XXII
Krotok, le chef de la horde noire, tenait pour si certaine la prise de Vézelay qu’il avait – le matin de l’attaque – envoyé des messagers à Bratoc pour lui annoncer « la défaite irrémédiable et définitive » de Blancheboudine. Précédée d’une avant-garde d’un demi-million de sisterettes, l’armée, quittant les sombres douves et la pourrissante forêt d’Avallon, s’ébranla. Pour gagner la termitière et les points de rassemblement fixés à quelques centaines de toises de l’enceinte, elle emprunta une route de l’ancien temps où s’apercevaient encore, entre les crissantes broussailles, les plaques d’un vieux macadam et des bornes à tête rouge.
Avides d’en découdre, les bouffards, au lieu de marcher au pas, s’étaient mis à galoper, poussant devant eux en les fouettant de leurs antennes les frétillantes sisterettes. Baissant la tête, les argupes, jaloux des bouffards, leur chatouillaient l’arrière-train de leurs luisants clapoutons. Ne voulant pas être dépassés par leurs rivaux, les bouffards hâtèrent l’allure, provoquant devant eux la course affolée des sisterettes. Celles-ci, bousculées, se précipitaient en avant et sans rien voir autour d’elles. Eussent-elles été plus attentives et plus méfiantes qu’elles auraient fait l’économie d’une catastrophe qui coûta la vie à une centaine de milliers d’entre elles.
Car la route soudain disparut : devant elles s’étendait la boueuse surface d’un immense marécage. Projetées en avant par la poussée des guerriers obtus qui les suivaient, elles y furent englouties par masses entières. Il fallut longtemps pour stopper l’aveugle colonne dont le ténébreux flot d’égout continuait à se déverser dans les eaux molles et pesantes du marais.
— Que s’est-il passé ? s’enquit Krotok en menaçant ses généraux d’être exécutés sur-le-champ.
Ce qui s’était passé ? Eh bien, une ruse d’It’van qui avait camouflé et fait disparaître la vraie route sous un amas de végétation et ordonné la construction d’un leurre. Celui-ci – parfaitement imité au point que des morceaux de revêtement avaient été soustraits aux routes voisines et disposés sur le chemin pour mieux abuser les fourmis – avait non seulement dévoré une partie des effectifs de la horde mais l’avait aussi éloignée de son but : il fallut revenir en arrière pour retrouver la vraie route, perdre un temps précieux et voir l’ardeur guerrière des conquérants s’émousser.
Quand ils arrivèrent enfin dans la forêt précédant immédiatement la colline sacrée de Vézelay, ils furent les victimes d’un second piège. Krotok avait ordonné aux sisterettes de monter aux arbres, de les couvrir entièrement jusqu’à leurs sommets afin de ménager une parfaite occupation du terrain et un espace suffisant à la concentration des colosses de la horde. Or beaucoup de ces arbres avaient été préalablement et aux trois quarts sciés par les gardes royaux, si bien que les grappes de sisterettes suspendues à leurs branches achevèrent de les déséquilibrer et qu’ils s’abattirent comme des quilles les uns après les autres sur les bouffards et les argupes rassemblés à leur pied, écrasant des centaines de guerriers, provoquant un début de panique chez les autres.
Krotok éprouva beaucoup de difficultés à ramener le calme et à rétablir son ordre de bataille. Le bruit courut parmi les fourmis que toutes ces chausse-trappes étaient dues à l’intervention de ce fabuleux « homme de lumière » dont les bouts de bois aux extrémités effilées avaient récemment causé la mort de plusieurs de leurs compagnons d’armes.
Ainsi, pour le corps expéditionnaire de Bratoc, c’était sous les plus alarmants auspices que s’annonçait la bataille. Les sisterettes, plus fines que leurs congénères, montrèrent par leur comportement agité et inquiet qu’elles étaient sensibles à l’atmosphère d’imminent désastre qui enveloppait l’armée conquérante : avant même que de commencer, elles étaient déjà vaincues.
