Masinco
Quand Sebastiano, l’année dernière, vit pour la première fois la pluie du haut plateau, je me trouvais là. Ce jour-là il était tout seul dans le bureau de sa société commerciale à Addis-Abeba, et tout en discutant avec moi il regardait avec insistance, à travers les larges fenêtres, les nuages qui grossissaient. Le bureau de Sebastiano était une petite construction de facture abyssine, une sorte de boîte, située plutôt en centre-ville ; mais juste derrière il y avait des eucalyptus, des étendues d’herbe, des huttes habitées par des indigènes.
Bien que nous discutions de sujets tout à fait ordinaires il me semblait que Sebastiano était inquiet : comme si, nouveau venu dans ces contrées, il se préparait avec une émotion excessive au célèbre phénomène des pluies, dont il avait tellement entendu parler en Italie. Pendant une demi-heure au moins les nuages grommelèrent, rappelant le bruit d’un immense chariot qui roulerait sur les pavés disjoints du ciel ; et ils répandaient sur le monde une lumière sombre, bien avant que ne vînt le soir. Vers dix-sept heures, il commença à pleuvoir à verse et, juste au-dessus de nos têtes, les tôles du toit résonnèrent comme un tambour de métal. Au bout d’un moment, Sebastiano, abandonnant l’attitude désinvolte de rigueur, interrompit la conversation pour demander : « Dis, qu’est-ce que c’est que ce truc ? Tu n’entends pas ? »
J’entendais. C’était un son plaintif, semblable à celui de l’eau qui gargouille en tombant des gouttières, mais, d’un certain point de vue, plus régulier et plus humain. On aurait même pu le qualifier de musique ; comme un lamento qui montait un peu pour se dissiper aussitôt après en retombant avec une cadence rapide. Il s’élevait puis s’atténuait, invariablement.
Je dis : « Ce doit être un musicien. Un de ceux qui parcourent les routes en chantant, les gens leur donnent quelques pièces. Tu n’as jamais vu cette espèce de petit violon avec une seule corde ? On appelle cela un masinco. »
Nous le vîmes depuis la fenêtre. C’était un aveugle, sans âge, que son visage gonflé et couvert de verrues rendait horrible. Il s’était abrité sous l’avant-toit d’une bicoque voisine et recroquevillé à terre il jouait, chantant qui sait quelle histoire. Cela nous parut d’une infinie tristesse : la musique recelait non pas de la douleur, comme tant de nos mélodies, mais un renoncement abject, qui faisait venir un frisson de répulsion. La voix de l’homme, de surcroît, était emplie d’un agacement déplaisant et mesquin.
Nous écoutâmes quelques minutes pendant que des rideaux de pluie tombaient sans cesse, occultant les horizons lointains. À certains moments le bruit de l’averse et le chant étaient tellement semblables qu’ils se confondaient. Sebastiano était visiblement contrarié. « J’espère que cette affaire ne durera pas longtemps », dit-il et il alluma la lumière électrique.
Je le revis une semaine plus tard dans des circonstances analogues. Tous les jours un orage éclatait l’après-midi. « Tu entends ? me demanda aussitôt Sebastiano. Tu entends qu’il est toujours là, cet aveugle de malheur ? Chaque fois, dès qu’il commence à pleuvoir, il se met à jouer, cet animal. Comme s’il sortait de terre ! Et comment tu peux faire pour l’expulser de là, avec toute cette eau ? Et un aveugle, en plus ! » Comme il était encore peu habitué à ces contrées, Sebastiano ! Une semaine de mauvais temps avait suffi à le pousser au comble de l’exaspération. Ce sont des choses qui arrivent : peut-être parce que ici les pluies, pour d’obscures raisons, font plus d’effet que chez nous, qu’elles sont plus mélancoliques aussi. « Si seulement je pouvais quitter ce pays, pestait-il. Cela ne fait même pas deux mois que je suis arrivé et j’ai l’impression d’être là depuis vingt ans !
