Le dernier combat

Vers dix heures et demie du soir, le soldat X, sentinelle sur le chemin de ronde de l’enceinte du fort, vit une ombre noire glisser au fond des douves et grimper le long du talus ; le ciel était nuageux et la nuit, de ce fait, sombre. Il lui sembla que l’ombre avait grossièrement la forme d’une grande limace. Il ne l’avait jamais vue, et pourtant il la reconnut aussitôt, parce que en sa présence l’homme éprouve des nausées, le froid l’envahit, et il comprend tout de suite de quoi il s’agit même si c’est la première fois qu’il la rencontre.

La sentinelle cria : « Qui vive ? »

Alors l’ombre : « Je suis la mort, dit-elle, et tu sais pourquoi je suis venue. »

Le soldat savait. Dans le fort était enfermé le vieux et célèbre général condamné à la prison à vie. Et le général, sous le poids des ans et des chagrins, était tombé malade ; il était sur le point de mourir. Mais dans ce monde on n’est sûr de rien ; alors, avec un soupçon d’appréhension, la sentinelle demanda : « Pour qui ? »

« Pas pour toi, fit l’ombre avec une espèce de ricanement à vous glacer le sang dans les veines. Son Excellence le maréchal m’attend. »

L’ombre se hissait déjà sur le rebord du bastion, avançant quelque chose qui devait être une tête mais qui n’avait ni yeux, ni nez, ni bouche. « Allez, passe ! » dit le soldat avec un mouvement de recul instinctif. En effet, sans parler du risque, à quoi bon lui tirer dessus ? Depuis de nombreux mois dans le fort on l’attendait.

L’ombre se glissa dans la forteresse, se laissant couler le long de la muraille intérieure qui soutenait le chemin de ronde. Puis elle s’avança sur l’esplanade, se dirigeant vers la construction basse et misérable, sorte de casemate exiguë, où le vieux était en train d’agoniser. Et là elle rencontra l’abbé Bic qui sortait après avoir apporté son réconfort au prisonnier. L’abbé la reconnut au premier coup d’œil : une si vieille connaissance ! « Ah, tiens ! Te voilà, toi ? » et il secoua la tête. « Après tout, c’est peut-être mieux comme ça. »

L’ombre arriva au pied du misérable bâtiment. Là se trouvait une autre sentinelle qui écarquilla les yeux en se mettant au garde-à-vous. On l’attendait, donc. Pas de cris, de paroles hypocrites, pas de scènes déchirantes, de hurlements d’effroi. L’affaire, grâce au Ciel, serait cette fois-ci rondement menée.

L’ombre retint sa respiration pour se faire plus mince, puis elle franchit la porte, passa un petit vestibule qu’une bougie éclairait faiblement, et pénétra, à droite, dans une vaste pièce.

Il y avait là un médecin officier. Il était en train de lire, mais quand la lumière de la lampe à pétrole eut une soudaine faiblesse, il tourna la tête. « Ah, la voilà, murmura-t-il en apercevant l’ombre, sans cacher son soulagement. Par ici, je vous prie, par ici. » Et, sans se lever, il indiqua la chambre du malade. Lui non plus, donc, ne s’étonnait pas. Jamais l’ombre n’avait rencontré auprès des hommes, habituellement si mal disposés, une adhésion aussi immédiate et parfaite.

Dans la chambre, au chevet du malade, se trouvait son épouse. Elle était assise dans un fauteuil à côté du lit et tenait tendrement dans sa main droite la main de son mari. Tous deux étaient immobiles ; l’on entendait seulement le léger chuintement de la lampe, le râle du malade, et dehors, comme un écho très lointain, le hurlement sinistre de l’océan.

Mais lorsqu’elle éprouva une sensation de froid dans le dos, la femme se retourna à son tour, de sorte qu’elle découvrit l’ombre. Alors elle se leva et dit : « Si c’est la volonté de Dieu… » Puis elle s’agenouilla et cacha son visage dans ses mains comme pour laisser le vieil homme seul, afin que dans la plus solennelle intimité son mystère s’accomplisse.

À ce moment l’ombre venue du fond des âges se dressa de toute sa formidable hauteur ; en se grandissant ainsi, elle ressemblait à une muraille si haute qu’on ne parvenait pas à en voir le sommet. C’était là une mise en scène inutile : cette fois-ci l’ombre pouvait se dispenser d’afficher sa terrible puissance destructrice, ce ne serait qu’un jeu d’enfant. À ses pieds, le célèbre général était comme une misérable petite araignée, une fiole fragile, une dentelle d’os minuscules.

Mais le grand moment était venu et l’ombre fit, selon la tradition, ce pas en avant destiné à écraser l’homme et à s’en rendre maîtresse. Elle ébaucha un mouvement pour avancer et trébucha.

Elle recula, prit de nouveau son élan : quelque chose, juste au bord du lit, l’empêcha pour la deuxième fois de continuer. Étrange. Se pouvait-il que ce fantoche d’homme lui résistât ?

« Noble général, qu’as-tu ? demanda-t-elle, mais gentiment, comme lorsqu’on parle à un enfant. Tu n’as peut-être pas envie de venir ? Tu n’es pas prêt ? »

Le vieux n’avait pas la force de parler, il leva légèrement l’index de la main droite et le remua à peine de droite à gauche. Il répondait que non, il n’avait pas la moindre envie d’obéir.

