XXVIII
Pied-de-Biche, le général commandant l’armée 21 du Bureau, était un homme d’une cinquantaine d’années au placide visage de charcutier et qui pesait plus de cent vingt kilos. Outre ce corps énorme qui cassait les lits, la nature l’avait gratifié de chevilles fragiles et de pieds si petits qu’il les chaussait de souliers d’adolescent : c’est dire qu’il pouvait difficilement se déplacer et que – n’eussent été la litière et les quatre colosses qui la hissaient sur leurs épaules – il aurait été condamné à l’immobilité. Certes, il pouvait se dresser et, quand il se levait devant son trône de général en chef, le spectacle était imposant. Mais il ne tardait pas à osciller et se trouvait dans l’obligation de se rasseoir, ce qu’il faisait avec un soupir qui éteignait les bougies.
Plus que son corps flasque, c’était l’existence qui lui pesait. Il la jugeait d’un ennui insupportable : voilà pourquoi il se livrait à des assauts de cruauté, allant jusqu’à rivaliser en ce domaine avec les maigres et noirs blagoulets. Pied-de-Biche avait la réputation d’être le plus féroce des « normalisateurs » que comptaient les forces armées du Bureau. Il n’avait pas son pareil pour rompre l’échine d’une population fraîchement conquise, utilisant des méthodes qu’il qualifiait lui-même de « hautement scientifiques ». Il professait qu’il y avait en l’homme un ressort secret qu’il suffisait de briser pour qu’il s’aplatît. Décelait-il dans une famille l’indice d’un quelconque esprit de résistance, aussitôt il se faisait transporter au milieu d’elle et procédait à la mise en évidence de cette fibre mystérieuse qu’il s’agissait de sectionner.
Généralement l’affaire se présentait de façon très simple : plusieurs soldats violaient la mère devant le mari et les enfants rassemblés ; à la suite de quoi elle était égorgée et jetée aux cochons. Loin de susciter un irrépressible désir de vengeance, ce spectacle provoquait chez les fils et les époux un effondrement intérieur, une génuflexion définitive, docilité qui était naturellement favorable aux intérêts du Bureau.
À la vallée d’Émeraude ces méthodes avaient été plusieurs fois utilisées et avaient donné, dans l’ensemble, d’excellents résultats. Oui, on pouvait dire que, dans les premières semaines de l’occupation, Pied-de-Biche n’avait pas chômé. Il avait fallu dissoudre les volontés, terrifier, brimer, mater. Interrogatoires, verdicts, fusillades rythmaient les jours et les nuits. Les exécutions étaient publiques et suivaient immédiatement la faute.
Parfois, pour économiser les munitions, on frappait les nuques à coups de bâton, ce qui déclenchait d’étranges mouvements dans le corps du supplicié, convulsions burlesques dont raffolait le général en chef vautré en sa litière. Puis, venus de Marseille, de nouveaux détachements de blagoulets affectés au maintien de l’ordre avaient fait leur apparition, allégeant du même coup la tâche des soldats.
Les Émeraldiens s’étaient rapidement mués en un troupeau de moutons disposés à chaque instant à se laisser tondre, masse molle et indistincte, peuple gris comme les uniformes dont avaient été revêtus les travailleurs. Les exécutions étaient devenues de plus en plus rares. Tous les ressorts étaient brisés et il n’y avait nul plaisir à sévir contre du bétail.
Pied-de-Biche, qui avait été nommé gouverneur militaire de la vallée, se morfondait dans l’oisiveté. Parfois il se faisait conduire auprès de la fosse où, en compagnie de son varan femelle, pourrissait le roi déchu. Le spectacle de cet homme accroupi que recouvrait la vermine amusait le général, au point qu’il s’esclaffait bruyamment devant lui. Ne s’était-il pas avisé que des écailles étaient apparues sur les mains et les avant-bras de Tanguy – à moins que ce ne fût la crasse qui en donnât l’illusion ? Munis de perches, les soldats excitaient l’animal, cherchant à provoquer sa colère et à le jeter sur son compagnon. Chose étrange, jamais ils n’y purent réussir. Le varan ouvrait une gueule terrible, frappait les parois de la fosse de sa queue musculeuse mais respectait celui qu’on appelait son époux. Quand Tanguy s’assoupissait, le reptile semblait monter la garde devant lui et protéger son sommeil. Et quand il était blessé, ayant reçu quelque tesson de bouteille jeté par un soldat hilare, le varan promenait sur sa plaie sa langue cornue, médication qui, à en juger par la cicatrisation rapide qu’elle opérait, n’était point sans vertus.
