XVI

Le Fondeur avait raison. Pour s’emparer d’un clapatte, il fallait attendre une occasion favorable. Celle-ci ne tarda pas à se présenter et dans les circonstances suivantes.

Après des journées et des journées de marche – journées si nombreuses qu’ils avaient cessé de les compter – il arriva que la forêt disparut brusquement. Devant eux s’étendait une contrée de splendeur où les couleurs étaient si vives, si jeunes, qu’ils abaissèrent leurs paupières sur leurs yeux éblouis avant d’affronter un paysage qui étincelait.

Une haute chaîne de montagnes alignait ses sommets enneigés dont la pure et brillante blancheur contrastait avec le vert profond de la jungle qui s’étalait sur ses flancs et se rompait sur les premiers champs de neige. Derrière cette haie de pics dont les pointes semblaient pénétrer le ventre bleu du ciel s’apercevaient au loin, tout empanachés de fumée et déversant des fleuves de braise entre les glaciers, de hauts volcans noirs et rouges.

Indiquant du doigt les premières montagnes, le Fondeur brisa le silence :

— Le Morvan ! Les montagnes du Morvan ! dit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler. Elles doivent dépasser dix mille mètres d’altitude.

— Et les volcans ? demanda Évariste.

Le Fondeur plongea sa main dans sa poche et en tira la vieille carte, qu’il déploya aussitôt. Puis, posant son doigt en son centre :

— L’Auvergne, dit-il. Ce sont les volcans d’Auvergne.

Le soir, après une marche d’une dizaine de lieues sur l’autoroute dégagée, ils arrivèrent au pied des montagnes. En cet endroit s’étendait un immense lac de boue, énorme marécage que trouaient çà et là les noirâtres superstructures d’anciens bâtiments. Des toits en forme de flèche pointue perçaient la surface craquelée du marais, toits dont le Fondeur précisa – non sans un rengorgement d’orgueil – qu’il s’agissait de clochers d’églises, les tours des vieux sanctuaires. Selon lui, une ville nommée Auxerre gisait au fond de ce bourbeux chaos, ville jadis glorieuse et aujourd’hui engloutie. Était-elle vraiment morte ? Quelles étaient ces présences qui agitaient le cloaque là-bas, entre les tours noires, au point de le faire étinceler au soleil ! Oui, des créatures étranges tentaient de s’élever au-dessus de la boueuse surface, faisant claquer leurs grandes ailes membraneuses.

— Des reptiles ailés ! s’écria Évariste.

— Des ptérodactyles ! affirma le Fondeur avec un sourire serein.

Il les connaissait parce qu’il en avait vu un ou deux exemplaires dans les grands marécages situés à l’ouest de Marseille. À en juger par leur vol maladroit et zigzagant qui les faisait bientôt retomber à grand bruit dans leur boue originelle, ils n’étaient pas d’une agilité remarquable. C’est à peine si, alourdis par la tourbe et leurs longs corps écailleux, ils parvenaient à s’élever de plus d’une toise au-dessus de la surface.

— Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit à craindre de ces lourdauds ridicules, décréta le Fondeur. Nous pouvons passer la nuit ici sans courir de risques exorbitants.

« Ici », c’était une petite cahute située en contrebas de l’autoroute et sur la terre ferme. En dépit des affirmations du vieil homme touchant à la « parfaite sécurité de l’endroit », ils firent pénétrer les choupins à l’intérieur de la baraque, puis – dès que le soleil fut couché et qu’ils eurent absorbé leur riz quotidien – ils s’y enfermèrent.

Encore une fois à cause des clapattes – à cause d’un clapatte – l’insomnie au sein fané fut leur triste compagne : vieille nerveuse des grabats qui leur maintint les yeux ouverts dans la nuit. Dehors sanglotait un enfant désolé, exprimant non point une souffrance vive et passagère mais cette douleur monotone qui depuis longtemps a tracé sa voie.

Voilà ce qui troublait le sommeil des laineux : la peine du clapatte leur remettait en mémoire d’anciens chagrins qu’ils avaient crus oubliés et, sur leurs lèvres, l’amertume d’une fleur de sel. En eux un clapatte se plaignait, un petit enfant inconsolable qui n’avait pas mérité la punition infligée par la vie.

« Quelle punition ? se demandait Évariste. Eh bien, simplement grandir, quitter le chaud paradis des bras ouverts, la vie instinctive, le grand confort de l’unité pour la dualité bancale, les steppes du mental et l’enfer froid des visages clos. »

S’en ouvrant à son compagnon, celui-ci exprima une opinion voisine de la sienne.

