Hécatombe au Pentagone

Le 22 mars 1962 le général Kostin, sous-secrétaire d’État américain à la Défense, a été retrouvé mort d’une hémorragie cérébrale dans son bureau du Pentagone.

Le corps fut découvert par le premier secrétaire, le capitaine Daniel E. Lattimore. Il en fut tellement bouleversé que le lendemain, ayant perdu le contrôle de sa voiture qui roulait à vive allure, il fit un tête-à-queue ; il fut tué sur le coup.

C’est ce que dirent les journaux. En réalité, les choses se sont passées d’une tout autre manière. Et la mort du général Kostin cache l’une des affaires les plus étranges et obscures qui soient ; des mois après les événements, elle est loin d’être résolue, et laisse dans une grande perplexité les rares personnes au courant.

Il n’est pas vrai, en tout cas, que le capitaine Lattimore soit mort d’un accident de voiture. La catastrophe est le résultat d’une mise en scène savamment élaborée pour masquer la vérité. Lattimore, en fait, a été retrouvé mort aux côtés du général.

La scène, aux yeux d’un planton entré là par hasard, se présenta selon les modalités suivantes : le général était plié en avant, le buste reposant sur la tablette de son bureau ; la main droite, peut-être en cherchant un appui, avait glissé, faisant tomber à terre une pile de papiers ; sur ce monceau de papiers le capitaine gisait, étendu de tout son long.

Quand on eut donné l’alerte, tous ceux qui occupaient les bureaux voisins accoururent ; l’un des premiers fut l’inspecteur Wittington, de la MP ; trouvant que cette double mort simultanée était suspecte, il prit la situation en main, fit interdire l’accès à la pièce, empêcha que la nouvelle ne se répandît : s’il s’agissait d’un crime, il fallait tirer l’affaire au clair avant qu’elle ne tombât dans le domaine public. Dans des cas de ce type-là, dont on peut présumer qu’ils ont, de près ou de loin, quelque chose à voir avec la politique ou l’espionnage, rendre l’affaire publique empêchait la progression de l’enquête bien plus que cela ne favorisait l’identification des coupables.

Mais était-ce un crime ? Aucune des deux dépouilles ne présentait de traces de violence, et l’expertise exclut l’empoisonnement. Le résultat du rapport médical fut le même pour les deux victimes : embolie cérébrale. Ce n’est pas tout. L’autopsie établit chez l’un comme chez l’autre la présence d’une petite hémorragie, localisée exactement dans la même région, et ayant exactement la même forme et les mêmes proportions.

La chose sembla excessivement étrange, tellement étrange que l’inspecteur Wittington décida de mener ses investigations jusqu’au bout, en dépit des affirmations des médecins. Il en était convaincu : ces deux-là avaient été assassinés. Mais de quelle façon ? Et par qui ?

Mis à part les conséquences du remue-ménage qui avait fait suite à la découverte des corps, tout, dans le bureau du général, était resté exactement comme au moment de la mort. Pas un papier n’avait été déplacé. Alors Wittington, aidé par deux techniciens de confiance, s’enferma dans la pièce et se mit à examiner minutieusement le moindre grain de poussière.

La justice se mit en marche le 26 mars. Wittington, il le déclara publiquement, n’avait pas la plus petite idée de là où son enquête pouvait le mener ; mais il était fermement convaincu d’arriver à un résultat. Le lendemain, comme il examinait les papiers tombés à terre, l’inspecteur, qui s’était assis sur un tabouret bas, se pencha tout à coup sur le côté d’une façon plutôt comique, tandis que la feuille qu’il lisait lui échappait des mains ; et il tomba comme foudroyé. Ceux qui se trouvaient là se précipitèrent pour le relever. Il était déjà mort.

Le verdict des docteurs et des médecins légistes fut en tous points semblable à celui énoncé pour les deux cas précédents : embolie cérébrale ; et chez l’inspecteur également on releva, au même endroit précis et pas à un autre, un minuscule symptôme hémorragique, dont on n’expliquait pas clairement la présence.

L’affaire, même aux yeux des plus sceptiques, commençait à devenir préoccupante. Les rumeurs les plus folles se mirent à courir. On parlait d’une malédiction en chaîne comme celles que l’on attribue à certains diamants. D’autres évoquèrent des radiations meurtrières d’un genre inconnu. Les personnes qui travaillaient au Pentagone allaient jusqu’à éviter de passer devant la porte du bureau. Plus encore : les fonctionnaires les plus compétents de la police secrète fédérale inventaient toutes sortes d’excuses pour éviter d’être chargés de l’enquête.

Jusqu’au jour où l’un des jeunes gens les plus brillants parmi les dernières recrues, le lieutenant Mauritius, se porta volontaire pour relever le défi. Il était évident, disait-il, qu’un objet présent dans le bureau exerçait, grâce à ses pouvoirs mystérieux, une influence meurtrière dont la nature était impossible à déterminer a priori. Il fallait agir avec la prudence qui s’imposait. Se revêtir, donc, d’une espèce de scaphandre qui ferait écran, éviter tout contact direct, examiner chaque pièce à conviction en respectant une distance de sécurité. En adoptant de telles précautions, il n’y avait rien à craindre.