« Excellence, répéta l’ombre avec une patience hors du commun, pourquoi ne veux-tu pas venir ? Tu espères peut-être qu’on va te faire grâce ? Qu’on va te laisser rentrer chez toi ? »

Le doigt décharné fit un signe négatif.

« Maréchal, insista l’ombre. C’est parce que tu aimes la vie, alors ? La bonne chère, le plaisir du sommeil, le soleil qui réchauffe, le spectacle des filles splendides, les soldats qui présentent les armes, la foule qui t’applaudit, la liberté, c’est ça ? Mais à quoi tout cela te servirait-il maintenant ? Tu es vieux, trop vieux. »

À nouveau le doigt fit signe que non.

« Alors tu le fais simplement par dépit ? C’est une espèce de vengeance ? Pire qu’un enfant… Et Dieu sait que j’en ai eu, de la patience. Avec lequel de tes semblables ai-je été aussi généreuse ? Ça te paraît loyal de te rebeller ? »

Mais le doigt pour la quatrième fois dit non. Puis la main se replia, le poing se ferma, faisant davantage saillir les os sous la peau, comme pour dire : « Ça suffit maintenant, tant qu’il me reste un souffle de vie, je ne me rends pas. »

La raison d’une telle attitude, la voilà : après être arrivé à la forteresse, le vieux général s’était longtemps demandé s’il avait fait quelque chose de mal ou pas. Et à force de réfléchir, il en était venu à soupçonner que, dans un même temps et dans un même lieu, on pouvait avoir plusieurs patries : une patrie, par exemple, qui correspondait au drapeau, au serment, aux injonctions de ce qui est à faire et à ne pas faire, définie par les tables rigides des normes, facile à comprendre et en même temps irrationnelle, sphinx, déité, mystère ; il y en avait peut-être une deuxième, plus grande encore, sans étendard ni revendication, non pas écrite sur le papier mais constituée d’hommes les uns à côté des autres, multitude immense qui se perdait à l’horizon, et à l’intérieur de chacun de ces hommes, une sorte de flamme, de scrupule, de fidélité, un amour ainsi fait que, parmi les triomphes ou au milieu des larmes, il les faisait avancer toujours dans la même direction ; et il y avait d’autres sortes de patries encore, dont souvent des personnes bien informées lui avaient parlé, mais lui n’en avait jamais été réellement convaincu.

Les derniers temps, toutefois, étendu sur son lit, il avait vu toutes ces choses compliquées s’éloigner, exactement comme si les mots les plus recherchés et les plus solennels perdaient leur substance ; et il ne restait absolument plus rien de ce qui s’était passé sur la terre, de ce qu’il avait fait lui ; rien, pas même la trace d’un souvenir (demeurait cependant le vent qui allait et venait depuis l’océan, en gémissant, aujourd’hui, demain et après, éternellement).

Ainsi tous les souvenirs s’étaient effacés, fusionnant en un enchevêtrement inextricable où se mêlaient les faits très anciens et les faits récents, les ennemis et les amis, les soldats et les généraux. De positif, il y avait seulement la sentinelle qu’il voyait aller et venir depuis sa fenêtre, au pied de la muraille opposée. À quoi il fallait ajouter l’odeur de caserne, nauséabonde et romantique, semblant monter des profondeurs cachées de son passé ; et les échos de voix dans la cour, et les pas rythmiques, et les appels du clairon.

De quoi d’autre avait-il besoin pour se leurrer ? Lui, le prisonnier ? Mais ici c’était sa forteresse, et il en était le commandant, et les sentinelles étaient ses soldats fidèles qui montaient la garde pour repousser l’ennemi, fidèles mais peu nombreux et mal armés, sans plus l’enthousiasme d’autrefois. Quelle garantie lui offraient ces jeunes gens qui ne pensaient qu’à jouer au football dans la cour ? Avec ces fusils antédiluviens ? Avec ces mines hâves et mélancoliques ?

Il savait donc que pour résister véritablement il ne pourrait compter que sur lui, aussi malade et diminué soit-il. Voilà pourquoi il était resté sur ses gardes et quand sur le coup de dix heures et demie du soir l’ombre vint, il ne la vit pas de la même façon que les autres (c’est-à-dire sous la forme d’une limace) mais il vit mille dragons noirs qui se précipitaient vers lui sur leurs chevaux au galop.

« Excellence, maréchal, dit l’ombre, puisque l’autre lui résistait, il y a peut-être un malentendu entre nous. Je ne suis pas l’ennemi. Je suis ta libération, le repos, le paisible sommeil ! »

Mais le vieux tint bon. Quelque chose qui ressemblait vaguement à un sourire apparut sur ses lèvres, son poing se serra davantage. Les fantassins avaient cédé sur les murs d’enceinte ? Lui non, tant que Dieu était à ses côtés. Et c’était ridicule, absurde, invraisemblable, un fait sans précédent dans l’Histoire ; mais de cette loque à bout de souffle la mort n’arrivait pas à triompher.

« Vieille mule ! » Maintenant l’ombre pestait. « Tu ne veux pas comprendre que je suis venue te chercher ? »

Il s’entêtait. Il lui sembla être un guerrier, debout, au cœur de la bataille, à l’arme blanche. Et il sentait la victoire toute proche.

Ainsi luttait-il. Et quand derrière les grilles il vit que paraissait le jour nouveau, alors il s’assoupit doucement, semblable à une recrue de vingt ans, au milieu d’éclats merveilleux de fanfare.

Il Nuovo Corriere della Sera,
28 avril 1951.