau de famille, au cimetière de Mortara.
L’événement était tellement incompréhensible, et il aurait pu être à l’origine d’une telle panique et d’une telle peur superstitieuse, que les autorités cherchèrent à étouffer l’affaire.
Toujours est-il, puisqu’on ne savait qu’en faire, que les trois squelettes (car désormais il ne restait en fait de chair que quelques lambeaux putréfiés), après avoir été mis en bière, furent portés au cimetière de Mortara pour être ensevelis dans le caveau Mastorna, où se trouvaient déjà les dépouilles mortelles de ces trois mêmes personnes.
Les gens présents à la cérémonie éprouvèrent un certain soulagement quand on constata que les trois cercueils des époux et du fils Mastorna, déposés le 3 juillet dans les niches du caveau, ne s’y trouvaient plus. Chose qui, en un certain sens, remettait le compteur à zéro. Mais n’éclaircissait en rien le mystère.
Commentaire
Aujourd’hui la science croit avoir eu raison de l’affaire de la famille Mastorna, plus communément appelée « le cas Mastorna » : elle considère ce cas comme l’exemple le plus classique et peut-être le plus académique qui soit d’une déformation du temps, un des problèmes les plus intéressants qui se posent à la physique, pour l’explication duquel on n’a pas réussi à élaborer de théorie satisfaisante.
Il s’agit d’un sujet extrêmement complexe et passionnant notamment à cause de ses implications philosophiques et, au-delà, en tant qu’argument pour invalider, risum teneatis, la pertinence de la seconde loi de la thermodynamique.
Dans de rares, même très rares, cas – très rares si l’on ne compte que les cas dotés d’une documentation scientifique, car par ailleurs on en recense des milliers peu dignes de foi –, le temps a un comportement anormal, Et puisqu’il ne peut être conçu comme une substance ni comme une entité en soi, mesurable sans que l’on prenne des points de repère dans divers cadres paramétriques, il est nécessaire d’avoir recours, au moins dans ce cas de figure qui n’appartient pas au cadre scientifique stricto sensu, à une métaphore assez pertinente.
Imaginons donc le temps sous la forme d’une couverture d’une épaisseur indéterminée, qui nous entoure, un continuum à l’intérieur duquel se produisent des phénomènes.
Eh bien, dans des conditions normales, cette couverture est parfaitement lisse, parfaitement tendue, et tout marche à la perfection. Mais il arrive parfois, et à ce jour on en ignore encore les causes, qu’en certains endroits le temps se gonfle ou se fronce ou qu’il fasse des plis ou qu’il se dilate ou qu’il se rétracte, ou qu’il forme des protubérances et des bosses, ou même qu’il se délite et qu’il se divise en deux couches distinctes.
Ce dernier type de déformation, extrêmement rare, serait justement celui qui s’est produit dans la région de Mortara. Au niveau de la portion de route rectiligne, dans la nuit du 30 juin, le temps aurait subi un clivage, se divisant en deux couches. L’une d’entre elles a suivi le cours normal, alors que la seconde, s’étant détachée, ne s’est réagrégée à la structure de base que sept mois plus tard.
À ce stade, il est naturel de se poser la question suivante : cela signifie-t-il donc que les trois Mastorna, morts fin juin, ont continué à vivre pendant sept mois ? Évidemment non. Cet éclat, ce lambeau de temps, durant lequel les trois Mastorna sont revenus avec les apparences d’une seconde vie, ne se rapporte qu’à une brève, peut-être même extrêmement brève période de la nuit et à une zone très restreinte. La preuve en est que, lorsque l’ambulance est arrivée aux portes de Mortara, la survie des trois a cessé d’un seul coup et tout est redevenu comme avant.
Bien sûr l’explication n’est pas claire et en vérité notre esprit se perd dans les labyrinthes ouverts par cette extraordinaire histoire.
En tout cas, le fait que les trois Mastorna soient morts fin juin 1957 et que ces trois mêmes personnes, sept mois plus tard, aient eu le même accident de voiture exactement au même endroit, est prouvé de façon certaine.
Et que se serait-il passé, peut-on se demander, si l’automobile, cette nuit-là, n’avait pas rencontré le platane ? Probablement rien du tout. À cause du clivage du temps, sept mois plus tard, la même automobile avec les mêmes passagers aurait parcouru la même portion de route, puis l’écaille de temps, hors norme serait parvenue à sa fin et, puisque rien de grave ou de sensationnel ne se serait passé, personne, à commencer par les trois Mastorna, ne se serait rendu compte de rien.
Il faut également reconnaître que le cas Mastorna semble, sur le plan conceptuel, excessivement difficile. On n’en a pas encore élaboré jusqu’à ce jour, pas même au plan des mathématiques pures, une représentation satisfaisante.
Quelle que soit l’explication donnée, reste toujours ouverte, noire fissure sur un abysse sans fin, la béance de cette fracture irréductible : comment les deux strates de temps ont-elles pu se greffer à nouveau l’une à l’autre ? En réalité, les corps des Mastorna s’étaient-ils dupliqués ou étaient-ce en fait les mêmes ? Et si c’étaient les mêmes, comment avaient-ils pu sortir de la tombe, se recomposer, reprendre vie et voyager à nouveau en automobile ? C’est une énigme décourageante.
À tel point que certains ont essayé, pour se rassurer, de mettre en cause la substance historique des faits, prétendant que toute cette histoire était le fruit d’hallucinations de personnes exaltées ou malades. Mais les documents sont trop précis, accompagnés de trop nombreux témoignages, y compris les photographies des trois squelettes en putréfaction allongés sur les brancards de l’ambulance.
Mais, je le répète, ces clivages, ces éclats du temps, si l’on peut dire, sont rarissimes. Plus encore, le seul cas indiscutable est celui de Mortara.
D’autres déformations du continuum-tempus sont beaucoup plus fréquentes et, soyons francs, plus concevables. Il arrive parfois, par exemple, que le temps se fronce, formant une multitude de petits plis successifs qui, serrés les uns contre les autres, peuvent s’interpénétrer (étant donné que le temps n’est pas un solide) ; et le résultat en est que, au niveau de ces petites plissures, le temps revient en arrière et puis repart en avant, puis revient en arrière à nouveau et ainsi de suite un certain nombre de fois, jusqu’à ce que, une fois arrivé au bout de la série de plis, il reprenne un cours normal.
Précisons bien : jusqu’à ce jour en tout cas, et heureusement, de telles anomalies ont pris des dimensions minimes, elles ne concernent en règle générale que des individus isolés. Et pour cette raison même elles échappent, dans la plupart des cas, à l’observation collective. Quelle catastrophe, en effet, si de telles anomalies prenaient des proportions importantes en s’étendant, par exemple, à des villes entières ou à des États. Cela pourrait engendrer des conséquences graves, voire tragiques.
« Étranges déformations de ce que l’on appelle
le temps »,
Pianeta, no 9,
septembre-novembre 1965.