Rien de ce qu’elles voyaient, pourtant, n’était épouvantable. Bien au contraire ! La colline de Vézelay semblait déserte : le vent jouait sur ses flancs craquelés, soulevant d’évanescents nuages de poussière qui montaient en tourbillonnant et se dispersaient sur le parvis de la basilique. Pas un seul défenseur n’était visible sur l’enceinte circulaire qui entourait la colline : non, pas le moindre termite nulle part. Le plus absolu silence régnait, y compris dans les rangs de l’armée d’invasion. Le seul son perceptible était – semblable à des ajoncs sur le bord d’un étang – celui des antennes qui doucement, pensivement, se frôlaient et s’entrechoquaient.
Soudain, venant du sanctuaire, une longue plainte se fit entendre, grincement, raclement puis terrifiant tonnerre.
Là-haut, les grandes portes du temple s’étaient ouvertes et, nimbé de gloire lumineuse, simplement vêtu de sa tunique jaune, sa blonde chevelure flottant aux brises, It’van venait d’apparaître, tenant d’une main son arc et de l’autre une longue lance qu’il avait soustraite à quelque murale panoplie, dans une des maisons de la ville souterraine.
Derrière lui, tâchant d’imiter le jeune homme en gonflant sa poitrine et en déambulant de la façon la plus martiale, le marmouset s’avançait en brandissant sa lime à ongles.
Certes, le généralissime connaissait les effectifs dont disposait Krotok, il fut néanmoins saisi en voyant l’immensité qui assiégeait Vézelay.
Partout dans la forêt environnante et s’élevant jusqu’à la cime des arbres, c’était un amas de boulets, un entassement de coke, de cloques et de coques, une multitude enfroquée de sombres phoques qui craque et croque et braque. Pour quelles mystérieuses vendanges avait-on répandu ce luisant raisin noir dont les premières grappes touchaient presque au mur d’enceinte ?
Sortant du sanctuaire, Batifol et Cortex vinrent encadrer It’van.
— Tout est prêt ? leur demanda le généralissime.
— Pour les rebelles, tout est prêt, dit Batifol, ajoutant qu’il ignorait ce qu’il en était pour les royaux, ceux-ci étant tellement lents ! – ils ne marchaient pas, ils processionnaient, ils se baguenaudaient, ils musardaient.
Avec la plus grande dignité, Cortex se tourna vers l’insulteur et, faisant mine de le rencontrer pour la première fois :
— Je ne vous connais pas, dit-il. Peut-on nous présenter ? Voyons… À qui ai-je l’odeur ?
Suffoqué par l’injure, Batifol recula en levant son clapouton et It’van fut obligé d’intervenir.
— Cessez de vous chamailler, gronda-t-il. Regardez ! Les fourmis sont sur le point d’attaquer. D’ailleurs… Mais oui, elles attaquent !
Fidèle à son plan de bataille, Krotok venait de lancer neuf cent mille sisterettes à l’assaut de la muraille.
Les petites combattantes étaient envahies par le doute, aussi chargèrent-elles sans grande vigueur. Au sommet de l’enceinte, les premiers soldats termites surgirent : des mélassiers dont la masse innombrable couvrit bientôt les fortifications. Et soudain, sur un ordre venu du sanctuaire central, toutes les cumules se mirent à jaillir : un tel flot de liquide s’abattit sur les assaillantes que – saisies par cette confiture, par cette laque qui, aussitôt, durcissait – elles s’immobilisèrent sur la pente même qu’elles cherchaient à gravir. Précipités de la muraille, d’énormes troncs roulèrent vers leurs pauvres silhouettes pétrifiées, les écrasant, les recouvrant, enfermant les fourmis survivantes derrière les barreaux enchevêtrés de cette prison d’arbres.
