Notez bien que…
Il y a trois ans, j’étais arrivé à Tokyo en provenance d’Italie, et je venais juste d’entrer dans la chambre 58 de l’hôtel Nikko, à Ginza – je n’avais pas encore eu le temps d’ouvrir mes valises –, lorsque le téléphone au chevet du lit se mit à sonner.
C’était sans doute une communication émanant de la direction de l’hôtel ou de l’attaché de presse de notre ambassade à qui j’avais annoncé mon arrivée.
Je décrochai le combiné et dis « Allô », oubliant que je me trouvais à l’étranger, dans un pays où l’italien est du sanskrit. J’entendis une voix qui, en italien, avec un accent tout à fait italien, me dit très lentement :
« Notez bien qu’il est descendu à votre hôtel.
— Qui ? demandai-je. Et qui est à l’appareil ? »
On n’entendit plus rien, pas même le déclic d’interruption de la communication.
« Allô ! Allô ! Qui est à l’appareil ? » répétai-je trois ou quatre fois. Puis je raccrochai.
Il s’agissait évidemment d’une erreur. Celui qui avait commencé à parler s’était aperçu, repensant à l’accent de mon « Allô », qu’il n’avait pas affaire à la bonne personne.
Mais comment se faisait-il qu’il parlât italien ? Dans l’hôtel Nikko la clientèle était presque exclusivement japonaise. Peut-être qu’il y avait un autre Italien et que quelqu’un de l’extérieur lui avait téléphoné pour l’informer de mon arrivée, et que la standardiste s’était trompée en me passant la communication, justement à moi ? Cela aurait été un concours de circonstances bien curieux. Mais qui pouvait bien savoir, à part notre attaché de presse, que je venais à Tokyo ?
Je ne saurais pas bien expliquer pourquoi, mais cet appel me laissa un sentiment désagréable, d’autant plus que, étant descendu peu après à la réception, je demandai à la standardiste si elle savait d’où provenait la communication reçue et elle m’assura ne m’avoir transmis aucune communication extérieure ; j’interrogeai donc le portier pour savoir s’il y avait dans l’hôtel un autre Italien et celui-ci me répondit que non dans un grand éclat de rire.
D’un autre côté, pensai-je, si quelqu’un avait besoin de moi, il se manifesterait. Ce qui ne se produisit pas. Si bien que je n’aurais plus pensé à cet étrange coup de téléphone si, presque deux ans plus tard, à l’hôtel Americana de New York, la chose ne s’était répétée exactement de la même façon. Je venais juste d’entrer dans ma chambre au trente-cinquième étage lorsque le téléphone se mit à sonner. Une voix, avec un parfait accent italien et une singulière lenteur, me dit : « Note bien qu’il est descendu à ton hôtel. » Puis aussitôt la communication fut interrompue.
Si cela avait été la première fois, là, à l’hôtel Americana où se tenait un congrès médical dans lequel intervenaient de nombreux Italiens, la chose ne m’aurait pas impressionné le moins du monde. Mais c’était la deuxième fois. Et la voix semblait vraiment être celle qui m’avait parlé à Tokyo deux ans plus tôt. Par ailleurs, faire une enquête auprès du standard d’un hôtel aussi gigantesque aurait été pour le moins ridicule.
J’avoue qu’un léger malaise m’accompagna pendant mon bref séjour à New York et je fus soulagé de quitter le grand hôtel. (Juste après le coup de téléphone mystérieux, je m’étais demandé s’il ne fallait pas changer tout de suite de logement, au moins pour faire un essai ; mais quelque chose m’en empêcha, peut-être la paresse, peut-être aussi une espèce de peur, parce qu’il ne faut jamais agacer les obscures puissances qui rôdent de par le monde, se manifestant à l’improviste ici et là par signes hermétiques.)
Depuis New York, je me rendis à Chicago et là, délibérément, afin de me donner la possibilité de vérifier, je m’établis du côté du port, dans une auberge modeste quoique confortable qui s’appelait Great Horizon (c’est un collègue familier des États-Unis qui me l’avait recommandée). Il ne devait pas y avoir plus d’une vingtaine de chambres ; un petit hôtel de style ancien, plutôt aristocratique et très tranquille.
Lorsque j’entrai dans ma chambre – numéro 37 autant qu’il m’en souvienne – au troisième étage, je m’attendais à ce que le téléphone sonnât. Je fermai la porte et en silence je restai là, debout, tendu, guettant la perfide sonnerie.
Eh bien, le téléphone ne sonna pas à proprement parler. Mais il y eut trois courtes vibrations espacées, comme lorsque l’on règle la sonnerie au minimum, peut-être moins encore, tout juste un imperceptible murmure qu’en temps normal je n’aurais même pas entendu.
En un éclair je saisis le combiné. Mais je n’entendis aucune voix, aucun son : seulement cet écho très lointain que créent le vide et le silence à l’autre bout du fil. Peut-être y avait-il quelqu’un là-bas qui écoutait mon « Allô ! Allô ! », se délectant de mon ton anxieux et effrayé ?
