Contrefaçons
La contrefaçon des produits de consommation a depuis quelque temps dépassé les limites de la décence. On dirait que les fraudeurs, plus encore que par appât du gain, se livrent à la falsification comme à un art, une fin en soi. Une passion équivoque qui prend des formes monstrueuses. Passe encore que l’on contrefasse le pain, le beurre, le fromage, le vin, l’huile, le caviar et la mortadelle de Bologne. Mais voilà que maintenant le fléau menace de paralyser jusqu’à notre bonne vieille délinquance.
Non pas que je m’exprime ici en tant que représentant officiel du démon en Italie du Nord. Je l’étais il y a encore deux ou trois ans, jusqu’à ce que je sois licencié, pour rendement insuffisant je crois. Mais j’ai gardé la passion du métier. Il me sera donc permis, je l’espère, de faire entendre ma voix en tant qu’amateur des beaux-arts, un amateur sincère, bien que modeste.
L’expérience vécue au service de Lucifer me permet de recueillir des informations en tout genre inaccessibles à la quasi-totalité de mes semblables. Je me sers beaucoup, dans ce but, d’une faculté que l’on m’avait donnée à titre d’indemnité lorsque je fus démis de mes fonctions : la faculté de lire sur le visage des hommes leurs pensées les plus secrètes. C’est ainsi que j’ai eu connaissance de plusieurs épisodes édifiants.
On me dira que ces derniers temps le crime se porte plutôt bien. C’est vrai. Des tâches plus ou moins importantes exécutées à la perfection et parfois d’une conception géniale. Je vous assure cependant que la season aurait été bien plus brillante sans l’influence néfaste de ces escrocs.
Commençons par l’un de nos instruments de travail classiques, le plus apprécié même, car le temps lui a donné ses lettres de noblesse : je veux parler des poisons. Bien, mais est-ce que vous avez une idée, vous, de l’endroit où l’on peut trouver de la strychnine digne de ce nom ?
Le docteur Ferrari, répondrez-vous. Bien sûr, si c’est vraiment lui qui a manigancé ce qui s’est révélé être un désastre – et ce n’est pas encore prouvé –, on peut dire qu’il a eu de la chance. Là-bas en province, il reste encore quelques vieux stocks d’excellente strychnine. Tant mieux pour eux. Pour le docteur Ferrari, rien n’était plus facile que de tomber sur un bon fournisseur – si c’est lui qui a fait ça, soyons clair.
De la chance. C’est tout. En soi le délit (si c’est vraiment le docteur Ferrari qui l’a perpétré) ne nous émeut pas le moins du monde. Au contraire, il dénote un dilettantisme pitoyable. Soyons clair : nous ne sommes pas opposé à ce que des hommes et des femmes volontaires, même dépourvus d’une solide instruction et sans curriculum vitae digne de ce nom, s’essaient à prendre leur envol en faisant quelque gros coup ; très souvent, je dois convenir qu’un certain style amateur donne à ces délits une fraîcheur appréciable. Mais la fraîcheur est une chose, la candeur puérile une autre. Et le docteur Ferrari a vraiment poussé le bouchon trop loin en comptant sur la crédulité d’autrui. L’idée en elle-même, un bitter envoyé comme échantillon publicitaire, était loin d’être mauvaise, je dirais même plus : c’était une trouvaille de tout premier ordre. À moi, et à d’autres amateurs, elle a énormément plu. Mais, sacrebleu, pouvait-on mettre ce plan en œuvre d’une manière plus fruste et plus niaise que ça ? Et je vous prie d’excuser ma digression, où se libère l’amertume de celui qui voit une aussi magnifique idée gâchée misérablement.
Une hirondelle, répétons-le, ne fait pas le printemps. De la strychnine non trafiquée, où peut-on en trouver dans le coin ? Même si l’on disposait de fonds, le projet – proposé par un de mes amis – de développer à l’échelle industrielle la production du bitter Ferrari ne pourrait avoir d’autre avenir que de rester une fascinante mais naïve utopie. Pas plus tard que la semaine dernière, un monsieur riche qui habite notre ville depuis fort longtemps – bien évidemment je dois taire son nom – a dévoré et digéré sans coup férir le gâteau décoré de quatre-vingts bougies que ses petits-enfants lui avaient offert pour son anniversaire bien qu’il ait contenu une dose de strychnine suffisante en théorie pour décimer l’ensemble d’une division blindée sur le pied de guerre : et ils se l’étaient procurée – m’ont confié les larmes aux yeux ces jeunes gens énergiques – auprès d’un des laboratoires les plus sérieux et les plus reconnus. Ils se délectaient par avance, en plus de l’héritage, d’une scène vivifiante de convulsions préagoniques semblable à celle qui a transformé un navet comme La Mort civile en un succès irrésistible et indémodable. Mais allez savoir quelle cochonnerie il y avait dans cet ingrédient fondamental. Le grand-père coriace mangea tout et le lendemain, après un sommeil de dix heures d’affilée, il se réveilla frais comme un gardon.
Et la situation n’est guère plus réjouissante en matière d’arsenic. Si quelqu’un en sait quelque chose, c’est bien cette noble dame de Venise qui, s’étant procuré chez un pharmacien de confiance un pot plein de cette sympathique petite poudre, l’administra en augmentant progressivement les doses, soir après soir, à son mari amateur de potages. Il lui semblait qu’au fil des ans, il devenait de plus en plus assommant et qu’il prenait la fâcheuse habitude de demander « Hein ? Hein ? » chaque fois qu’elle lui disait quelque chose, si bien qu’elle devait répéter sa phrase, et cela lui était devenu insupportable. Elle avait donc décidé de s’en débarrasser.