Secondé par deux assistants bénéficiant du même équipement, dans une atmosphère lourde d’angoisse, Mauritius rompit les scellés apposés sur la porte, entra dans la pièce maudite et, avec le plus grand flegme, commença l’inspection.

La première des choses qu’il examina fut le tabouret sur lequel le malheureux Wittington s’était assis, puis il passa aux documents que l’inspecteur, au moment de mourir, était en train d’étudier. Ensuite, à l’aide d’une longue pince, il ramassa par terre la feuille qui, dans le désordre régnant parmi les papiers tombés, se trouvait sur le dessus, la déposa sur une petite table et se mit à la parcourir. À peine quelques secondes, et l’on vit les jambes du lieutenant fléchir inexorablement puis l’homme s’affaissa comme une marionnette qui ne serait plus retenue par ses fils. On l’évacua immédiatement de la pièce, on le débarrassa de sa combinaison protectrice, deux médecins se portèrent à son secours. Il était trop tard.

Après quoi, quelque dix jours plus tard, il y eut un troisième volontaire pour essayer de résoudre cette terrible affaire. Ce fut un militaire, cette fois-ci, le major MacGus du Service des renseignements, qui voulut s’y risquer, sceptique comme il l’était sur les compétences des policiers. Lui aussi pénétra dans le bureau ensorcelé, examina le sol, les murs, les meubles, puis commença à dépouiller les papiers. Tandis qu’il lisait un document, il resta cloué sur sa chaise.

Alors s’installa l’effroi, la peur, l’exaspération. Au cœur du Pentagone une force ennemie, d’une origine et d’une nature inexplicables, s’était installée, foudroyant tous ceux qui s’approchaient. Bien évidemment, la première des préoccupations fut de ne rien laisser filtrer. Cela aurait été un scandale sans précédent, que le ridicule de la situation aurait encore amplifié.

Dans l’attente d’une solution dont on n’avait pas encore la moindre idée, on décida la mise en quarantaine et le bureau tristement célèbre fit l’objet d’une étroite surveillance. Au fil des jours, une idée avait confusément traversé les esprits : le maléfice, émanait d’un document, d’une feuille, celle qu’avaient probablement tenue en main tour à tour le général, le capitaine, l’inspecteur, le lieutenant et MacGus. Quant à expliquer comment un morceau de papier, par le simple fait d’être lu, pouvait tuer un homme, c’était une autre histoire. Toute hypothèse mettant en avant la radioactivité ou autre phénomène du même genre avait été écartée. Du poison ? Tout à fait impossible. Comment expliquer alors ce pouvoir létal ? Sorcellerie ? Maléfice ?

Durant trois mois, le bureau resta sous scellés, mais pendant ce temps les plus fins limiers de la police secrète se penchèrent sur le cas, explorant toutes les pistes possibles. Rien. On avançait plus que jamais à l’aveuglette.

Mais au Pentagone aussi, comme dans les romans, le grand détective entre finalement en scène. Plus précisément, il ne s’agit pas d’un enquêteur, mais d’un simple avocat qui, grâce à l’acuité sans égale dont il a fait preuve, a tiré au clair pour le gouvernement, et en restant toujours dans l’ombre, un certain nombre d’affaires délicates : Tom Gennarone, un homme d’un certain âge, misanthrope et bizarre, auréolé, dans certains milieux, d’une réputation quasi légendaire.

On le sollicite avec toutes les précautions requises, il se déclare – et il l’est réellement – dans l’ignorance absolue de l’affaire. Une fois qu’on l’a mis au courant, il demande un délai d’une semaine pour considérer la question. Pour finir, il accepte la mission, tout en soulignant, ce qui n’est pas son habitude, le danger encouru. Dans le plus grand secret, il pénètre seul dans la pièce de la mort, il y demeure moins de dix minutes, puis il sort, affreusement vieilli et mal assuré sur ses jambes, tenant dans la main une feuille pliée en quatre. La feuille, à sa demande, est mise sous enveloppe, l’enveloppe est scellée puis enfermée dans le plus hermétique des coffres-forts du Pentagone.

En dix minutes Tom Gennarone a résolu l’énigme. Mais c’est là que se produit le coup de théâtre. Alors, que, dans tous les mystères d’origine criminelle, la révélation de la vérité met fin aux cauchemars en proposant une explication concrète et rationnelle, cette fois-ci la résolution du mystère ne fait qu’accroître la terreur. Voici pourquoi.

