Les six mamans

Le vigile de la banque a sommeil. Une fatigue diffuse, une envie de somnoler, peut-être parce que c’est le printemps.

Assoupi sur le canapé, le vigile est toutefois prêt à bondir, en cas de danger. Il a étudié tous les mouvements nécessaires, il a calculé la distance exacte pour avoir sa mitraillette à portée de main. Dans ces conditions, il n’a aucune crainte. Son métier, qui plus est, il le maîtrise parfaitement. À l’époque où il faisait l’école de formation, il était sorti major de sa promotion.

Pour le moment, du fond de sa torpeur, il sommeille. Il n’a pas enlevé ses bottes car ce serait trop risqué. Mais il a déboutonné le col de son uniforme, défait son ceinturon. Un rayon de soleil éclaire la porte du fameux coffre-fort et se déplace lentement. Comme les heures sont longues. Toujours tellement seul. Quel drôle de métier.

Mais les bandits sont très bien informés, ils savent que le vigile est assailli par le sommeil, le sommeil et la fatigue, et un autre mal encore qui touche les vigiles parvenus à un certain âge, sans qu’ils s’en rendent compte.

Cela fait des années que les bandits ont préparé leur coup. Mais jusqu’à présent il fallait attendre l’occasion. Aujourd’hui, enfin, l’heure est venue.

Les bandits et le vigile ne sont pas, les uns pour les autres, de parfaits inconnus ; au contraire, ils sont unis par une espèce de relation d’ordre privé, on ne peut pas dire que ce soient des amis, ce serait exagéré, mais des connaissances de longue date, oui. D’ailleurs, dans une ville aussi petite que Rome, tout le monde finit par se connaître.

Il arrive que les cinq bandits croisent le vigile dans la rue tandis qu’il se rend à son travail. De loin ils le voient bâiller. Pour éviter qu’a priori puisse se porter sur eux l’ombre d’un soupçon, lorsqu’ils ne sont plus qu’à quelques pas de lui ils se mettent à bâiller à leur tour, avec exagération, à s’en décrocher la mâchoire. Ils rient : « Eh, c’est le printemps ! — C’est ça, c’est le printemps », répond l’autre d’un ton jovial. Et les premiers : « Au revoir. Monte bien la garde. »

Car personne en ville n’ignore qu’Anselmo occupe un poste de vigile à la banque. D’abord à cause de son uniforme, qui permet de l’identifier au premier coup d’œil. Ensuite parce que lui-même aime à le dire à tout le monde, et qu’il en tire un certain orgueil.

En fait, les vigiles de la banque sont au nombre de trois, ils se relaient, chacun montant la garde huit heures d’affilée. Entre les trois, les bandits l’ont choisi, lui Anselmo, parce qu’ils pensent qu’il est mûr maintenant. Les années qui passent, en effet, ont une action délétère. Sans qu’aucun événement réellement nouveau ne se produise, vient un jour où le général, l’inventeur, le chanteur, le poète, le rémouleur se trouvent tout à coup complètement hors circuit. Après quoi, si la chose s’ébruite, ils se font laminer par leurs collègues.

Heureusement pour Anselmo, personne ne s’est encore aperçu qu’il était dans cette situation, mis à part les cinq bandits ; mais eux n’ont aucun intérêt à répandre la nouvelle, bien au contraire. Les dirigeants de la banque font une confiance illimitée à Anselmo. Dans les prospectus publicitaires destinés à inciter les habitants à ouvrir des comptes courants et à louer des coffres sécurisés, on fait mention du fait notable que l’un des trois vigiles préposés à la garde du trésor a obtenu son diplôme de vigile auprès de l’école la plus prestigieuse, avec les notes les meilleures et les félicitations du jury. Ce qui – pense-t-on – devrait décourager les voyous.

Au contraire les cinq bandits savent que désormais le vigile s’est étendu sur le canapé pour y somnoler, il ne se déplacera plus, il ne tendra même pas la main pour saisir sa mitraillette ; ils savent qu’au moment fatidique, tout lui sera complètement égal, son emploi, son uniforme, son salaire, sa renommée personnelle, sa vie même ; il n’aura plus à cœur que de rester bien tranquille sur son canapé, de s’abandonner entièrement à la fatigue, à l’ennui, à son corps, à la fainéantise, au sommeil, à la lâcheté. C’est pour ça que liquider le vigile et dévaliser la banque sera un jeu d’enfant.

