Le kidnappeur
Moi, le ravisseur du petit Éric, je n’imaginais pas qu’un enlèvement d’enfant puisse être une affaire aussi douloureuse.
Du remords ? Mais le remords, c’est une légende, ça n’existe que dans les romans. Et d’ailleurs, remords de quoi ? Est-ce qu’on lui a fait du mal, à cet enfant, moi et Michel ? Comme un roi, on l’a traité : même chez lui, pendant ces deux journées, il n’aurait pas pu être mieux.
Quoi, alors ? Le remords d’avoir extorqué cinquante millions à quelqu’un qui en possède des milliers ? Et puis quoi, encore ! Moi et Michel, nous sommes à l’abri de tout danger. Monsieur Peugeot, on peut lui faire confiance ; il ne parlera pas, c’est certain. Le tout maintenant, c’est d’être prudents. Pendant quelques semaines, pendant quelques mois, ne pas dépenser un franc de plus qu’à l’ordinaire, vivre comme d’habitude. Pas de précipitation, surtout. On aura tout notre temps, ensuite, pour profiter du magot en toute tranquillité.
Mais cet enfant m’enquiquine, j’ai la sensation d’avoir comme un poids, je voudrais tant que ça s’arrête. Tout a marché comme sur des roulettes, il n’y a eu aucun problème, notre petite affaire s’est terminée en beauté : les parents au septième ciel, et nous deux casés pour le restant de notre vie. Que demande le peuple ? Et pourtant, quelle malédiction ! Ce petit me reste encore là sur l’estomac ; quand je rentre chez moi, j’ai une impression de nausée, comme s’il était encore là à m’attendre, avec ses yeux insupportables.
Il avait vraiment l’air d’un beau petit garçon, quand on le voyait jouer sur l’herbe : innocent, gracieux, inoffensif. Et au début ce fut vraiment le cas. Je m’approchai en souriant, je l’invitai à me suivre, j’avais pris une voix douce comme du miel : j’étais un ami de son papa, j’allais l’emmener faire une belle promenade.
Il ne fit pas de difficulté, le petit. Il me suivit. Ensuite je le pris dans mes bras, il eut l’air content de monter dans la voiture. Je ne pensais pas que ce serait aussi facile.
« Où est-ce qu’on va ? » demanda-t-il. « Dans un joli coin, dis-je. Et après, Maman viendra te chercher. Mais il fait froid, laisse-moi te couvrir. » Lui, il aurait voulu mettre le nez à la fenêtre ! Michel, qui conduisait, et moi, on le tenait fermement entre nous, enveloppé dans une couverture, pour qu’on ne puisse pas le voir de dehors.
Les ennuis commencèrent une fois que nous fûmes en sûreté, à la maison. Non pas qu’Éric ait fait des caprices, ou qu’il se soit mis à hurler, ou à faire du boucan. Non, au contraire, il restait tranquille, il nous regardait avec beaucoup de gentillesse, comme deux oncles bien-aimés. Bien sûr, il posait un tas de questions incroyables, pourquoi ceci, pourquoi cela, quand sa maman allait-elle arriver, et cetera. Mais sage, sage, avec une gentille petite voix, extrêmement bien élevé.
On lui sourit ; il fallait l’occuper, Michel sortit pour acheter des gâteaux ; il aurait voulu acheter aussi des jouets mais je le lui déconseillai. Un type comme lui en train d’acheter des petites voitures et des ours en peluche alors que la nouvelle se répandait déjà dans Paris, et que la police était sur les dents ! Cela aurait été la dernière des bêtises.
Éric apprécia les petits gâteaux. Et pendant ce temps le soir tombait. De temps en temps, je jetais un coup d’œil par la fenêtre. Rien de suspect, heureusement. Mais plus loin là-bas, dans les parages, je sentais qu’ils nous cherchaient, comme une myriade d’insectes redoutablement malins qui se seraient réveillés, et qui maintenant fourmillaient frénétiquement dans tout Paris, parcourant systématiquement toute la ville, traçant des cercles concentriques qui se rapprochaient petit à petit. Je demandai à Michel d’éloigner l’enfant et j’allumai la radio. Ils s’intéressaient à moi, les habitants, les grosses pointures, les autorités constituées. Quelques heures plus tôt, j’étais un malfrat quelconque, et maintenant l’homme le plus important de Paris. Mon Dieu, comme ils m’aimaient !
J’éteignis la radio, je m’apprêtai à aller de l’autre côté, là où Michel s’amusait avec le petit. Alors, pour la première fois, je m’aperçus que je n’avais plus le courage de continuer. À travers la porte j’entendais cette petite voix, si gracieuse, avec déjà cette façon aristocratique de prononcer les r, qui sentait les milliards à plein nez. Il ne pleurnichait pas, il ne faisait pas d’histoires, il ne disait rien d’insolent, il n’implorait pas la pitié. On aurait dit qu’il gazouillait. Et il nous faudrait peut-être le tuer.