Bref, la bête rampante et hideuse se comportait de façon à désappointer Pied-de-Biche et le général eût sans doute ordonné qu’on les mît tous deux à mort si le commissaire à l’endoctrinement de l’armée 21 ne s’y fût violemment opposé, arguant qu’on le priverait ainsi d’un spectacle indispensable à l’éducation politique du peuple, véritable illustration de son propos sur « la décadence de l’ordre ancien et la bestialité du pouvoir renversé par le prolétariat en armes ». On conserva donc au fond de la fosse Tanguy et son épouse-de-marécage. Pied-de-Biche se borna à exiger qu’on les retirât de sa vue, chose qui, grâce au plafond coulissant, s’accomplissait en un clin d’œil. Quand avaient lieu les séances d’endoctrinement, on ouvrait la fosse pour la reboucher ensuite quand elles étaient achevées, non sans avoir jeté au noirâtre monarque, dont l’odeur offusquait les narines, des rogatons qu’eût repoussés le chien le plus affamé.
Tout cela n’était pas fait pour distraire Pied-de-Biche, lequel s’ennuyait ferme et de plus en plus. « Je n’aime que les premiers temps d’une conquête, constatait-il amèrement. Ensuite, quand il faut administrer une population sans pensée ni désir, un peuple à genoux qui acclame machinalement ses chefs et ses bourreaux, eh bien, j’éprouve une lassitude telle que j’en arrive à douter de l’existence. »
C’est pourquoi le général accueillit avec une certaine satisfaction la nouvelle du premier attentat dont, en bordure de la forêt, avaient été victimes des sentinelles. Celles-ci (elles étaient trois) avaient été retrouvées transpercées et la tête si nettement sectionnée qu’on l’aurait dite coupée avec des cisailles. Aussitôt, en se frottant les mains, Pied-de-Biche ordonna que fussent ressortis les instruments de torture et reconstruits les échafauds. Les blagoulets aux yeux caves furent à nouveau lâchés sur le peuple effaré. On interrogea en extirpant des ongles et en coupant des doigts. On exécuta « pour l’exemple » et au hasard. On fouilla toutes les maisons pour retrouver les armes. On tortura et on tortura encore, s’acharnant particulièrement sur les femmes et les enfants. En cette occasion, blagoulets et soldats déployèrent des efforts admirables, méritant les louanges de leur général en chef qui ne savait où donner de la tête et dont la litière était sans cesse en mouvement.
Quand une semaine après on voulut rassembler les résultats, mettre en commun tous les renseignements extorqués par les inquisiteurs, on s’aperçut avec surprise qu’il n’y en avait pas. On n’avait rien obtenu qui pût mettre les troupes d’occupation sur la voie des auteurs du crime : une telle débauche d’efforts avait été consentie en pure perte. Les Émeraldiens ne savaient rien, sinon ils se seraient hâtés de tout dire. Pied-de-Biche en était convaincu.
Une légère inquiétude commença à ruisseler en lui. Cette inquiétude se mua en angoisse quand il apprit la nouvelle du second massacre. Tout un poste de garde, c’est-à-dire trente-cinq soldats, avait été anéanti. À l’aube, la relève n’avait trouvé que des cadavres horriblement mutilés et, pour ainsi dire, coupés en morceaux. Les soldats qui les premiers étaient arrivés sur les lieux avaient aperçu dans l’incertaine lumière des formes sombres s’éloigner qui s’étaient engouffrées dans la forêt.
Pour la nuit suivante, Pied-de-Biche tripla le nombre des factionnaires postés à l’orée de la jungle. Des mitrailleuses lourdes et des canons sans recul furent braqués sur le chaos végétal. Des feux furent allumés et des tranchées creusées. Rien n’y fit : plusieurs attaques sauvages enlevèrent les postes de garde isolés. Une centaine de soldats du Bureau périrent cette nuit-là. La surprise avait été complète. C’est à peine si quelques coups de feu trouèrent le silence.
Mais – outre la catastrophique diminution de ses effectifs – ce qui peina principalement Pied-de-Biche fut la disparition de tout l’armement que contenaient les postes emportés. C’est ainsi que dix mitrailleuses, un canon et des lance-grenades étaient tombés entre les mains de l’ennemi. Celui-ci, quant à lui, restait indéfinissable et voilà ce qui enlevait tout courage aux soldats survivants. Ces formes sombres récemment aperçues étaient sans visage et frappaient en pleine nuit.