En tout cas, pas davantage à Chicago que précédemment à Tokyo et à New York, il ne se produisit quoi que ce fût de désagréable ou de suspect. Et je ne reçus plus d’appels énigmatiques dans les autres villes où je m’arrêtai par la suite. Je commençais à penser que ça avait vraiment été là un, ou plus exactement deux étranges concours de circonstances, mais l’autre soir – je rentrais d’un voyage en Thaïlande, au Vietnam et en Malaisie, et j’avais fait escale à Karachi pour éviter une nuit dans l’avion –, je venais juste d’entrer dans ma chambre au dernier étage de l’étonnant Intercontinental Hotel (qui ne comporte pas une seule fenêtre), lorsque le téléphone sonna ; et rien qu’à la sonnerie, même si cela paraît stupide, je sus exactement quels mots j’allais entendre si je décrochais. Je le laissai épancher son agressivité longtemps, par de très brèves et rapides trilles, comme autant d’attaques à mon système nerveux. Jusqu’au moment où je me décidai ; je répondis, et entendis effectivement la voix habituelle : « Note bien qu’il est descendu à ton hôtel », puis le silence, sans même le déclic de la communication interrompue.
La réapparition, tant d’années après, de l’ami inconnu me mit dans tous mes états, ce qui n’avait pas été le cas les fois précédentes. Et ce fut avec un sentiment de libération que je m’embarquai le lendemain matin dans l’avion qui devait m’emmener tout droit à Rome. Dans ma patrie, si Dieu le voulait, l’odieuse persécution prendrait peut-être fin, n’est-ce pas ?
Comme on se sent tranquille, en sécurité, quand on rentre chez soi, même si le téléphone existe ici aussi. Et ce matin-là, en pensant à ces appels ambigus, je me suis surpris à sourire lorsque – j’étais à peine entré avec mes valises – la sonnerie familière a retenti.
Je savais parfaitement que c’était seulement ma sœur, ou un ami quelconque, ou la secrétaire de mon journal, qui attendaient mon arrivée dans la matinée. Et pourtant en décrochant le combiné je souris, comme pour défier cette maudite voix. Ici, chez moi, à Milan, je me sentais à l’abri.
« Allô », dis-je. À l’autre bout, la voix limpide et terriblement lente : « Note bien qu’il est venu habiter dans ton immeuble. » Puis le silence, comme les autres fois.
Par la suite, naturellement, j’ai demandé à la concierge s’il y avait eu ces jours derniers, ou si l’on attendait, pour les jours à venir, l’arrivée d’un nouveau locataire. Elle m’a assuré que non. Je l’ai interrogée à propos d’un éventuel hôte, venu loger dans l’immeuble chez quelque parent, elle m’a répondu ne rien savoir à ce sujet, puisqu’il lui était impossible de contrôler des mouvements de ce genre dans un immeuble comptant plus de trois cents appartements.
C’est ainsi que l’on m’empoisonna mon retour chez moi, qui s’annonçait pourtant joyeux et serein.
Qui est-ce qui m’appelle ? À qui fait-il allusion lorsqu’il me prévient que quelqu’un est descendu à mon hôtel ou est venu habiter dans mon immeuble ? Peut-être que l’inconnu fait allusion à lui-même ? À quoi riment ces avertissements ? Devrais-je avoir peur ? Mais j’ai la conscience tranquille. Je ne possède aucun trésor qui puisse faire envie à des voleurs. Je n’ai jamais commis le sacrilège de faire main basse sur des statues de déités orientales, attirant ainsi sur moi la vengeance des fidèles. Je n’ai jamais séduit la femme d’un autre. Même du point de vue politique, je n’ai jamais eu l’occasion de m’exposer et de provoquer des rancœurs. Alors quoi ?
S’agit-il simplement d’une plaisanterie faite par un ami farceur ? Plaisanterie difficile à exécuter et trop coûteuse, à mon avis, si elle oblige celui qui la met en œuvre à se déplacer aux quatre coins du monde pour le plaisir de me décrocher deux ou trois mots au téléphone. Non, ce n’est pas une plaisanterie.
Ou alors c’est l’œuvre d’une secte secrète, dispersée sur toute la surface du globe terraqué, dans le but d’inciter les pécheurs à retrouver le chemin du bien ? C’est-à-dire que ces appels ne seraient que de vagues mises en garde, d’autant plus suggestives qu’elles sont chargées d’un mystère menaçant. Si c’était le cas, toutefois, on en aurait entendu parler ici ou là, d’une manière ou d’une autre. Or à aucun de mes amis, aucune de mes connaissances, qui ont pourtant sillonné le monde en long et en large, il n’est arrivé pareille aventure. Non, ce n’est pas une secte.
Ou s’agit-il par hasard de ce personnage obscur qui poursuit chacun d’entre nous, depuis sa naissance ? Et ne se montre presque jamais, si ce n’est aux heures fatales ? Celui que tour à tour on appelle destin, fatalité ou mort, ou même Dieu ?
Dans ce cas, c’est sûr, il a passé lui-même les appels. Il pouvait dire : « Notez bien que je suis descendu au même hôtel que vous. » Pour donner plus d’impact à son message, il a fait semblant d’être une tierce personne, une espèce d’intermédiaire inconnu qui me donnait l’alerte pour que je prenne garde. Mais que je prenne garde à quoi ? C’est justement l’incertitude, le caractère incompréhensible de l’allusion qui fait naître et grandir l’inquiétude.
Ou alors l’énigmatique voix n’était autre que la mienne ? Et l’appel était passé depuis un autre appareil tout proche et celui qui téléphonait était un spectre de l’inconscient ? Ces spectres qui, c’est bien connu, dans les moments où l’on oublie jusqu’à leur existence, errent inquiets de par le monde et, de temps à autre, lorsqu’ils ont perdu leur chemin, appellent leur maître au secours par d’étranges formules.
Il Corriere della
Sera,
30 avril 1967.