Affolé, sentant sous ses yeux se dessiner l’irréparable désastre, Krotok donna l’ordre aux bouffards d’intervenir. S’ébranlant des profondeurs de la forêt, assemblés en plusieurs massives colonnes d’attaque, ceux-ci fondirent sur l’enceinte. Comme ils s’en approchaient, grande fut leur surprise en apercevant des ouvertures dans la muraille, brèches qui leur permettaient de surgir dans le périmètre de défense des termites ! Lourds et stupides, ils les franchirent sans que leur esprit opaque se doutât du piège où ils tombaient. À peine quelques dizaines de milliers d’entre eux avaient-ils pénétré dans l’immense clairière que se refermèrent les portes, leur interdisant toute retraite, les contraignant à affronter rebelles et royaux en un combat inégal.
Lorsqu’ils furent à peu près tous massacrés, It’van ordonna que l’on ouvrît à nouveau les portes, attirant dans le même piège un nouveau paquet de combattants qui subit le même sort que le précédent. Tandis qu’à l’intérieur leurs compagnons d’armes étaient mis en pièces, frappant l’huis et attendant aux guichets, de longues queues de bouffards et d’argupes réclamaient avec impatience qu’on leur permît d’entrer.
C’est ainsi qu’au cours de cette journée mémorable la horde noire perdit les trois quarts de ses effectifs et que Blancheboudine humilia sa rivale, la sombre, l’agitée reine Bratoc.
Tous les corps de l’armée termite s’illustrèrent dans la bataille, mais une mention particulière doit être accordée aux composites limitrophes. Nous ne parlons pas de l’éléphant ni du vieux tigre en peluche, lesquels firent véritablement des prodiges devant Vézelay, mais de Mastoc qui réussit ce jour-là ce qu’il est convenu d’appeler « un coup fumant ». Juché sur les sauterelles, un commando dirigé par l’ancien chef de la horde atterrit au milieu de l’état-major ennemi. Mastoc tenait sa vengeance ! Surgissant devant Krotok, il parvint à lui arracher sa seconde antenne. Il l’aurait mis à mort si, par perversité, il n’avait préféré le laisser « digérer » le désastre, l’abandonnant à sa désolation, l’observant qui s’éloignait en se cognant aux arbres, incapable de trouver son chemin et plus démuni qu’une larve à présent.
Si l’on excepte It’van dont la lance et les flèches firent merveille, le héros incontestable de la bataille fut Grodaggard. Déchaîné et bondissant, faisant autour de lui voltiger ses mandibules comme des haches, il accomplit tant d’actions d’éclat qu’il serait monotone de les relater.
Tout fumant et couvert d’une poussière ensanglantée, tel il était quand le jeune homme le rencontra pendant la bataille.
— J’ai rêvé que je volais cette nuit. Qu’est-ce que cela signifie ? lui demanda le roi qui s’était saisi d’un argupe et s’en servait comme d’une massue pour abattre une poignée de bouffards qui tentaient de l’atteindre.
— Que vous vous élevez vers les cieux spirituels, répondit It’van en perçant de sa lance l’abdomen d’une fourmi. À propos, poursuivit le jeune homme, haïssez-vous encore le souvenir de votre père ?
Si importante parut au roi cette question que, jetant l’argupe sur les bouffards, il tourna l’abdomen à ses ennemis.
— Non, finit-il par dire après avoir hoché pensivement la tête, non, je ne hais plus son souvenir. Et je comprends à présent que si je désirais sa mort c’était à cause de l’amour incestueux que je portais à ma mère Grossetaupine.
— Attention ! lança le jeune homme en brandissant son arme, ils reviennent à l’assaut !
Grodaggard fit volte-face et, se ruant sur les bouffards, il en saisit trois entre ses mandibules et leur sectionna le pétiole en un seul coup de mâchoire.
— Savez-vous quoi ? dit-il en revenant auprès d’It’van. Je me suis rendu compte que je portais en moi l’image maternelle et que je la projetais sur mon épouse comme à travers la curnule d’un mélassier. Ces images qui vivent au fond de nous sont terribles. Il faut les contraindre à rester tranquilles, sinon elles déforment le monde extérieur en se collant sur les choses et les êtres que nous observons. Mais c’est notre faute.
— Notre faute ? Que voulez-vous dire ?