Le lendemain de ces attaques et en dépit des punitions affreuses prévues par le règlement du Bureau en semblable cas, des fantassins désertèrent. Les sentinelles qui devaient monter la garde au pied de la forêt sombre et menaçante manifestèrent, par leur attitude apeurée, leur manque de disposition à se laisser cisailler la gorge sans réagir.
Pied-de-Biche, qui craignait une mutinerie, se résigna. Il fit évacuer tous les postes de garde essaimés le long de la sylve et rassembla ses forces à l’intérieur même du fortin. Il donna l’ordre de fusiller à l’aube tous les prisonniers émeraldiens que contenait encore la petite forteresse. Il voulait faire de la place. Les trois mille hommes que comptait désormais la garnison (soldats et blagoulets) se marchaient sur les pieds à l’intérieur des retranchements. Une circonstance inattendue le fit changer d’avis et repousser ce projet funeste.
Comme la nuit venait de tomber, des soldats appelèrent leur chef à grands cris. L’énorme général se fit transporter sur le chemin de ronde. Des sentinelles aux voix excitées lui tendirent une lorgnette en désignant un point lumineux situé au sommet de la falaise dominant la vallée.
C’était un homme, un homme luisant, un guerrier phosphorescent qui brandissait un arc et des flèches. Un Émeraldien passé au service de l’occupant reconnut en cette source de lumière un compatriote qui avait fui le pays avant la conquête. Il se nommait It’van et était célèbre pour son esprit aventureux et l’acuité de son regard. Quant à expliquer l’origine de cette luminosité que son corps dégageait, l’Émeraldien en était incapable. S’il avait vraiment fui dans la forêt comme on le disait, c’était donc en explorant l’ombre qu’il avait capté la lumière. Entendant cette réflexion, Pied-de-Biche haussa ses lourdes épaules et se hâta de renvoyer l’imbécile.
Ce qui préoccupait le général n’était pas que cet homme ressemblât à un flambeau mais qu’il fût entouré de masses innombrables dont son éclat révélait vaguement les contours. Quelle était la nature de cet indescriptible moutonnement ? Le fortin allait-il être attaqué ? Et quelles décisions prendre pour se prémunir de cette invasion ?
Pied-de-Biche eut soudain une idée. Il fit suspendre et ligoter aux remparts tous les prisonniers émeraldiens dont il disposait, édifiant ainsi de véritables murailles de chair. À peine cette tâche était-elle accomplie que des sonorités bizarres couvrirent les gémissements des captifs. Là-haut l’homme de lumière avait disparu. À la lueur de la lune on aperçut un flot incessant de formes noirâtres et comme métalliques qui se répandait dans la vallée. C’était de cette immense troupe en marche que venaient crissements, sifflements et craquements, brouhaha qui épouvantait les soldats au point que certains d’entre eux se mirent à tirer nerveusement dans l’obscurité. Bientôt la fusillade fut générale. Mitrailleuses et canons donnèrent de la voix.
Cette nuit-là, en dépit des objurgations de Pied-de-Biche qui criait « Halte au feu ! » sans être obéi, l’armée 21 épuisa la plus grande partie de ses munitions. Au petit matin, quand les armes se turent, l’ennemi semblait s’être enfui, effrayé sans doute par le vacarme de cette démonstration. Pour s’en assurer, Pied-de-Biche envoya des patrouilles reconnaître les abords du fortin.
Elles revinrent en disant qu’elles n’avaient rien vu, sinon des traces étranges sur le sol, comme si celui-ci avait été remué. Dans le bois d’eucalyptus les éclaireurs avaient en outre découvert une série d’excavations qui faisaient penser à des entrées de mine. Si l’on pénétrait à l’intérieur, on ne tardait pas à trouver une paroi lisse où suintait un liquide qui ressemblait à de la salive. Qu’est-ce que cela pouvait être ? s’enquirent les soldats.
— Des abris, naturellement, répondit le général. Croyez-moi, ajouta-t-il, nous n’avons plus rien à craindre. Ces choses ont été terrifiées par notre puissance de feu et elles ont battu en retraite. Aujourd’hui même, et comme si rien ne s’était passé, nous allons reprendre nos…
Il se tut et tourna la tête… Une voix gouailleuse et enrouée montait des profondeurs de la chambre d’amour, là où le roi déchu était enfermé avec son varan.