— C’est comme ça au début, lui répondis-je. Peut-être à cause de l’humidité. Ensuite, on s’habitue. » J’aurais pu lui dire d’autres choses encore mais je me tus. Je savais que ni la pluie ni le musicien aveugle ne suffisaient à expliquer ce qu’il ressentait : avant même de quitter l’Italie le cœur de Sebastiano avait été brisé et cela lui faisait encore mal. (Mais il n’avait jamais voulu me parler d’elle.)
Je revins le voir souvent. Deux fois de suite, je tombai sur des journées plutôt clémentes. La troisième, alors que je me trouvais dans son bureau, la tempête reprit. Et bien qu’il n’en dît mot, je me rendis compte qu’il était angoissé, comme s’il attendait quelque chose de très important. Nous vîmes les nuages se déchirer, nous entendîmes le toit de tôle résonner sous la pluie, puis il me sembla entendre la voix misérable du masinco.
« Encore lui ? demandai-je en m’efforçant de sourire.
— Et maintenant, tu vas voir », fit-il avec une impatience soucieuse. Il se leva de sa chaise, courut vers la porte d’entrée et se mit à crier : « Fekrù ! Fekrù ! Viens ici tout de suite ! »
Fekrù était son domestique indigène. C’était un Noir de haute taille, proche de la quarantaine, habillé de toile kaki. Sebastiano m’en avait parlé comme d’un phénomène : il parlait l’italien presque aussi bien que nous.
Le maître ouvrit la fenêtre afin qu’on entendît mieux la voix de l’aveugle. « Fekrù, demanda-t-il, qu’est-ce qu’il dit, là ? »
Fekrù répondit : « Je ne comprends pas très bien, Monsieur. La pluie fait du bruit.
— Arrête, c’est toujours la même histoire, s’emporta Sebastiano. Qu’est-ce qu’il dit ? Allez ! »
Le Noir écouta quelques instants avec attention, se penchant un peu par la fenêtre malgré la pluie. Puis il commença à traduire.
« C’est une chanson. » Fekrù parlait lentement, trouvant difficilement ses mots. « Il dit : J’ai aimé une fille d’un lointain pays, de l’amour que j’avais il n’est resté que le chagrin. Il dit : Je t’avais oubliée complètement, je ne sais pas pour quelle raison je me mets à me souvenir de toi…. »
Sebastiano ne rit pas à l’idée de ce vieillard répugnant qui parlait d’amour. Il était tout à sa tâche, comme s’il recueillait un message secret. « Ensuite ? Ensuite ? demandait-il au Noir.
— Ensuite, reprit lentement Fekrù, ensuite il dit : Tu seras toujours mon unique mal, les céréales se vendent bon marché et l’abondance règne sur le pays, mais je me meurs car j’ai faim de toi. »
Le grondement du toit s’affaiblissait, le ciel çà et là se trouait, laissant passer de longs rayons de soleil. Et ces rayons illuminaient, par-delà les eucalyptus, tout au fond là-bas, au pied des montagnes si lointaines, les merveilleuses et solitaires prairies du sud entourées de bois où les hommes, sans aucun doute, pourraient être heureux. Sur l’immense haut plateau encore enténébré par la tourmente, elles seules étincelaient, invraisemblables et terriblement romantiques, comme des paradis argentés.
Les yeux de Sebastiano brillaient. La chanson réveillait dans son cœur la peine qui était sienne, peut-être était-ce pour cela qu’il semblait en avoir si soif. « Et puis, que dit-il ? insistait-il.