— Notre but, c’est notre commencement, affirma-t-il.

— Comment ? Vous voulez dire qu’il faut redevenir un enfant ? s’étonna le jeune homme.

— Oui, nous sommes coupés en deux, nous sommes démembrés. Il faut retrouver l’unité perdue. Progresser c’est revenir et gagner c’est regagner. Redevenir naïf, simple et souple, présent au monde et spontané. C’est à cette seule condition que nous atteindrons le… enfin, je veux dire la…

— L’esper ? suggéra Évariste.

— Oui, l’esper. Nous sommes des quêteurs d’esper, précipités à la recherche de cette mystérieuse conjonction par quoi la splendeur des archipels se dévoilera enfin. Et d’ailleurs…

Le Fondeur fut soudain interrompu par un tremblant brasier de cris. Le clapatte avait changé de registre et ses hurlements n’exprimaient plus une longue douleur machinale mais la brutale floraison de la peur, suivie d’une souffrance aiguë et rayonnante.

— Par le Dieu Total ! gémit Évariste. Je vais aller voir ce qui se passe. Je ne peux supporter davantage ces cris.

Sautant de sa paillasse, il ralluma sa torche, ouvrit la porte et jaillit au-dehors. Si horrible était le spectacle qui s’offrit immédiatement à ses yeux qu’il poussa un véritable cri de clapatte. Un de ces monstres qu’ils avaient aperçus dans le marécage – saurien noir et visqueux dont les grandes ailes étaient posées sur le sol, membrane tendue entre des doigts démesurés – était penché sur une petite silhouette et la dévorait. L’irruption du jeune homme le dérangea dans son festin. Il tourna vers lui une énorme tête de lézard, son petit œil rouge étincelant au milieu d’un enfer de crevasses, et montra entre ses crocs le bras d’enfant et la main tombante qu’il avait arrachés à sa victime. Alors, au lieu de fuir et de se barricader à nouveau dans leur abri, Évariste, quoique épouvanté (et peut-être précisément parce qu’il était épouvanté), fut saisi d’une fureur guerrière. Se ruant en avant et levant au-dessus de sa tête sa torche enflammée, il la rabattit de toutes ses forces sur le crâne du reptile. Celui-ci, à en juger par sa complète absence de réactions, ne s’attendait pas à une attaque aussi violente. Un instant il parut être assommé par le coup, pointant vers le sol son étrange bec de vieux cuir. Évariste en profita : tenant son flambeau comme une épée, il en précipita l’extrémité brûlante dans l’œil du monstre. Il entendit grésiller la chair boucanée puis, aussitôt après, le cri noir, le cri charbonneux de ce corbeau des marécages. Le jeune homme fit alors un bond en arrière pour éviter les mâchoires qui claquèrent tout près de lui.

Soudain le saurien s’envola, libérant le clapatte qu’il étreignait, s’éloignant de quelques mètres seulement pour retomber lourdement au sol. En un instant Évariste fut sur lui. Tirant ses tenailles de sa poche, il en ouvrit les crocs puis les referma d’une poigne vigoureuse sur la nuque du reptile, faisant craquer la carapace comme une coquille de noix, broyant les chairs et brisant la colonne vertébrale. L’animal se recroquevilla, ses ailes battirent le sol comme au fond d’une barque la queue d’un poisson moribond. Puis, se détendant, il expira, lâchant un vieux soupir carbonisé.

Le jeune laineux resta un moment immobile auprès de lui et, se retournant, revint auprès du clapatte. Celui-ci, les yeux grands ouverts – soucoupes où la flamme de la torche se reflétait – le regardait en gémissant. Puis, comme Évariste s’approchait, il essaya désespérément de lui échapper, se traînant sur le sol, brandissant le moignon de son bras.

— Pourquoi t’enfuis-tu ? Je ne te veux aucun mal, cria l’adolescent.

