Confidences du « monstre »
Tant que je travaille au guichet de la banque ou que je me promène en ville, tout va on ne peut mieux. Je me sens à l’aise, tranquille, fort, j’ai même l’impression d’être quelqu’un, très supérieur à tous ces horribles gens que l’on trouve en foule sur les places et dans les trams. (Ce ne serait pas mieux s’il y en avait moins, de ces faces de rats ?) Mais dès que je rentre chez moi, adieu la tranquillité ; j’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, une sensation bizarre que je n’arrive pas à exprimer. Je ne me sens pas bien, voilà tout. Malade ? Je ne crois pas, sinon j’éprouverais la même chose en dehors de la maison. Je soupçonne plutôt autre chose : cela pourrait venir de la maisonnette que j’habite. Je ne sais comment dire, mais c’est un bâtiment étrange. Tellement calme, éloigné de tout, avec un petit jardin en friche, le silence en permanence. D’un côté une usine d’installations thermiques, de l’autre une maison vide, à laquelle on n’a pas touché depuis les bombardements. L’avenue est large. En face, d’autres petites maisons semblables à la mienne, côte à côte ; elles aussi, c’est vrai, isolées, paisibles, avec des petits jardins plus ou moins en friche ; pas aussi esseulées pourtant. Comment vous expliquer ? Cette petite maison dans laquelle j’habite est peut-être trop intime, elle pousse à laisser vagabonder son imagination, et je pense trop, dès que je me trouve entre ces quatre murs, je me mets à penser, je ne fais rien d’autre que penser. Un jour – vous allez rire – je venais juste d’entrer et, du vestibule, j’observais le sommeil des objets, la lumière immobile et flegmatique qui les éclairait, le silence profond, la rampe de l’escalier en colimaçon qui descend à la cave, quand une idée me traversa l’esprit : « Tu sais à quoi elle ressemble, cette maison ? me demandai-je. Elle ressemble à ces petites villas de périphérie où l’on commet des crimes. » Vous allez rire, bien sûr, mais je voulais vous le dire. Une pensée comme une autre.
Qu’est-ce que vous insinuez ? Que j’ai fermé la porte derrière moi avec une précipitation excessive ? Qu’il est ridicule de regarder autour de soi comme je le fais quand on est dans sa propre maison ? Je sais, c’est vrai, ce sont des attitudes de gamine hystérique, et je ne vaux guère mieux. Mais je vous l’ai déjà dit : je ne me sens pas très bien, depuis quelque temps. Je n’arrive pas à me dominer. Pourtant je serais bien en peine de vous répondre si vous me demandiez de quoi j’ai peur. J’aimerais vraiment le savoir moi-même.
Une autre obsession : depuis quelque temps j’ai l’habitude de descendre à la cave. Aujourd’hui, ça se comprend, le froid a fait un retour impromptu et il faut allumer la chaudière qui se trouve en sous-sol. (J’ai observé les cheminées des maisons du quartier : tout à l’heure, elles fumaient. Tant mieux. Les gens aiment tellement les commérages. Toute la sainte journée, ils ont les yeux braqués sur la cheminée de votre maison comme si c’était la seule chose intéressante dans ce bas monde. Et vous risquez de passer pour un farfelu si, quand eux ont éteint leur chauffage, vous, vous avez allumé le vôtre. Tant mieux. Aujourd’hui, en tout cas, ils ne trouveront rien à redire.) Je disais donc : aujourd’hui, ça se comprend. Mais même les jours précédents, pour une raison ou pour une autre, j’étais toujours en bas, à la cave. Non, non, les corvées de bois domestiques qui m’amusaient autrefois ont fait leur temps ; c’est un hobby dépassé, et si je ne me débarrasse pas de l’établi et des outils, c’est uniquement par paresse. Je descends à la cave parce que la cave m’attire.