— C’est quand nous oublions leur présence qu’elles se manifestent avec méchanceté. Elles jettent leur mélasse à l’extérieur parce qu’elles sont ignorées à l’intérieur. C’est sans doute une façon pour elles de nous signaler leur existence.
— Alors, que faut-il faire ?
— Eh bien, d’abord les prendre en considération et ensuite les épouser, c’est-à-dire les intégrer à nous-même. C’est à ces conditions qu’elles daigneront dissiper les illusions vaporeuses qui troublent notre regard extérieur.
Après avoir prononcé ces fortes paroles, le roi brandit son clapouton et se rua derechef dans la mêlée.
Quand le soleil commença à jaunir et à descendre derrière les neiges éternelles du Morvan, l’anéantissement de la horde noire était presque consommé. Tout ce qui restait de l’orgueilleuse armée de Krotok avait plié bagage et battait en retraite dans la direction d’Avallon. It’van ordonna que fussent poursuivis les derniers contingents et qu’on les taillât en pièces. Chevauchant Crochetête, accompagné de Gros-Cul et de Souffleur, il se jeta lui-même sur leurs traces. Il voulait, expliqua-t-il plus tard à Blancheboudine, « montrer l’exemple ». Il avait tué tant de fourmis depuis le début de la journée qu’il lui semblait ne plus rien avoir à craindre de ces insectes. Et c’est pourquoi, excitant Crochetête en lui pinçant la peau à travers ses trappettes, il lui fit presser le pas.
À un détour du chemin et à quelques centaines de pas devant lui, il aperçut, au milieu d’un nuage de poussière, des formes noires qui s’enfuyaient. C’était une bande formée d’une quinzaine de bouffards et d’argupes, arrière-garde de l’armée en déroute, soldats épuisés, blessés et qui traînaient la patte. Il ne fallut pas longtemps à Crochetête pour les rattraper. It’van aurait pu utiliser son arc et les foudroyer les uns après les autres, mais, outre qu’il jugeait déshonorant de leur tirer dans le dos, il considérait cette poursuite comme un jeu : et c’est pourquoi il se borna dans un premier temps à leur chatouiller la croupe de sa lance, provoquant de réjouissantes convulsions, des embardées et des mouvements d’effroi.
Et c’est alors que – comme il se levait de toute sa hauteur sur l’échiné de Crochetête, s’apprêtant à bondir sur la fourmi la plus proche pour l’enfourcher et lui faire crier grâce – c’est alors qu’il prit soudain conscience d’un vide sur son épaule : le marmouset n’était pas à sa place habituelle. Était-il tombé ? Non, tout simplement il n’était pas venu, il était resté dans la clairière de Vézelay. Il se souvenait à présent d’avoir entendu le docteur Khô-Khô prononcer quelques mots au sujet « d’une tâche urgente à accomplir en compagnie de la douce et caressante Pussepuline ». Dans l’excitation de la chasse, il n’avait pas songé que l’absence de son petit interprète lui interdisait toute communication avec ses amis termites. « Bast ! se dit-il, il n’est nul besoin de longs discours, mes guerriers savent parfaitement ce qu’il y a à faire ! »
Et il allait se rasseoir quand – tout à coup – les fourmis obliquèrent sur la gauche et s’enfoncèrent dans le sous-bois. Les trois termites que l’effort faisait fumer se ruèrent derrière elles. Une branche basse fouetta It’van avec tant de force qu’il fut arraché de sa monture et précipité à terre, où il demeura de longues minutes inconscient et comme assoupi.
Lorsqu’il revint à lui et qu’il se fut relevé, il découvrit qu’il était seul. Entraînés en avant, happés par la poursuite, les trois termites de sa garde personnelle ne l’avaient pas vu tomber. It’van eut beau crier leurs noms, ils ne répondirent pas à son appel : d’ailleurs, ils n’entendaient pas la voix humaine, il eût fallu parler leur langage et le jeune homme déplora l’absence du marmouset. « Peut-être pourrai-je les rattraper », se dit-il.