Il mangea de bon appétit, il faut dire que nous avions préparé un bon petit repas bien comme il faut. Puis il s’assoupit dans un fauteuil. Une fois seulement il demanda quand sa maman allait arriver, mais sans trop s’impatienter. Il se laissa docilement mettre au lit, une minute après il dormait comme un bienheureux.
Pouvait-on rêver mieux ? Michel sortit pour téléphoner aux parents (depuis une cabine publique, bien entendu), puis lui aussi il alla dormir. Dormir ? La ville entière, la France entière s’était mobilisée contre nous, pour nous pincer. Il me semblait entendre le grondement que cela faisait, dehors, comme un trépignement immense qui de minute en minute augmentait. Mais ce n’est pas cela qui me faisait peur.
La peur se trouvait là, dans notre maison, étendue sur le lit, qui respirait doucement dans son sommeil, ses petits poings fermés. Un enfant de quatre ans, comme des milliers et des millions d’autres après tout, même si c’était un fils de milliardaire. Un petit corps tendre et fragile, semblable à ce que j’avais d’ailleurs été, moi aussi, autrefois. Qu’avait-il donc pour me faire éprouver une telle terreur ? Assis sur une chaise, immobile pour ne pas faire le moindre bruit, je le contemplais, fasciné. Comme la souris contemple, peut-être, le serpent qui sera sa perte.
Sur la table de nuit une petite veilleuse* était allumée. Je pouvais examiner tout à loisir ce petit visage rond, les lèvres entrouvertes, l’infime mouvement régulier de la respiration. De temps à autre un léger frémissement, comme provoqué par une pensée douloureuse. À quoi rêvait-il ?
À un certain moment je ne résistai plus, lentement je me levai et passai dans l’autre pièce. Puis je dus m’éloigner davantage encore, je me réfugiai dans la cuisine. C’était un enfant, une créature stupide et innocente, et il ne savait rien de nous, il n’avait rien compris, et il n’avait pas peur. Pourtant je ne pouvais pas le supporter. Il était petit, mais minute après minute il grandissait démesurément, il n’y avait plus un coin de la maison qui ne fut pas empli de sa présence. Oui, de toutes mes forces je le haïssais.
Si devant moi avait surgi un policier, deux policiers, cent, les agents de la police entière, en ordre de bataille, pistolet au poing prêts à tirer ; s’il y avait eu le chef de la police, le ministre de l’intérieur, le procureur général, je ne me serais pas senti aussi mal. Mais qu’avait cet enfant pour me mettre dans cet état-là ? Dans quel piège infernal étais-je allé me fourrer ?
« Et Maman, quand est-ce qu’elle arrive ? » Ce fut sa première question lorsqu’il se réveilla le matin. « Oui, oui, mon chéri, elle arrive. Elle a téléphoné qu’elle n’allait pas tarder, fit Michel, mielleux. Allez, on va se faire un bon petit café au lait. » Je le regardai, mon ami : lui aussi complètement à plat. Cette petite vermine nous terrorisait, nous étions totalement à sa merci ; esclaves, nous étions esclaves de ce petit monstre.
Les journaux avec leurs chroniques lacrymogènes ? Les ridicules commentaires des éditoriaux ? Les appels lancés à la radio et à la télévision ? Tout avait été prévu dès le départ. Tout cela, je le jure, ne me faisait ni chaud ni froid. La seule chose horrible, c’était cet enfant, vivant, souriant, gentil, dans notre maison. Qu’avait-il pour nous épouvanter de cette façon ? Quel mystérieux pouvoir se trouvait en lui ? À certains moments il me semblait qu’il aurait pu m’anéantir, s’il l’avait voulu, m’écraser, me dévorer de ses petites dents pointues.
Je ne suis pas expert en enfants, je n’en ai jamais fréquenté, je ne pouvais pas supposer qu’ils représentaient un tel danger. Je me considère comme un dur à cuire, je suis blindé, seulement passer vingt-quatre heures de plus en compagnie d’Éric, je ne m’en sentais pas capable. Cinquante millions ou pas, il fallait s’en débarrasser. Mais comment ?
Maintenant le lit est vide, la marque qu’il avait laissée a été effacée par précaution, toute éventuelle trace ou empreinte digitale enlevée avec une méticuleuse précision. Les cinquante millions sont arrivés. La police, à ce qu’il semble, est à mille lieues de nous soupçonner. Monsieur Peugeot restera muet comme une carpe. D’un point de vue technique, un triomphe sur toute la ligne.
Mais la peur – qui sait pourquoi – ne m’a pas quitté. Je voudrais ne plus voir un enfant de toute ma vie. Rien que des gens faits, mûrs, des vieux, des très vieux, des décrépits. Depuis que cette maudite affaire a eu lieu, dans la rue tous les enfants me regardent. Avec une espèce de curiosité préoccupée – comment dire, comme si j’étais l’un d’entre eux et que je les avais trahis de manière ignoble. Quelles bêtises ! Un type dégourdi comme moi s’arrêter à de telles pensées ! Quoi qu’il en soit le phénomène persiste ; même hier, même ce matin. Dans la rue, tous les enfants, je dis bien tous. Pourquoi me regardent-ils ?
Il Corriere della
Sera,
16 avril 1960.