Anecdotes à propos du grand mur
Une légende orientale dit :
Le pèlerin arriva fatigué aux portes d’un château. Il y frappa, un vieil homme vint lui ouvrir, le fit entrer dans un merveilleux jardin où coulaient des ruisseaux et où se dressaient des arbres dont les branches ployaient sous les fruits. Quand il eut mangé et bu à satiété, l’homme alla flâner dans le jardin et s’aperçut qu’à un endroit donné tous les chemins butaient contre un mur. Alors il demanda au vieux : « Monsieur, qu’y a-t-il au-delà de ce mur ? Un autre jardin ? » Et le vieux répondit : « Au-delà de ce mur il y a une propriété plus grande encore que celle où nous nous trouvons. Je t’ai accueilli sur mes terres en me promettant justement de te permettre de franchir ce mur. Mais pas aujourd’hui, non ; quand le temps en sera venu, quand je jugerai que cela sera opportun. C’est pourquoi tu dois te contenter de ce qui t’entoure et te garder de franchir cette frontière même si un passage s’ouvre devant toi. En effet, ici et là, le long du mur, se trouvent des portes, dont – les voilà – je te confie les clefs. Pour te prouver que j’ai confiance. » L’homme promit, mais au fur et à mesure que le temps passait, il s’accoutuma aux délices du jardin et de plus en plus souvent, il se demandait ce qui pouvait bien se trouver là-derrière, imaginant des prés, des fleurs et des plantes encore plus merveilleuses. Jusqu’au jour où sa curiosité fut telle qu’il ne put résister davantage. Il ouvrit l’une des portes. Puis il passa le seuil, mais au-delà, à perte de vue, il n’y avait qu’une plaine aride et caillouteuse. Et la porte se ferma dans son dos.
L’interprétation de cette fable est facile : le pèlerin représente l’homme, le jardin représente la vie, le vieux monsieur incarne Dieu, et le mur est la frontière avec la mort, celle-ci passée on est confronté au mystère. Quant à la plaine caillouteuse, on peut donner deux interprétations : ou elle est une métaphore du châtiment sanctionnant la désobéissance, ou elle exprime en termes naïfs un scepticisme désespéré ; comme si l’espoir d’une seconde vie qui anime le commun des mortels était vain. En effet, lorsqu’on l’interroge, le vieux ne dit pas que derrière le mur se trouve un autre jardin, il fait seulement allusion à une propriété, terme vague et ambigu. Mais la seconde interprétation est pessimiste, et probablement sans fondement. La question, en effet, reste entière : si l’homme avait tenu sa promesse, se serait-il trouvé face aux pierres stériles le jour où le maître du jardin lui aurait spontanément ouvert la porte ? Ou, au contraire, aurait-il été récompensé par de plus magnifiques ravissements ?
Quelle que soit sa signification, nous n’aurions pas évoqué cette légende, si proche de tant d’autres fables très connues, si certains faits étranges, tout à fait tangibles et fort éloignés de toute dimension allégorique, n’avaient présenté d’extraordinaires analogies avec la fable antique ; au point de nous amener à nous demander si la fable du jardin a été inventée, si elle ne correspond pas plutôt à des données réelles. Nous pensons tout particulièrement au mur, qui est en fait au centre de l’histoire. Ces épisodes récents n’ont pas trouvé, jusqu’à maintenant tout au moins, une explication convaincante. Comme cela arrive souvent, confrontés au mystère, certains, parce qu’ils n’étaient pas en mesure de le résoudre, se sont sentis dans l’obligation de le nier, en affirmant qu’il s’agissait de fantasmagories absurdes, d’hallucinations d’esprits dérangés, et cetera ; et cela en dépit des nombreux témoignages. Mais au point où nous en sommes, il nous faut en dire plus long. Voici quatre exemples qui nous viennent de journaux d’époque ou de connaissances personnelles.
