XIII

Par une nuit obscure, chaude, écrasée, une nuit où les clapattes se taisaient, Aloysius le vérificateur accomplit ce qu’on nomme dans le langage de la vérification « une percée ponctuelle », c’est-à-dire un acte d’une témérité inouïe et qui, d’un seul coup, apporte confirmation à un soupçon depuis longtemps ébauché. Se faufilant hors de sa couche, il rampa jusqu’à la tente où, le visage défait et qui tremblait à la lueur des torches, Blanc-Pétral était endormi. Il y pénétra et s’empara sous l’oreiller des documents que le chef de la blagoulette – ce factieux, ce comploteur – avait l’habitude de consulter à la moindre halte, s’absorbant plusieurs fois par jour dans leur étude. Il les emporta, avec d’infinies précautions, sous un chariot, hésita un instant puis, constatant que tout alentour reposait, jusqu’aux sentinelles qui ronflaient devant un feu moribond, il déploya leur rouleau et entreprit, à la lumière immobile d’une chandelle, de les examiner.

Tout d’abord et quoiqu’il fût capable de déchiffrer l’ancienne écriture, il ne comprit pas, se heurtant à des mots étranges comme « isotope 239 » ou « uranium enrichi ». Puis, reconnaissant l’expression « fission atomique », il jugea inutile de poursuivre sa lecture, sa conviction étant faite désormais. Se glissant dans les hautes herbes, il alla reporter les documents là où il les avait dérobés, non sans que Blanc-Pétral, se retournant dans son sommeil, lui eût causé une peur dont il manqua défaillir. Quand se furent apaisés les battements de son cœur il regagna sa paillasse, tout pensif.

Ainsi c’était bien cela ! La fraction du Bureau Populaire dont Blanc-Pétral était l’âme sournoise cherchait à mettre la main sur des secrets interdits, ceux-là mêmes dont la divulgation avait provoqué l’effondrement de l’ancien monde.

Premier secrétaire du Bureau et régnant en maître absolu sur des territoires immenses, le maréchal Acier s’était jusqu’à présent opposé avec obstination à ce que l’on s’engageât à nouveau sur ce « chemin nucléaire » où la vieille civilisation avait péri. Il avait décrété l’embargo sur toute cette partie de l’ancien savoir consacrée à l’élucidation des mystères de la matière. Le maréchal avait personnellement expliqué à Aloysius les raisons de cette interdiction. Il y en avait deux essentiellement.

La première était, bien entendu, qu’il fallait empêcher la fabrication et l’inévitable dissémination de ces bombes qui, jadis, avaient causé tant de ravages.

La seconde était plus subtile : on devait éviter que la même idée étrange, scandaleuse, subversive ne naquît dans l’esprit du chercheur confronté au labyrinthe, à savoir qu’un dieu caché reposait dans les méandres ultimes de la matière, dieu dont le physicien pouvait assurer la remontée sur tous les degrés de l’échelle cosmique. Cette pensée abominable, ce soupçon qui était de nature à remettre en cause tout le système de la philosophie bureaucratique, il s’agissait de l’étouffer dans l’œuf. C’est pourquoi le maréchal avait ordonné la destruction des vieux livres traitant, peu ou prou, de la structure intime de la matière.

L’homme devait vivre à un seul étage et dans une sorte d’horizontalité obligatoire. Même scientifiques et rationnels, le regard vers le haut et le regard vers le bas devaient être prohibés comme une menace pour l’ordre établi. Il fallait affirmer avec force le principe de la réalité, de cette réalité. Tout approfondissement était condamnable qui risquait de faire entrevoir d’autres réels, des modes d’existence et des plans successifs comme s’il y eût des mondes empilés sur des mondes.

Voilà pourquoi il était nécessaire de couper toutes les voies d’accès à une connaissance si préjudiciable aux intérêts du Bureau. L’anéantissement des livres en des autodafés spectaculaires ne suffisait pas. Des villes mystérieuses et presque préservées reposaient encore au fond des grandes forêts obscures. Le plus simple consistait à envoyer des forces occuper toutes les lisières afin d’empêcher le passage vers ces sylves inquiétantes, conservatoires d’une science condamnée. C’était ce qu’avait fait l’armée 21 en s’emparant de la vallée d’Émeraude et en plaçant ses postes de garde aux abords de la forêt, sur la bouche des vieilles routes.

Mais, songeait Aloysius, l’armée était arrivée trop tard : Blanc-Pétral, s’engouffrant dans la jungle, avait pris les devants. Le vérificateur n’éprouvait plus le moindre doute à ce sujet : le chef de la blagoulette se dirigeait bel et bien vers Paris afin de s’emparer secrètement des données technologiques de nature à renforcer l’opposition au maréchal.

