« Happening » à Sparte
À Sparte, on s’amuse bien, mais c’est une ville difficile.
Le régime a donné au progrès une orientation différente de la nôtre.
Au lieu de combattre les maladies, les misères, les injustices, il combat, par l’éducation, les peurs qui y sont liées. Dans cette perspective il a fait un immense effort. Les résultats sont surprenants.
La peur de la mort, par exemple, d’habitude si fastidieuse, a été je ne dirais pas abolie mais réduite, chez la plupart des citoyens, d’au moins quatre-vingt-dix pour cent par rapport à ce que nous ressentons nous.
En conséquence la vie dans le pays a pris un caractère de violence et de détermination à la limite de la sauvagerie.
La circulation routière en offre un exemple.
Chaque week-end, les propriétaires de résidences secondaires, c’est-à-dire une majorité de la population, se lancent sur les autoroutes qui partent de Sparte vers les collines, les montagnes et la mer. Et chaque fois, avant le dimanche soir, on assiste à un massacre.
Pour autant, les habitués du week-end ne renoncent pas. Bien au contraire, la conduite automobile, poussée au summum de la vitesse et de l’aléatoire, est devenue le sport national. On dirait que le pourcentage élevé d’accidents graves augmente la satisfaction de ceux qui partent.
Même les divertissements mondains ont ce caractère intense et cruel. À preuve, je vais vous raconter la grande fête qui s’est déroulée ces derniers jours à l’occasion de l’inauguration d’un grand magasin, dans un immeuble du centre-ville.
Les invitations étaient prisées, car il s’agissait du bal le plus grandiose de la saison. L’architecte Calascibetti, qui avait réalisé les décors et la mise en scène, est un personnage très en vogue.
Moi-même, bien que privilégié en tant qu’étranger, j’eus beaucoup de peine à obtenir une invitation. Le smoking était de rigueur. Je m’y rendis en compagnie de l’artiste peintre Antonietta Tosi Banchi et du radiologue Tulio Brosada, un ami commun.
La veille, les gens du comité firent savoir que le clou de la fête serait un happening comme on les fait à New York.
Par happening, on entend qu’il se passe quelque chose, c’est-à-dire un spectacle excentrique auquel le public est convié à participer lui aussi : on y présente des scénographies, des pantomimes, des sketches d’un goût bizarre ou surréaliste, des divagations d’artistes.
L’annonce du happening piqua la curiosité. Non pas que la bourgeoisie de Sparte soit friande d’élégances intellectuelles, mais parce qu’il était légitime de penser que la surprise serait excitante.
À trois cents mètres du nouveau magasin, déjà, ce soir-là, un bouchon se forma. Beaucoup de gens venus en voiture retournèrent se garer chez eux pour revenir ensuite vers le centre en prenant un taxi ou l’une des nombreuses lignes de métro. De telle sorte que devant les bouches de métro s’attroupèrent quantité de curieux venus admirer les jolies femmes et leurs toilettes*.
On estime que cinq mille invitations avaient été distribuées. Mais, comme toujours, les participants furent au moins sept mille.
Tout Sparte était là : les autorités, la noblesse, les nantis, la grande et la moyenne industrie, le barreau, la banque, les assurances, le sport, les arts, tous les vices possibles et imaginables.
Par un heureux concours de circonstances, jamais une fête, du moins à Sparte, ne s’était annoncée aussi réussie. Jamais autant de gens haut placés, pleins d’allégresse et fermement décidés à s’amuser.
Jamais, par-dessus tout, autant de femmes jeunes, belles, provocantes et d’une élégance démoniaque. Il y avait des décolletés qui découvraient au moins les trois quarts de la surface du corps. Il y avait des coiffures extravagantes, des perruques violettes, vertes et cyclamen. La magnificence des tissus et des bijoux offusquait la vue.
La jeunesse déchaînée se massa au second étage où deux orchestres jouaient en alternance. Des rythmes frénétiques. Les danseurs entraient rapidement dans une sorte de transe.
Enlevée par un jeune homme blond avec des cheveux jusqu’au milieu du dos, je vis disparaître Antonietta, emportée dans le tourbillon.
Le happening démarra tout à coup, sans préambule. Un tube de plastique transparent, long de plusieurs centaines de mètres, avait été déroulé, Dieu sait comment, de façon à imiter une couleuvre ; partant du dernier étage il descendait jusqu’au rez-de-chaussée, parcourant toutes les salles. Et il se gonflait rapidement.
« Chers amis, prévint une sympathique voix d’homme venue des haut-parleurs, les portes d’en bas ont été fermées. Jusqu’à la fin du happening personne ne peut sortir. »
Que signifiait cet avertissement ? Je regardai autour de moi. Nul ne semblait y prêter attention.
Très vite on comprit en quoi consistait le happening. Se gonflant de façon démesurée, le tube de plastique allait peu à peu occuper tout l’espace disponible, pressant l’assistance contre les murs et le sol. Souple comme il était, cela ne posait pas de problème. Mais n’allait-on pas manquer d’air pour respirer ?
« Chers amis, fit de nouveau la voix cordiale, nous vous recommandons de ne pas couper le tube de plastique, de ne pas le percer et de ne pas tenter de le brûler avec des cigarettes car il est gonflé avec un gaz toxique et inflammable. »
Il répéta l’avertissement en anglais, en français, en allemand et en espagnol, comme sur les vols intercontinentaux.
À ce moment-là je notai autour de moi quelques signes d’inquiétude.
Les baies vitrées des salons ne pouvaient pas s’ouvrir, c’étaient des panneaux de verre d’au moins un centimètre d’épaisseur. Il y avait l’air conditionné.