— Bagrou-Grouba ! disait-elle. Qu’on me donne un blagoulet, je veux lui passer mon épée à travers le corps. Où sont ces affreux blagoulets ?
Les soldats étonnés s’approchèrent de la fosse. Pied-de-Biche lui-même se fit transporter au bord du trou et ordonna que fût retiré le plancher qui en dissimulait le contenu. Dès que celui-ci eut coulissé, des bêtes monstrueuses en jaillirent. Ce fut comme une éruption, le soulèvement de l’âme puissante et sombre de la terre. Renversé de sa litière par ses porteurs qui détalaient, Pied-de-Biche fut transpercé et foudroyé par les dards, cisaillé par les mandibules, broyé par des croqueteuses. Des milliers de termites se répandirent dans le fortin…
L’armée 21 ne pesa pas lourd devant les charges puissantes des rebelles, des royaux et des petites sisterettes. Le fortin fut emporté en cinq minutes, en dépit d’une mitrailleuse qui fit quelques dégâts parmi les assaillants. It’van avait revêtu pour l’occasion cette armure d’orichalque aux sombres reflets que lui avaient forgée les nains, participant ainsi – comme le lui avait dit Son Excellence Toupir – au « squelette » mystérieux de la terre. Les balles s’écrasèrent sur le métal sans même le plier.
On fit un grand massacre de blagoulets et les cantinières démontrèrent en la circonstance qu’elles pouvaient faire preuve de créativité culinaire. Coupant les nez de cette police bureaucratique et les faisant mariner en leurs jabots, elles mijotèrent une « purée de nez de blagoulets au rakakort » qui, au dire du marmouset, « était digne d’un estomac princier ».
Naturellement, Tanguy, le roi déchu, fut réinstallé sur son trône. Sa longue cohabitation avec le varan femelle semblait l’avoir transformé et comme régénéré. Désormais, quand il avait une décision importante à prendre, il descendait dans la chambre d’amour s’en entretenir avec le reptile. Bien entendu, il avait renoncé à marier sa fille avec le maître des steppes. Celui-ci avait d’ailleurs témoigné pendant l’occupation d’une couardise qui l’avait disqualifié aux yeux de Tanguy.
— Fais ce que tu voudras, dit-il à Anne, je ne veux plus me mêler de ton destin.
Oui, mais que faire ? demanda-t-elle à Évariste et à It’van. Rester dans la vallée d’Émeraude et cultiver sa rizière ? Non, après tout ce qu’ils avaient vécu, ils ne pouvaient s’arrêter en chemin.
— Mais où aller ? dit It’van. Faut-il errer de par le monde ?
Anne ne savait que répondre.
Sur ces entrefaites, Évariste eut une vision. Le dieu Antar lui apparut en songe.
— Comme l’éclair de mille soleils, tel était l’éclat que répandait cette âme divine. « Tu fonderas un ordre combattant, me dit-il. Le Bureau Populaire est le dernier obstacle qui s’oppose à la réalisation de l’Esper. Il faut l’abattre. De même que le Mal peut corrompre le Bien, le Bien peut s’infiltrer et creuser des galeries à l’intérieur même du Mal. Tous les barrages pénibles s’écrouleront et la Totalité s’accomplira sur cette terre. Dirige tes pas vers Marseille avec l’homme doré et la femme-énergie. Pénètre au sein du peuple et crée une chevalerie secrète, bardée de fer à l’extérieur, ivre de douceur et d’essence rayonnante au-dedans. Toujours je serai derrière vous et il vous suffira de m’invoquer pour que je vole à votre secours sur le cheval ailé et rouge ! »
Le lendemain de ce songe, abandonnant le Fondeur qui voulait rester dans la vallée d’Émeraude « pour prodiguer ses conseils à son ami Tanguy », les trois jeunes gens partirent vers Marseille, à travers les savanes poussiéreuses de Bourgogne. Le couple de marmousets, Crochetête, Gros-Cul et Souffleur les accompagnaient.
Ceci est le début d’une nouvelle histoire que d’un bic infatigable je conterai avec l’inspiration que m’accorde le Dieu personnel intérieur, ce Paraclet qui parle à travers moi, cette Force dont je ne suis que l’humble vecteur. Veuille l’Antar quaternaire me protéger en cette tâche !