Ce qui a provoqué les cinq décès, c’est une feuille, arrivée dans une enveloppe par avion, oblitérée à Paris, adressée au général Kostin. Sur la feuille, écrites à la machine, une quinzaine de lignes, pas plus. Dans cette quinzaine de lignes, un génie presque surhumain – on ne peut le définir autrement – a concentré avec un talent monstrueux les puissances maléfiques des ténèbres. C’est un raisonnement rapide et simple, tellement simple que même un esprit fruste peut le comprendre, d’une terrifiante force dialectique. Celui qui le lit se trouve comme entraîné dans un tourbillon et se persuade de ne plus pouvoir vivre, au point que se produit réellement une rupture dans le cerveau. C’est une force ensorceleuse qui se dégage d’une succession de termes tout à fait banals : elle est plus violente et plus destructrice que la folie. « Artistiquement parlant, il s’agit, dit Tom Gennarone, d’un chef-d’œuvre sublime, en comparaison duquel tout ce qui a été écrit jusqu’à maintenant dans le monde entier n’est qu’un misérable balbutiement. »

Le général Kostin ouvrit l’enveloppe, lut, et fut foudroyé. Son secrétaire, avant de pouvoir demander de l’aide, fut gagné par la curiosité et voulut lire à son tour. Pour les trois autres victimes, pas besoin d’explication supplémentaire. En ce qui concerne Tom Gennarone, lui aussi a lu mais il a été sauvé par ses capacités intellectuelles hors normes. Le raisonnement satanique qui tue se base, dans son passage décisif, sur un sophisme, un sophisme suprêmement génial qui cache pourtant un point faible, un hiatus, une erreur de logique dissimulée ; le découvrir, pour celui qui lit, signifie aussi gagner son salut, mais le découvrir est chose quasiment impossible, surtout du premier coup. Il a fallu l’extraordinaire acuité d’esprit de Gennarone, et il y a certainement très peu de gens au monde qui seraient capables d’en faire autant. (Remarque : Gennarone dit qu’à un moment donné il a eu lui aussi l’impression que son cerveau explosait ; il a surmonté la crise au prix d’un effort extrême ; phénomène étrange, il ne se souvient plus des termes du texte mortifère ; il hésiterait à tenter de nouveau l’expérience ; depuis ce jour, il se sent très ébranlé.)

Maintenant se pose un problème épineux : quel est l’auteur de ce raisonnement diabolique ? Qui en possède le secret ? Un particulier ou le gouvernement d’un État ? Et qu’a-t-il l’intention d’en faire ? La formule – ces quinze lignes – représente une arme d’emploi excessivement facile et d’une puissance indicible. Il suffirait qu’elle soit diffusée sur les ondes de la radio pour exterminer des millions d’hommes. Mais le fait que, pour la première victime, le choix se soit porté sur une des personnalités américaines les plus en vue, à qui le peuple a confié la charge suprême de l’État, peut faire penser que l’inventeur appartient au camp adverse, à savoir au monde communiste. Et malheureusement c’est une arme contre laquelle il n’y a pas de parade. En comparaison, même les bombes atomiques font pâle figure. Cela a été un miracle, il faut le reconnaître, que Tom Gennarone s’en soit tiré. Par ailleurs, comment éviter de nouveaux attentats ? Il faudrait mettre l’opinion publique en alerte et lui expliquer où se cache le point faible du sophisme. Mais pour arriver à cela, il serait indispensable d’exposer d’abord le raisonnement dans son intégralité, et ce faisant on provoquerait une véritable hécatombe avant même de pouvoir expliquer comment échapper au massacre. (Évidemment l’expéditeur de l’enveloppe devait être persuadé, dans son orgueil luciférien, d’en garder le monopole et le secret. Il ne peut pas imaginer qu’en Amérique un vieil avocat a passé sans dommage, ou presque, l’épreuve de la lecture et a pu expliquer tout cela. Il ne se doute pas que l’ennemi sait, et dispose de la formule lui aussi.)

Sur le monde entier, hélas, sur chacun d’entre nous, pèse donc une menace toute nouvelle. Et nous ne pouvons rien faire pour nous en protéger. Peut-être que dès demain matin le facteur nous portera une lettre d’aspect totalement inoffensif. Nous l’ouvrirons. À l’intérieur, une feuille tapée à la machine : la mort. Bienheureux les analphabètes, c’est le cas de le dire. Non, eux non plus. Le raisonnement, ils pourraient très bien l’entendre de la bouche d’un autre.

Mais, à la fin, que disent donc ces quinze lignes infernales ? Combien d’entre vous, au péril de leur vie, aimeraient le savoir ? Je n’en sais rien. Certes, je ne résisterais pas à l’envie de lire, comme maître Gennarone. Mais même si j’étais assez astucieux pour survivre et que je pouvais faire joujou avec la formule comme un fakir avec son cobra, jamais au grand jamais je ne la dévoilerais, et encore moins dans les colonnes de ce journal. Comment peut-on prendre une telle responsabilité ?

Il Nuovo Corriere della Sera,
25 juillet 1957.