La monstrueuse baudruche brillante gonflée à bloc appuyait maintenant sur les têtes. Les musiciens de l’orchestre, pour pouvoir continuer, dressèrent des poutres de bois pour faire comme une tente. Mais les danseurs avaient du mal.
Je vis l’architecte Calascibetti et sa gracieuse épouse entourés par une foule de gens qui demandaient des explications. Je m’approchai.
Le plus excité de tous était un grand monsieur vêtu d’un frac, âgé d’une soixantaine d’années, qui parlait avec un accent italien. Mais Calascibetti restait impassible.
« Mes amis, je suis ici avec vous, il n’y a rien à craindre. Les happening, on sait comment ça commence, mais on ne sait jamais comment ça va finir. Dans le pire des cas…
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda le frac sexagénaire.
— Je veux dire, cher ami, que dans le pire des cas nous mourrons tous étouffés. Ce qui serait un brillant résultat, vous êtes bien d’accord ?
— Je ne comprends pas, fit l’autre en essayant de soulever la couverture pneumatique qui lui appuyait sur le crâne. Je veux sortir.
— Je suis désolé, monsieur. C’est impossible.
— C’est de la folie… Je suis étranger… Je suis un diplomate… Je ferai un scandale…
— N’ayez pas peur, continua l’architecte avec flegme. Je plaisantais. Nous ne mourrons pas asphyxiés. Un seul d’entre nous mourra.
— Comment ?
— Il y aura un mort. Un seul. Un mort au hasard. Procédé intéressant. Conçu par mon ami Florio. Vous n’allez pas tarder à voir.
— Je ne suis pas d’accord. Je suis étranger. Je suis un diplomate. Si vous êtes des barbares, je… Faites-moi accompagner jusqu’à la sortie !
— Au contraire, monsieur. Vous êtes un invité de marque, nous devons vous garder.
— Ça suffit ! Il fallait me le dire avant !
— Au contraire, monsieur. La surprise est le sel de la soirée. Sans la surprise, vous…
— Et les autorités permettent ça ?
— Les autorités, monsieur, se sont montrées compréhensives. Étant donné l’importance de la fête, au départ ce happening exigeait au moins dix morts, cinq hommes et cinq femmes. Cela aurait été magnifique… Cependant, compte tenu de la présence de nombreux étrangers… ils ont consenti… Bref, au total, il ne s’agira plus que d’une bagatelle.
— Mais vous êtes fou, monsieur. Je, je… Faites-moi accompagner jusqu’à la sortie. »
Un mouvement de foule sépara les deux adversaires. Sensiblement étouffées par la baudruche, des exclamations d’enthousiasme s’élevèrent et, dans l’espace exigu encore disponible, des mains s’agitèrent pour applaudir. Il faisait une chaleur épouvantable. On commençait à ne plus pouvoir respirer.
« Magnifique ! Divin ! Fabuleux ! Quel génie ! » Les commentaires fusaient.
Un gros insecte ailé, d’un noir de jais, l’incomparable Sagitta crustularia (à cause de son goût pour les gâteaux), avait été introduit dans le tube de plastique où il allait et venait en bourdonnant de manière caractéristique. On distinguait le dard mortel dépassant de l’abdomen.
La Sagitta, redoutée dans le monde entier pour son venin capable d’abattre un bœuf en dix petites secondes, était ici, dans Sparte que rien n’étonnait plus, un cotillon* de carnaval. Le gaz dans lequel elle volait devait la gêner, elle bourdonnait, allant et venant comme prise de folie, se cognant contre les protubérances du tube, qui correspondaient à des têtes humaines, à des épaules, à de tendres flancs féminins.
Au fur et à mesure que le diptère passait d’une salle à l’autre, d’une salle à l’autre se déplaçait le hurlement de la foule ; lequel n’était pas tant vocifération de terreur que cri d’exaltation hystérique.
« Descends, descends, joli petit ange ! » l’exhortait à côté de moi une jeune femme aux cheveux blancs accoutrée d’une tunique d’or.
Le monsieur en frac tira de sa poche un stylo, en ôta le capuchon et, de la plume, il fit mine de piquer la surface de plastique.
En riant, on l’en empêcha. « Mais vous êtes devenu fou ? Vous voulez nous faire crever tous autant que nous sommes ? Du calme, du calme, monsieur ! »
L’épilogue se déroula dans la salle même où je me trouvais. La Sagitta, après avoir volé de-ci, de-là comme indécise, tout à coup fonça droit devant elle comme une flèche, et buta contre la paroi élastique du tube, ou c’est ce que l’on crut. Elle retomba ensuite sur le sol, inerte.
J’aperçus là-bas un mouvement de foule. Tout de suite après l’enveloppe de plastique commença à se dégonfler. Puis dans la confusion qui régnait émergèrent deux jeunes hommes portant une femme corpulente, en pantalons de lamé argent. Morte. C’était une princesse Van Der Lohe, qui dans les années trente avait fait beaucoup parler d’elle. La Sagitta, on l’apprit par la suite, l’avait piquée à une épaule, perçant de son dard la vessie de plastique.
Deux hostesses en justaucorps pop blanc et violet accoururent, souriantes, tenant à la main un sac de polymère de couleur orange dans lequel on glissa la dépouille. L’une d’elles ouvrit, au ras du sol, une trappe pour l’évacuation des déchets, la seconde y glissa le cadavre et le laissa tomber. Quelques secondes après, on entendit un bruit sourd.
Il n’y eut pas un cri, pas un sanglot, pas un mot pour la défunte. Au contraire, une fois le risque passé, la gaîté reprit de plus belle.
« Ce fut un moment fort, commenta la marquise Paturno. Amusant à en mourir. Ce Calascibetti est un amour ! »
Il Corriere della
Sera,
20 février 1966.