Le Fondeur, qui avait observé la scène par l’entrebâillement de la porte et à une distance respectable, se décida enfin à intervenir. Il courut vers le petit être douloureux, le souleva et le ramena dans la cahute. Toute la nuit ils le veillèrent à la lueur des torches. Le clapatte avait reçu d’affreuses blessures. Sans compter le bras arraché, le torse étroit était couvert de plaies profondes que les griffes du monstre avaient provoquées. Chose bizarre, ce n’était pas du sang qui coulait hors de ces blessures, mais un liquide blanchâtre pareil au babeurre. À l’aube, quand le soleil empourpra les hauts sommets enneigés du Morvan, les enflammant comme s’il avait voulu rivaliser avec le feu des lointains volcans d’Auvergne dont le perpétuel incendie se reflétait là-bas sur le ciel encore sombre de la nuit finissante, à l’aube, plaintes et soupirs du clapatte s’affaiblirent. Sa peau s’assécha. Ses plaies se tarirent. Son épiderme devint comme… comme de l’écorce : oui, aussi noueux, aussi sec, aussi dur que l’écorce d’un arbre.

— Je crois qu’il va trépasser, dit le Fondeur avec tristesse, déclaration qu’Évariste jugea prématurée et défaitiste.

Trépasser ? Non, il n’était pas possible qu’il trépassât. Pour une fois qu’ils avaient réussi à mettre la main sur l’une de ces créatures, il n’allait pas lui permettre de s’enfuir – fût-ce au sein des forêts ténébreuses de la mort. Il y avait un moyen, il y avait certainement un moyen de la retenir de ce côté-ci de la lisière.

Et tout à coup le jeune homme eut une idée – ou plutôt le dieu Mobil, messager divin, cheval ailé et rouge, lui apporta une idée. Il se précipita au-dehors, trouva près du marécage un espace de terre meuble et grasse, y creusa avec ses doigts et ses ongles deux trous parallèles et d’égale profondeur. Puis, quand il eut achevé sa tâche, il revint à la baraque, emporta entre ses bras le petit corps presque sans vie. Arrivé au carré de terre, il enfonça les pieds du clapatte au sein des deux excavations qu’une eau noire déjà envahissait. Ensuite, s’agenouillant devant lui, il le maintint debout.

— Que diable fais-tu ? s’exclama le Fondeur qui l’avait suivi.

— Je veux qu’il reprenne des forces !

Au bout d’une dizaine de minutes, Évariste sentit sous ses doigts la peau du clapatte s’adoucir et s’animer. S’attiédir également. Se réchauffer. Frémir. Frissonner. Les plaies se remirent à couler. Les paupières fermées se relevèrent, dévoilant un regard vivant et fiévreux. La bouche s’ouvrit sur des cris faibles et exténués qui, peu à peu, s’amplifièrent, au point qu’Évariste se mit à hurler à son tour et plus fort que le clapatte, afin de lui imposer silence – méthode qui, à la grande surprise du Fondeur, réussit complètement. Dès que le clapatte montrait par l’expression de son visage ingrat et ruisselant qu’il était sur le point de crier, il suffisait de prévenir ce cri, de le précéder d’un autre plus strident et qui rendait caduc et inutile celui de l’enfant triste.

Était-ce la compagnie des hommes ? Ou bien cet enracinement dans la terre noire et maternelle ? Il semblait en tout cas qu’il souffrît moins. La planète entière chaussait ses pieds et il paraissait en tirer, outre la liquide nourriture que son corps réclamait, une énergie curative.

Et de fait, dans les jours qui suivirent, comme ils s’éloignaient par petites étapes des sombres marécages, retrouvant la chaleur de serre et les verdoyants abîmes de la forêt, les blessures du clapatte se refermèrent en bourrelets d’écorce. Mais ce qui plongeait les laineux dans un étonnement chaque jour répété, c’était la façon dont la généreuse nature répondait à la mutilation infligée par le reptile. Le bras avait été sectionné d’un claquement de mâchoire un peu au-dessus du coude. Plusieurs jours après, une petite tige surgit au milieu de la blessure qui se mit à pousser régulièrement. Dans un premier temps, et sans se préoccuper des formes, elle couvrit la dimension d’un bras ordinaire. Puis, à son extrémité, une petite main apparut – main atrophiée naturellement et qui semblait celle d’un soldat de plomb. Ensuite la branche (il était impossible de l’appeler autrement) s’étoffa harmonieusement. Cinq semaines plus tard – comme ils approchaient de Paris – le bras était redevenu à peu près normal. C’était à peine si l’on constatait, entre l’ancien et le nouveau, une très légère différence de texture et de couleur.