Ils en sont tellement persuadés, ces cinq-là, qu’ils ne sont même pas pressés d’en finir. Ils savourent d’avance le statut économique dont ils vont jouir, avec son cortège d’immeubles luxueux, de belles femmes, de voyages, de domesticité, de collection d’art, d’agapes, mais ils repoussent jour après jour le moment de passer à l’action. Après tout, pourquoi se précipiter ? C’est un coup réussi d’avance. En outre, plus le temps passe, plus le vigile va s’alanguir et s’amollir. Et de cette façon, les mois, les années se succèdent.

Mais comment ont-ils fait, ces bandits, pour obtenir des informations si précieuses ? C’est bien là tout le problème.

Parmi les cinq bandits, il y a : deux garçons de café, un gardien de parking, un commis de mercerie (monter et descendre des escaliers toute la sainte journée, chargé de lourds colis remplis d’aiguilles, de rubans et de boutons) et un médecin malchanceux. Leurs vieilles mères sont aux petits soins pour eux, elles leur demandent : « Alors, quand est-ce que vous y allez, mes trésors ? Ce soir ? Pas ce soir non plus ? Ah, les jeunes d’aujourd’hui, ils ne savent pas se décider ! »

Au fil des années, elles ont réussi à devenir amies intimes de la vieille maman du vigile. Elles se connaissaient de longue date, dans une petite ville comme Rome comment peut-on ne pas se connaître ? Maintenant elles savent tout d’elle. Souvent, elles vont lui rendre visite, elles discutent courtoisement pendant des après-midi entiers, elles parlent du temps qu’il fait, des fiançailles, des mariages, des cancans de voisinage, et ce faisant elles recueillent des informations utiles, précieuses.

« Et Anselmo ? demandent-elles à la petite vieille.

— Eh, eh, Anselmo ! répond-elle avec un petit rire attendri. Anselmo est dans la pièce à côté, il dort. En ce moment, il a besoin de beaucoup de sommeil, cet amour d’enfant. Peut-être parce qu’il est jeune ? ou à cause du printemps ? Bah…

— Mais à la banque, il n’a pas la possibilité de dormir, j’imagine, insinue l’une des cinq.

— À vrai dire, explique la mère, dormir à la banque, c’est interdit, mais Anselmo est un si bon vigile qu’il peut se permettre quelques entorses à la règle. Dans la salle de surveillance, il y a un canapé et lui, il s’étend sur ce canapé ; il ne dort pas vraiment, mais il sommeille. Bien évidemment, il reste habillé de pied en cap. À la moindre alerte, il est debout.

— Oui, mais quelle responsabilité !

— Ah ça, c’est sûr ! » fait la vieille mère avec orgueil.

Voilà comment les cinq bandits sont parvenus à savoir que le vigile n’était plus du tout dans la course. Et aujourd’hui ce sont leurs propres mères qui les poussent à agir : à la différence de leurs fils, elles, elles sont assez pressées ; elles n’ont pas tant d’années que ça devant elles pour profiter des milliards volés à la banque.

Aujourd’hui encore, les cinq hyènes sont allées, en délégation, rendre visite à cette pauvre femme. Elles ont pris le thé. Elles bavardent de choses et d’autres au salon. Le soir tombe. Tout à coup on entend, au loin, un cri prolongé, comme un animal qu’on égorge. Dans la pénombre cinq paires d’yeux luisent d’une joie triomphale.

« Tu as entendu ? demande l’une d’elles.

— Qu’est-ce que ça peut être ?

— Rien, quelqu’un qui hurlait.

— Pourvu qu’il ne soit rien arrivé de grave.

— Quelle idée ! »

La mère du vigile se lève pour allumer la lumière. En revenant vers son fauteuil, elle hoche la tête avec compassion : « Vous vous faites toujours du souci pour vos fils, hein ? Je vous comprends, mes pauvres amies. Avec toute la délinquance qu’on voit aujourd’hui, une mère n’est jamais rassurée. Tous les enfants ne sont pas forts et courageux comme mon Anselmo, tous ne sont pas armés comme lui. »

Il Corriere della Sera,
8 avril 1966.