En 1923 le professeur Jean Vindaz, un géologue français, alors qu’il parcourait le Sahara libyen en caravane en direction du Tibesti, remarqua plusieurs jours d’affilée, à l’horizon, du côté du couchant, comme une bande sans fin qui s’élevait au-dessus de l’interminable platitude du serir. Tandis que la caravane allait de l’avant, ce rideau se maintenait toujours à une distance égale, c’est-à-dire qu’il reculait à mesure que celle-ci progressait, et l’on aurait cru que cela n’allait jamais finir. L’idée qu’il s’agissait d’un simple mirage traversa l’esprit du Français ; cependant, l’ayant regardé de près avec son binocle, il lui sembla distinguer, non pas une dune, certes, mais une espèce de barrière verticale, de couleur sombre, qu’il estima haute d’une dizaine de mètres. Attiré par l’extrême singularité de cette structure, qu’il aurait voulu pouvoir étudier, il donna ordre aux chameliers de dévier un peu vers l’ouest ; toutefois ces derniers refusèrent catégoriquement, alléguant que là-bas se trouvaient les « pierres noires » : il était interdit de les dépasser et il ne fallait pas s’en approcher car cela portait malheur. Vindaz renonça donc. Mais par la suite – comme la muraille se prolongeait toujours, tant et si bien qu’on ne pouvait pas en voir l’extrémité –, un neveu de Vindaz, un certain René Languepin, âgé d’à peine vingt ans, se riant des terreurs superstitieuses des Arabes, quitta le groupe et, sourd aux appels de son oncle, partit au galop sur le dos de son chameau en direction des « pierres noires ». On le vit s’éloigner à vive allure jusqu’à ce qu’on le perdît de vue dans les éclats de lumière aveuglants du désert. Craignant qu’il ne s’égarât, Vindaz s’apprêtait à se lancer à sa recherche lorsque la nuit tomba. Il fallut attendre l’aube. Mais le matin suivant, de manière inexplicable, la muraille avait disparu. Comme ils s’étaient aventurés dans cette direction sur une demi-douzaine de kilomètres, le géologue français et deux de ses compagnons aperçurent une tache sombre, statique. Ils allèrent voir. C’était Languepin et son chameau, morts. L’homme comme l’animal, constata-t-on, souffraient de nombreuses fractures très sévères « comme s’ils étaient tombés du haut d’un abrupt ». Et pourtant, à perte de vue, tout autour d’eux le désert s’étendait uniformément plat comme les eaux d’un lac.
En juillet 1927 se produisit une collision ferroviaire à la périphérie de Houston, Texas, entre l’express venant du Mexique et un convoi en train de manœuvrer. On déplora six morts. Parmi les témoignages des survivants, celui d’un certain Rufus W. Everett, commis voyageur, fut particulièrement surprenant.
Environ une demi-heure avant la catastrophe, alors que le train traversait la campagne, un homme d’une cinquantaine d’années, aux cheveux roux, s’était tourné vers sa jeune épouse assise à ses côtés pour lui montrer quelque chose à propos du paysage. Elle regarda par la fenêtre et poussa un grand cri de surprise. Everett, qui était assis en face, demanda, intrigué, ce qu’ils avaient bien pu voir de tellement étrange. L’homme répondit : « Vous ne voyez pas ? C’est extraordinaire ! Hier, il n’y avait rien, je suis absolument formel. »
Everett, qui ne comprenait pas de quoi l’autre parlait, regarda à l’extérieur mais ne remarqua rien de spécial. « Je ne vois rien », dit-il. En réponse à quoi l’homme lui expliqua : « Peut-être que vous n’êtes pas un habitué de cette ligne, moi, je la prends deux ou trois fois par semaine. Bon, vous voyez cette longue construction, cette sorte d’enceinte maçonnée ? Je vous assure qu’hier matin elle n’y était pas. » Sa femme et une autre dame âgée confirmèrent ses propos. Mais Everett avait beau scruter la campagne, il ne voyait absolument rien. Cela donna lieu à une vive discussion. Plus le train avançait, plus les trois voyageurs se disaient stupéfaits de ce phénomène. Car le mur – d’après eux – se prolongeait indéfiniment, se rapprochant toujours plus de la voie de chemin de fer. Pour finir ils se levèrent tous les trois, épouvantés car – disaient-ils – le mur maintenant frôlait le train, encore quelques centimètres et l’on risquait la catastrophe. Pourtant M. Everett continuait à ne rien voir. De plus en plus paniqué, l’homme roux s’apprêtait à tirer le signal d’alarme. « Le mur, le mur ! » hurlait-il. C’est exactement à cet instant que se produisit la collision. Le quinquagénaire, sa femme et la vieille dame périrent écrasés. Everett s’en tira avec deux semaines d’hôpital. Quand il en fut sorti, il retourna sur place pour voir la configuration des lieux. Mais il n’y avait pas trace du mur.