Au début, bien entendu, Évariste ne quittait pas le clapatte d’une semelle afin de l’empêcher de s’enfuir. Il lui avait même passé une corde autour de la taille, corde qu’il tenait enroulée à son poignet. À la longue devint évident pour les laineux que le clapatte n’avait nulle envie de s’enfuir, se trouvant bien avec les hommes et attendant d’eux un geste mystérieux qui le libérerait. Car c’était à cette conclusion qu’Évariste était arrivé : l’enfant triste était gêné, était entravé par d’invisibles liens qui le maintenaient cloué à sa tristesse et à son désespoir. On aurait dit que pesait sur lui un lourd secret qui l’empêchait d’être lui-même et contrariait un développement dont il eût pu aisément recueillir, sans cet obstacle, les fruits de joie et de bonheur.

Parfois, quand le clapatte s’enracinait le soir au bivouac, Évariste l’observait à la dérobée. Il voyait, il reconnaissait, à l’intérieur du petit corps, la montée de la puissante énergie de la terre, énergie crépitante, harcelante, animée d’un féroce désir de passer outre – comme si l’enfant malheureux eût été un goulot étranglé qu’il fallait franchir. Mais, à l’exemple d’un fleuve qui, au cœur d’un étroit défilé, se heurterait à un obstacle, refluerait et inonderait de riches cultures, réduisant tout le pays à la famine, cette force contrariée submergeait le clapatte. Cette poussée et ce reflux dévastateur étaient, selon Évariste, ce qui faisait souffrir cette pauvre créature trop sensible – souffrance si vive que même en se sachant observée et étudiée par les laineux elle ne pouvait s’empêcher d’exhaler les plaintes les plus touchantes. Comme le fit remarquer le Fondeur, ces cris ne révélaient pas seulement la douleur du clapatte : ils disaient aussi celle de la nature, celle de cette Force ascendante, réprimée et comprimée, qui, comme un bourdon, donnait inlassablement du front sur l’obstacle sans jamais réussir à l’ébranler. Libérer le clapatte en faisant, pour reprendre l’expression du vieux laineux, « sauter le bouchon » revenait également à libérer la nature, à lui ouvrir le passage, à lui permettre d’accomplir les desseins secrets qu’elle poursuivait à travers l’enfant douloureux.

Chose étrange, Évariste était persuadé que ce bouchon n’était rien ou presque rien ! Une bagatelle méprisable qu’une simple pichenette suffirait à renverser. Qu’il fût si petit était ce qui créait le problème, car il devenait difficilement décelable. Chaque jour, explorant le corps du clapatte, les laineux partaient à la recherche de l’obstacle. Dès que la nuit était tombée et qu’ils avaient installé leur campement, les deux hommes prenaient tour à tour le fibreux enfant sur leurs genoux et exploraient chaque parcelle de l’épiderme en promenant au-dessus de lui la flamme grésillante de leurs torches. À la fin, leur zèle finit par être récompensé.

Un soir – peu avant la bretelle de Fontainebleau – Évariste observait le clapatte qui, à un pas de lui, venait de s’enraciner à nouveau dans la mère sombre et nourricière. Une lumière irréelle et sanglante coulait dans le sous-bois. Le regard d’Évariste errait sur la petite silhouette aux grandes oreilles, aux yeux enténébrés et globuleux, à la bouche qui…

La bouche ! En un instant il fut debout et, saisissant d’une main le nez du clapatte et de l’autre son menton, il lui ouvrit la bouche et vit ce qui faisait souffrir le gamin martyr en l’empêchant de parler. Et si ces pauvres créatures troublaient par leurs hurlements la sérénité des nuits, ce n’était pas seulement en raison de la douleur à elles infligée, mais aussi en désespoir de cause et parce qu’elles n’avaient pas d’autres moyens d’expression. Leurs langues désespérément immobiles étaient dans l’incapacité de former le moindre mot.

L’index d’Évariste se posa sur l’obstacle qui leur interdisait toute parole : la tête du clou qui transperçait la langue et la maintenait soudée à la mâchoire inférieure. Oui on avait – quelqu’un avait – cloué la langue des clapattes pour les contraindre au silence, les vouant dès lors à la plainte, au désespoir et à l’errance. Eh bien, Évariste les délivrerait de cette malédiction !

Il sortit les tenailles de sa poche, ouvrit leurs puissantes mandibules d’insecte, les introduisit dans la bouche, les referma délicatement sur la pointe de métal. Puis, posant sa main gauche sur le menton et tirant de la main droite sur l’outil, il arracha le clou avec une force surhumaine – faisant fleurir, hors de la gorge du clapatte, le grand éblouissement pourpre d’un cri encore inconnu, comme s’il était celui d’un être caché que cette libération dévoilait et qui, dans son étonnement, sa douleur et sa joie, en appelait à la création tout entière.