Il faudra que je fasse consolider les marches du petit escalier en colimaçon. On a beau descendre doucement, elles font toujours un boucan d’enfer. Et il faudrait aussi faire réparer le robinet de l’évier qui goutte, goutte. Mon Dieu, comme c’est énervant ! Mais à quoi bon : voir des ouvriers chez moi, cela m’insupporte ; ils ont un air sournois, ils sont indiscrets, ils vont farfouiller dans tous les coins. En attendant, nous voilà arrivés. Regardez-moi un peu cette cave. Trêve de plaisanterie, est-ce qu’elle n’est pas vraiment cosy ? Comme tout y est rassurant, calme, loin du reste du monde, vous ne trouvez pas ? La lumière dont je vous parlais tout à l’heure y est encore plus immobile, blanche, romantique aurait-on envie de dire, comme sur certaines estampes anciennes. Par les petites fenêtres qui donnent sur le jardin au ras du sol, le soleil n’entre jamais, seul pénètre son reflet, très discret, familier. On voit ce qu’il faut voir et rien de plus. On se sent à l’abri, dans cette lumière.
Vous examinez le fauteuil, pas vrai ? Pas très élégant, mais très confortable. Il a au moins cent ans. Il en aurait des choses à raconter, s’il était doué de parole. À quoi pensez-vous donc ? Si le pauvre Dick Snuffin, l’horloger, un brave homme, s’y est jamais assis ? Bien sûr qu’il s’y est assis, et plus d’une fois encore. Il venait souvent chez moi, dans le temps. Disparaître de cette façon… le pauvre Dick, d’un jour à l’autre. Encore en bonne santé, plein aux as. Comme s’il s’était volatilisé, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Ah ! nous vivons dans un monde bien étrange.
Peut-être direz-vous que je suis un peu excentrique ? Pourquoi, par exemple, ai-je acheté cette hache ? Manies ridicules. Et que contenait cette bonbonne, là, dans le coin ? Oh, je sais très bien : elle contenait de l’acide sulfurique. Manies, manies. Vous avez déjà essayé de vous servir d’une de ces longues épingles à chapeau ? Vous n’avez jamais eu envie de vous l’enfoncer dans l’œil ? Ou, lorsque vous empoigniez un fusil, de le décharger sur ceux qui se trouvaient là, juste comme ça, histoire de gâcher votre vie ? Quand vous vous trouvez dans les cortèges des cérémonies publiques et que passe le roi, vous n’éprouvez pas, au fond de vous, la tentation de l’insulter tout fort, dans le seul but de faire voler en éclats votre honorable passé ? Peut-être que j’ai cédé à une pulsion de ce type en achetant cet attirail. Un risque équivoque. Si un jour la police – admettons –, en cherchant à retrouver les traces d’une personne assassinée, venait perquisitionner ici, à coup sûr naîtrait quelque soupçon. J’aime bien jouer avec le feu. Ou je suis un peu fou. Allez savoir.
Je possède également d’autres instruments, presque neufs : des scalpels, des marteaux, une scie. Chut. Attendez, s’il vous plaît. Qui marche dans le jardin ? Qui s’est penché vers la petite fenêtre pour regarder à l’intérieur, empêchant la lumière d’entrer ? Et pourquoi frappe-t-on comme cela contre la vitre ? Ah… je préfère… un morceau de papier que le vent a poussé jusqu’ici. La bonne blague. J’avoue que… Je suis devenu pâle, dites-vous ? Je sais, j’en ai honte. Mais j’ai les nerfs à vif, je vous l’ai même avoué, depuis quelque temps.
N’importe qui, d’ailleurs, aurait les nerfs en pelote dans cette maison. Il s’y passe des choses étranges. L’histoire de la valise, par exemple. Il y a une semaine, là-haut, dans le cagibi, mon regard tombe sur une valise qui n’était pas à moi. Qui l’a apportée ici ? Et pourquoi ? Vous conviendrez que ce ne sont pas des découvertes très sympathiques. Bien entendu, je l’ai ouverte. Rien de spécial. Elle contenait un pull, des chaussettes, une paire de vieilles chaussures, un Gillette*, une brosse à dents, et cetera : ce que l’on appelle les effets personnels d’un homme ordinaire. C’était une journée froide, heureusement. Personne n’a eu quoi que ce soit à redire en voyant ma cheminée fumer.