Le groupe qui voulait évincer le premier secrétaire était partisan de ce « chemin nucléaire ». Pour entreprendre de nouvelles conquêtes, il fallait, disaient ces factieux, redécouvrir les armes anciennes. Les bombes d’autrefois – si on était les seuls à les posséder – permettraient, en Europe et en Asie, de liquider toute résistance et d’assurer partout et toujours la victoire complète des armées bureaucratiques.

Ainsi, grâce à la confirmation que venait d’obtenir le vérificateur par son larcin, le complot était désormais connu dans ses grandes lignes. Il fallait à présent apporter à sa description un soin méticuleux et l’éclairer dans ses moindres détails. C’était là une des faiblesses d’Aloysius : la rédaction de son rapport toujours l’obsédait. Il en était de même pour tous les fonctionnaires du Bureau. Le mot « rapport » était pour eux une expression magique.

— Que faites-vous, cher ami ? leur demandait-on.

— Je rédige mon rapport, répondaient-ils avec dans la voix quelque chose de majestueux et de définitif.

En prononçant cette phrase, ils avaient tout dit et il était inutile d’ajouter quoi que ce fût.

Pour Aloysius, une bonne vérification devait s’achever par un rapport si parfait qu’il ne pouvait souffrir la plus minuscule contestation. Naturellement, la mise au point de ce texte suprême demandait des exercices et une sorte de méditation préalables. C’est ainsi qu’Aloysius prenait énormément de notes qu’il jetait en vrac sur les pages de ce petit carnet qu’il nommait « ses tablettes ». Ensuite – avant de s’endormir – il les contemplait, attendant d’elles l’illumination qui lui ferait d’un seul coup entrevoir la vérité totale.

Le vérificateur professait qu’on n’inventait rien en ce monde qui ne fût déjà là : découvrir consistait simplement à relier entre eux des objets si éloignés qu’on n’avait pas songé, de prime abord, à les rapprocher. Trouver, c’était assembler ce qui était disparate, c’était proposer une nouvelle synthèse. Voilà pourquoi il notait tout ce qu’il observait du comportement de Blanc-Pétral et de celui des blagoulets, oui, tout jusqu’à la façon dont ils chiquaient ou même dont ils urinaient. Ces détails, certes, paraissaient bien oiseux, mais qui sait si – mise en rapport avec telle ou telle autre remarque – la banale direction d’un jet d’urine n’allait pas apporter au complot tout entier un éclaboussement décisif de lumière ?

Cette nuit-là, après avoir consulté les papiers secrets de Blanc-Pétral, le vérificateur voulut sur ses tablettes rédiger de nouvelles notes puis longuement méditer pour déchiffrer leur sens. Mais, à sa plus grande terreur, il constata qu’avait disparu le carnet où étaient dévoilées ses pensées les plus secrètes et où il avait noté tant de pertinentes observations. Il l’avait rangé à l’intérieur d’une petite poche – il était sûr qu’il ne pouvait en aucun cas l’avoir perdu. On le lui avait dérobé et il n’était nul besoin de réfléchir longtemps pour connaître les auteurs de ce vol : les jumeaux qui, au long de la journée précédente, ne l’avaient pas quitté d’un pas, obéissant à l’évidence aux consignes de Blanc-Pétral dont ils étaient les âmes damnées. Le vol avait certainement eu lieu dans la soirée, quand, pour procéder à une vérification, il s’était imprudemment éloigné de ses affaires personnelles. Il se souvenait à présent que, peu après, l’égorgeur avait posé sur lui un regard des plus étranges, regard d’une bête de proie sur sa future victime.

Le chef de la blagoulette devait être maintenant en possession de ces notes si compromettantes pour Aloysius. Peut-être ne les avait-il pas entièrement lues, mais il n’y avait guère de doute à ce qu’il eût déjà deviné la nature de la fonction qu’il remplissait. Dès l’aube il allait entreprendre de l’interroger, de le torturer, pour obtenir la vérité sur les motifs cachés de sa mission. Il n’y avait donc pas d’autre solution pour le vérificateur qu’un départ immédiat. Il s’était d’ailleurs déjà préparé à une telle éventualité, ayant dissimulé sous un chariot tout ce qu’il fallait pour survivre plusieurs semaines dans la jungle.

Quand il fut prêt, il hésita sur la direction à prendre, puis se ravisa. Non, il ne rebrousserait pas chemin. Sa mission n’était pas terminée. Il voulait lui aussi aller à Paris et surveiller les agissements de Blanc-Pétral. Son sac sur l’épaule, tenant à la main son gri-gri, il s’éloigna sur l’autoroute à pas légers. Quand il fut à une distance suffisante du bivouac, il alluma une torche.