Il s’élança sur leurs traces, herbe piétinée et branches arrachées. Il courait avec agilité, bondissant au-dessus de petits murets de l’ancien temps. La forêt n’était point trop compacte en cet endroit, et quoique les lianes tourmentées, emmêlées en nœuds de serpents, fussent des obstacles à sa course, il allait vite et ne désespérait pas de rejoindre ses trois amis cuirassés. Il traversa un vieux village effondré dont chaque maison semblait avoir été cassée en deux, vomissant par la brèche un torrent figé de meubles, de vaisselle et de lustres. Peu après, à la sortie de la bourgade, il arriva dans un endroit si étrange qu’il ralentit sa course, s’arrêta et regarda autour de lui.
C’était une clairière où le soleil tapait sur ses vibrants boucliers de cuivre, faisant couler une lumière boucanée sur d’immenses silhouettes rouges qu’It’van prit d’abord pour des arbres. Mais ce n’étaient pas des arbres, c’étaient des roses, une jungle de fleurs géantes dont les tiges s’attiraient l’une l’autre et dont s’étreignaient les corolles. Parfois, se détachant de leurs hautes vasques, un pétale tombait avec grâce, semblant descendre, au long de sa spirale lente, de mystérieux escaliers d’air. Alentour, les oiseaux du crépuscule délivraient les messages de la nuit au jour moribond dont les pas lourds s’éloignaient sur les esplanades du ciel. Plus que le parfum des roses, c’était celui du monde en son seuil quotidien, dont s’enivrait It’van : encens du soir et aromates du passage, d’invisibles célébrants ouvraient tous les goussets de la terre pour fêter ce miracle chaque jour répété, le soleil vieux et ensanglanté qui descendait mourir au fond des crevasses de la nuit pour s’y retourner et renaître. Le jeune homme regardait les roses qui se penchaient vers lui, visages rouges au-dessus des balustrades. Elles lui étaient… amicales : on eût dit de grands cœurs épanouis, amours sur leurs tiges inclinées, braises d’amour qui rougeoient sur les cendres d’un jour éteint.
Il se redressa et s’arracha au charme que ces corolles dirigeaient vers lui. Il lui fallait… repartir, retrouver ses trois royaux dont l’absence l’inquiétait. Et soudain – comme en réponse à sa muette prière – il entendit, venant des buissons de roses, le son caractéristique de grands insectes dans les taillis : pattes qui crissent sur le sol, choc des carcasses gaufrées, brefs grincements des croqueteuses. « Les voilà ! » se dit-il.
— Crochetête ! cria-t-il d’une voix joyeuse, amène-toi, vieil abominable ! Et toi, Gros-Cul la-larme-à-l’œil, approche. Et toi aussi, Souffleur, le roi de la mélasse ! Ne tardez plus, je suis seul !
Les bruits cessèrent aussitôt. It’van s’avança.
Il se trouvait au centre de la roseraie en un lieu où le sol était nu, formant un cercle vide qu’entouraient les fleurs arborescentes. Tout était silencieux : même les oiseaux s’étaient tus. Si étrange était cette paix, si entêtants ces parfums, si surprenant ce paysage de grandes roses dont chacune semblait être la réplique terrestre du soleil épanoui dans les champs empourprés du soir, qu’It’van se croyait transporté en dehors du temps, dans les très secrètes chambres de la roue immobile.
Tout à coup un argupe jaillit de l’abri de la végétation et se précipita sur lui avec tant de rapidité qu’il n’eut pas le loisir de s’esquiver. Le nasillard de la fourmi lui frappa le bras droit de plein fouet et lui entailla le biceps, blessure d’où le sang se mit à couler avec abondance. Il roula au sol et se releva lentement brandissant sa lance et regardant autour de lui.
L’insecte avait disparu. Il s’était évanoui dans les fourrés.
Derrière son dos, It’van entendit un bruit de végétation violée. Il eut tout juste le temps de se retourner pour voir une masse noire s’élever et retomber en s’empalant sur son arme, fleur de houille qui hoqueta et vomit un pollen d’or – puis s’amollit en sombre pendeloque. It’van la rejeta au loin et se prépara à une nouvelle attaque.