En août 1935 j’étais en vacances à Rimini. Sur la plage, tous les matins, venait s’installer à côté de mon parasol une dame, venue de Ferrare je crois, encore jeune, avec son fils d’une douzaine d’années. Cet enfant, on le comprenait bien vite, était malade ; au lieu de se jeter dans l’eau comme les autres, de courir et de jouer, il restait toujours étendu sur une chaise longue, à l’ombre. Ce dont il souffrait, je l’ignorais. La maman en concevait un grand désespoir, c’était ostensible. Une bien triste situation d’autant plus que le petit était d’une sensibilité et d’une intelligence rares. Tous les jours, nous bavardions longuement. Mais je dois avouer que je n’avais pas vraiment réalisé dans quel état il se trouvait jusqu’au jour où il me tint des propos curieux. « Tu sais bien nager ? me demanda ce garçon. — Bien, non, mais je me débrouille. — Tu serais capable, me demanda-t-il encore, en pointant son doigt devant lui en direction de la surface paisible de l’Adriatique, immobile sous le soleil, tu serais capable d’aller à la nage jusqu’à la digue ? — Quelle digue ? fis-je, car on ne voyait aucun ouvrage de ce type. — La digue, là-bas, expliqua-t-il. Juste là, devant nous. » À ce moment-là, sa mère intervint : « Oh Enrico, Enrico chéri, n’ennuie pas le monsieur avec des questions idiotes… Ne sois pas assommant, mon chéri. » Et sa voix trahissait une telle angoisse que je me retournai pour l’observer. À son tour la pauvre femme me regarda et ses yeux brillants m’adressaient une supplication muette : comme si son fils avait eu un mot déplacé et qu’elle espérait que je n’avais pas bien entendu. « Mais pourquoi, demanda le garçon avec cette inconscience cruelle de la jeunesse, pourquoi, maman, te mets-tu en colère chaque fois qu’on parle de la digue ? J’ai remarqué, tu sais. Hier, c’était pareil… Qu’est-ce que ça a de mal ? » Elle ne répondit pas. Et moi, j’avais enfin compris. En effet, il n’y avait aucune digue devant nous. Malgré tout, l’enfant la voyait ; et c’était là le signe, l’odieuse frontière, le mur qui, prématurément et pour toujours, lui barrait l’horizon.
Il y a aussi le cas de ce très cher Ernesto G., avocat de profession. À plus de quatre-vingts ans, il vit seul, attendant ce que le sort lui réserve et, avec une grande sagesse, il contemple le passé et le temps qui reste. De temps à autre, je vais lui rendre visite, dans les deux pièces où il habite, ici à Milan, du côté de la rue Melchiorre Gioia — mais je ne peux pas donner plus de détails. Un jour il me conduisit à la fenêtre, d’où l’on voyait le spectacle déprimant de maisons inaccessibles, semblait-il, aux rêveries, non pas à cause d’une misère noire mais plutôt parce que la sombre tristesse des esprits les contamine et les dégrade (même le plus joyeux soleil d’avril ne parvient jamais à les éclairer vraiment). « Tu vois ? » dit-il en me montrant un grand mur couleur de suie qui délimitait, me parut-il, le terrain d’un établissement industriel. « Pour moi, c’est là que se trouve le problème. Qu’y a-t-il là-derrière ? Cela fait plus de cinquante ans que j’habite ici et je ne le sais toujours pas. Ni la lecture de milliers de livres, ni l’expérience de la vie ne sont d’un quelconque secours. Je regarde et regarde encore, et le mur est toujours là, massif, impénétrable. Qu’y a-t-il de l’autre côté ? » Je réponds : « Mais c’est le mur d’une usine, après tout… » Il sourit avec douceur : « C’est ce que je croyais moi aussi, autrefois, quand j’avais ton âge. Mais maintenant les choses ont bien changé. Ce n’est certainement pas une usine, mon cher ami. Personne, personne, tu entends ? n’a réussi à jeter un œil sur ce qu’il y a là-dedans et à revenir pour le raconter… C’est le grand mur, et année après année, j’ai l’impression qu’il s’approche de plus en plus. — Pardon, lui dis-je, mais tu n’as jamais essayé de grimper sur le toit de la maison pour regarder de là-haut ? — Si, j’ai essayé, une fois. — Et alors, tu as pu voir ? — Oh, si c’était aussi simple, répond-il en riant, sans pour autant s’expliquer davantage. On voit bien que tu es jeune ! » Il fait un geste de la main comme pour englober le ciel et la terre ; il me semble l’entendre dire : « Les livres tant aimés, les amis, le soleil, les derniers réconforts de la vie, pauvres choses : la seule chose qui compte se trouve là-bas, au-delà du mur. Mais qu’y a-t-il véritablement ? Qu’y a-t-il ? »
Il Nuovo Corriere della
Sera,
7 novembre 1953.