— Il dit ça, continuait patiemment le Noir. Il dit : Si je n’avais pas perdu mes dents, si mes yeux voyaient encore la lumière, je serais peut-être pour toi sujet d’amour. Et il dit : Tu étais lumineuse comme une lampe à pétrole, tes jambes étaient finement modelées, tes yeux blessaient comme des mitraillettes, tu étais belle comme un drapeau que l’on garde pour la revue, mais hélas, bientôt la mort viendra me chercher, notre implacable ennemi… »
Le silence était tombé d’un seul coup, le toit de tôle ne résonnait plus, le ciel aussi s’était tu, comme si sa respiration s’était arrêtée avec la pluie. Sebastiano semblait déçu. « Tu ne le traites plus d’aveugle de malheur ! observai-je, pour plaisanter. — Non, dit-il, maintenant je commence à comprendre. »
Ce soir – une année entière a passé – je suis retourné voir Sebastiano, dans sa petite villa, au cœur des bois. La blessure de son cœur étant guérie depuis longtemps, nous plaisantions, et il me paraissait serein, quand tout à coup le toit se mit à vibrer sous le choc de la pluie. Il bondit aussitôt, sur le qui-vive, peut-être pour saisir un signal attendu. « Tu l’entends ? demanda-t-il ensuite d’une voix pour le moins pathétique. Tu l’entends ?
— Si j’entends quoi ? — Mais le masinco ! Tu n’entends pas le masinco ? »
Non, cette fois-ci, sincèrement, je n’entendais que le bruit du toit, absolument rien d’autre. Je le lui dis, mais il sourit avec une étrange expression de supériorité, comme pour dire que je n’étais qu’un pauvre étranger de passage, que je ne pouvais pas savoir, alors que lui si, au contraire, lui qui régnait sur ces terres depuis si longtemps et en comprenait les mystères les plus secrets.
Interloqué, je l’entendis appeler Fekrù et l’interroger sur ce que disait le chanteur inexistant. Et lorsque, dans la salle emplie de pénombre, je vis le Noir se figer, immobile, attentif à recueillir la voix du dehors, pendant un instant il me sembla moi aussi entendre, au milieu des tambourinements de la pluie, les lamentations du masinco et du musicien. Un instant seulement, car je fus rapidement convaincu que Sebastiano était la proie d’une certaine exaltation.
Et pourtant Fekrù commençait à parler, comme un an plus tôt, avec une solennité émouvante, il traduisait la chanson que je n’entendais pas : « Il dit : Le Seigneur Dieu t’a donné la pluie, bénéfique aux semences que tu as jetées en terre. Ainsi le fruit de la terre te donnera le pain et le bétail paîtra dans des pâturages riches en herbe. Il dit encore : La cage est remplie de petits oiseaux, de la même façon, tes étables seront pleines de bœufs et de vaches grasses, la terre qui était désolée deviendra un jardin… »
Je restai là, subjugué, à l’écouter. Lorsque, plus tard, l’averse se calma, je dis à Sebastiano ce que je pensais : qu’il faisait une fixation et qu’il ferait bien de rentrer en Italie pour quelques mois. Je lui dis aussi que Fekrù pour lui faire plaisir faisait semblant d’entendre la voix qui n’existait pas ; sans doute avait-il feuilleté quelque vieux livre, la Bible peut-être, et il utilisait ces réminiscences pour tromper son maître.
Sebastiano me regarda avec un air de suffisance inhabituel chez lui, et se mit à rire : « Mais tu parles sérieusement ? Mais tu ne l’as pas entendu, là, dehors ? s’exclama-t-il. Il est toujours là, chaque fois qu’il pleut ! »
C’était bien évidemment absurde, une obsession sans fondement. Et je pensai : « Il a fallu que ça lui arrive à lui, justement à lui qui vilipendait Addis-Abeba, les eucalyptus, la pluie et les musiciens noirs. Complètement ensorcelé. ! Et il ne bougera pas d’ici tant qu’il sera de ce monde. »
Finalement je m’en allai seul dans la nuit, pour rentrer à la maison. Du ciel noir recommença à tomber la pluie et, tout en marchant par les rues désertes entre les eucalyptus ruisselants, moi aussi, je le jure, j’entendis tout à coup, s’élevant au-dessus de la musique des toits métalliques, j’entendis gémir le masinco mystérieux, de son antique voix humaine. Alors – pour me défendre, mais ce fut en vain – je pressai le pas et me mis à siffloter une petite chanson stupide et désuète.
Il Corriere della
Sera,
31 mars 1940,
puis in L’Africa di Buzzati
Marie-Hélène Caspar, Université Paris X-Nanterre,
Paris, 1997.