Et puis les rats. Comment se fait-il que je ne puisse pas descendre à la cave sans surprendre ces sales bêtes en train de fouiller dans la cendre, là, sous le foyer de la chaudière ? Que cherchent-ils ? Je les observe longuement, parfois, en avançant juste la tête en haut de l’escalier. Ils mangeottent. Ils rongent. Ils font la parlote entre eux, à voix basse. Ils doivent être six ou sept. Oh, moi, en ce qui me concerne, je les laisse faire. Qu’ils mangent donc, s’ils trouvent des débris comestibles. Des os, par exemple ? Dans le charbon qu’on vend maintenant on trouve même des os, parfois. Bizarre, non ? Mais quel silence, vous l’entendez, vous aussi, ce silence ? D’un moment à l’autre, dans un silence pareil, on s’attend à ce qu’il arrive quelque chose.
À propos. Il y a d’autres bestioles encore plus surprenantes : les moineaux. Autrefois j’avais l’habitude d’aller au jardin les mains pleines de miettes. Les oiseaux accouraient aussitôt, il y en avait des dizaines, joyeux et agités, qui faisaient un vacarme extraordinaire. Ils picoraient directement dans mes mains, cela ne les rebutait pas le moins du monde. Ce n’est plus le cas. Ils sont devenus timides, on dirait que la race s’est modifiée. Maintenant, lorsque je sors en portant mes miettes, personne ne vient. Sûr, pourtant, qu’elles doivent avoir faim, ces petites bêtes, avec un hiver pareil ! Mais rien. Pire : ils s’enfuient, s’il y en a quelques-uns dans les parages. Puis ils se mettent à tourner là-haut, au-dessus de la maison, ils tournent, ils tournent en piaillant. Imbéciles ! Ils risquent même de me porter tort. Dieu seul sait combien les gens sont méchants dans le coin. Ils exploitent jusqu’à la stupidité des passereaux, du moment qu’ils peuvent faire des commérages. Quant au chien que je possédais…
On sonne, Sainte Vierge ! On sonne à la porte. Je n’attends personne aujourd’hui. Depuis un bon moment, Dieu sait pourquoi, j’ai les visites en horreur. Les amis, je les rencontre au café et ça suffit bien. Je n’ai pas de dettes. Je n’ai pas d’aventure féminine. Je n’ai pas d’ennuis avec la police. Je n’ai absolument rien. Au diable celui qui vient me gâcher ma journée. On sonne, nom d’un chien, on sonne… Faire comme si de rien n’était ? Et s’ils m’ont entendu bouger, ici, à la cave ? Ne pas répondre serait peut-être pire ?… Non, il vaut mieux que j’enfile mes pantoufles, cela met davantage en confiance… Oui, oui, que d’impatience, j’arrive tout de suite !… Si au moins cet escalier ne faisait pas tant de boucan !… On dirait qu’ils sont deux. Il paraît qu’ils vont toujours deux par deux, eux. « J’arrive, j’arrive ! » (« Courage, ouvre vite, compose-toi un visage acceptable, souris. ») « Bonjour… Ah, c’est vous ? Entrez… Non, non, merci, je me sens parfaitement bien… peut-être parce que je m’étais endormi… Il est là, voyez… Vous voulez que j’allume la lumière ?… Vous l’avez déjà fait ?… Un sale temps, hein… On n’a jamais vu un froid pareil au mois de mars… Pensez-vous, c’est moi qui vous remercie. Au revoir. »
Cette fois-ci encore, c’est passé. Sauvé ! Mon Dieu, j’ai encore le cœur qui bat tellement j’étais inquiet. Et cette nuit ? Non, je n’en peux plus, je ne vais pas continuer à vivre ainsi… J’ai pensé me trouver mal quand j’ai vu ce képi. Et ce n’était que le releveur du compteur d’électricité. Le releveur, rien que le releveur, un bien brave homme, Dieu le bénisse… Et demain ? Pour moi, ce sera toujours le même enfer ?
Il Nuovo Corriere della
Sera,
11 mars 1949.