Elle parvint, en augmentant la quantité petit à petit, à des doses telles qu’une seule aurait suffi, selon les calculs du spécialiste lui-même, à régler son compte à un bison gros comme la gare de Milan – à partir du moment où c’était de l’arsenic véritable. Mais c’était de l’arsenic de contrefaçon et le mari s’en tira avec une légère gastrite. La bonne dame en somme obtint le résultat exactement opposé au but poursuivi puisque le mari, pris de douleurs à l’estomac, devint encore plus pénible ; et à chacune des phrases de son épouse, il répétait « Hein ? » jusqu’à quatre ou cinq fois de suite. Que pouvait faire cette pauvre femme ? Cruellement déçue, elle s’est retirée du monde, pour se consacrer – c’est terrible à dire – à des œuvres pieuses.
On me dit fort heureusement que pour ce qui est de frelater le cyanure de potassium, ces maudits trafiqueurs rencontrent actuellement des difficultés. Mais allez savoir où s’arrête leur sagacité ? Il ne se passera pas longtemps avant que le roi des poisons – ainsi que l’a défini le grand Fossanga – devienne à son tour immangeable.
Et encore, si l’activité des filous se limitait aux poisons ! Non. C’est l’ensemble du savoir relatif au crime qui est atteint. On contrefait jusqu’aux explosifs, au plomb, au fer, à l’acier. Un magnifique pain de plastic préparé par les partisans du général Salan à Bône et déposé sur une place où devait passer de Gaulle a bien explosé mais s’est transformé en un feu d’artifice aussi inoffensif que spectaculaire : et dire que cela aurait pu donner un si joli carnage !
En Sicile, on me signale pendant ce temps que les responsables en charge de la mafia sont sérieusement inquiets : depuis déjà quelque temps les balles des fusils locaux s’écrabouillent contre n’importe quel obstacle, aussi molles que du beurre. Samedi dernier, un garde champêtre sicilien atteint quasiment à bout portant s’en est tiré avec quelques bleus un peu partout : et voilà, pour les insulaires, un nouveau motif de grief à l’égard des industries du Nord.
Est-il vrai que même les œufs n’échappent pas aux manœuvres malhonnêtes des manipulateurs ? Je n’en sais rien. En tout cas on m’affirme un peu partout que les œufs du commerce ne pourrissent pas comme autrefois. Le fait est que depuis un bon bout de temps on n’entend plus parler de ces magnifiques intoxications alimentaires collectives qui animaient les fins des grands banquets familiaux lors des fêtes et des mariages (d’où le terme technique de « dysenterie de la mariée »). Une autre de nos traditions anciennes et pittoresques va-t-elle donc sombrer dans l’oubli ?
Face à l’offensive massive des mystificateurs, même les candidats au suicide – à ce que j’en sais – commencent à se trouver sérieusement dans l’embarras. C’est là un domaine pour lequel, je l’avoue, je n’ai jamais eu aucun penchant. Il compte toutefois une troupe bien garnie de fins amateurs et nous ne pouvons pas ne pas en tenir compte. Eh bien, on se plaint que les cordes que l’on trouve actuellement dans le commerce ne résistent pas à la secousse produite par une pendaison normale, pas même quand l’impétrant est de constitution fragile et donc d’un poids minime ; que les lames de rasoir ont, de nos jours, un fil tellement fragile que sacrifier au rituel de se tailler les veines du poignet devient pratiquement impossible ; que le gaz de ville, dont on a célébré les vertus euthanasiantes, au lieu de procurer le sommeil étemel, aurait aujourd’hui des effets hilarants, raison pour laquelle les intéressés se réveillent frais comme des gardons et en proie à des crises irrépressibles d’hilarité ; et que dans le secteur des barbituriques, qui jouissent de puissantes vertus létales, les grands laboratoires pharmaceutiques produisent désormais exclusivement des médicaments du genre « spécial divas du cinéma », de telle sorte que l’ingestion simultanée de plusieurs tubes entiers peut certes provoquer le remue-ménage attendu chez les parents et les amis, mais ne porte pas à des conséquences autres qu’un bon mal de crâne.
Devons-nous pour finir prêter attention au bruit alarmiste selon lequel même l’encre et le papier seraient l’objet de falsifications illicites qui en compromettraient l’action ? Et donc que les amateurs de lettres anonymes – lesquels sont légion innombrable chez nous – verraient leurs efforts de tous les instants réduits à néant ? Aux destinataires – c’est le bruit qui court –, beaucoup de ces lettres arrivent transparentes comme des voiles fragiles que le moindre souffle pulvérise alors que le message, ayant pâli précocement, est devenu illisible. J’ai du mal à le croire. Si intense est la passion de ces délateurs anonymes, si ingénieuse et acharnée leur application, que tout obstacle serait bien rapidement écarté. En l’absence d’encre et de papier, du moment que leur poison pourrait atteindre son but, ils n’hésiteraient pas à écrire sur des lambeaux de leur propre peau, avec leur propre sang (ou, encore mieux, le sang et la peau de leurs parents, conjoints et enfants respectifs). Comme il serait dommage, vraiment, qu’un art aussi florissant, qui nous assure une réputation glorieuse et méritée dans le vaste monde, soit destiné à disparaître.
Il Corriere della
Sera,
3 octobre 1962.