Un instant de silence encore, puis de toutes parts sortirent de monstrueux bouffards, les colosses de la horde, qui – comme s’ils désiraient savourer leur prévisible triomphe – s’arrêtèrent à quelques pas de l’homme doré, toutes mandibules ouvertes. Ils étaient une dizaine environ et, quoique le jeune héros fit voler sa lance, ils n’en paraissaient nullement effrayés et s’apprêtaient à fondre sur lui et à le dévorer.
La nuit était presque tombée à présent et l’obscurité exaltait encore la luminosité du jeune homme, le désignant aux mâchoires de l’ombre, aux dards des ténèbres fiévreuses.
En cet instant où, encerclé par un péril imminent dont il ne pouvait espérer sortir seul, en cet instant où il lui fallait une aide immédiate, il appela ses gardes avec une terrible véhémence : « Souffleur ! cria-t-il, Crochetête ! Gros-Cul ! » Mais, au lieu de lancer son cri au-dehors, il le précipita à l’intérieur de lui-même, il le poussa dans les espaces du dedans, cri-bélier qui défonça tous les obstacles… bstacles… stacles… acles… et clés établissant la communication au sein même de l’âme et de son thorax de résonance, là où mugissent des voix étranges, où roulent les tonnerres des anciens orages et où viennent mourir – sur la grève du moi – les vagues du sombre océan universel.
Et il lui fut répondu : « Nous arrivons ! cria Crochetête. Continue à crier en-dedans. »
À nouveau It’van lança ses grandes clameurs retournées, appel d’égaré dans les cavernes et sonnerie de cor dans les grands bois.
Alors, dans un tumulte qui épouvanta les fourmis, les roses s’écartèrent, tremblant du chef et faisant pleuvoir leurs pétales – et Souffleur jaillit en dardant son énorme curnule au sommet de laquelle ses deux petits yeux de rhinocéros étincelaient.
Puis, tournant, tourbillonnant autour d’It’van, il lança sur les bouffards un jet d’une puissance effarante – torrent d’une âme longtemps comprimée et qui s’exprime, monstrueuse éjaculation qui cloua les fourmis sur place, les chtouillant, les emmerdouillant, les empeggant l’une à l’autre comme mouches en miel – à la suite de quoi, trompe molle et bouche pincée, il s’abattit, il s’effondra, expurgé, ratatiné, pauvre loque et chaussette vide.
Surgissant des fourrés en ébranlant les roses, accoururent les deux géants de la garde, Crochetête et Gros-Cul, dont dard et mandibules achevèrent le travail si bien commencé par Souffleur : un instant plus tard ne restaient plus sur le terrain, à la place des fourmis meurtrières, que corps sectionnés et transpercés.
Le jeune homme remercia avec vivacité ses trois sauveurs, grattant les cascatules de Crochetête, déposant un baiser sur le front de Gros-Cul dont les yeux s’humectèrent aussitôt d’une buée de tendresse, caressant la toquetante du mélassier qui, vautré sur le sol, exhalait les soupirs d’un enroué soufflet de forge.
— Mais vous êtes blessé ! s’écria Crochetête avec inquiétude.
It’van sourit : c’était merveilleux. La voix du termite retentissait en lui comme captée par les grandes oreilles de l’âme.
— Oui, c’est vrai, je suis blessé, dit-il en considérant son bras ensanglanté.
Franchissant barrières brisées, filets ouverts, grillages défoncés, sa propre voix allait vibrer aux tympans des ténèbres.
— Il faut arrêter l’hémorragie, observa l’insecte. Et pour ce faire, il n’y a rien de mieux que le liquide de Souffleur. Il fige, il coagule aussitôt le sang. Tous les termites savent cela.
— Je pourrais en prendre ici, suggéra It’van en désignant les flaques où les fourmis étaient étendues.
— Non, non, prononça Crochetête en levant les yeux au ciel comme si le jeune homme avait proféré une désolante absurdité. Ce qu’il faut, c’est du liquide frais. Le plus puissant des mélassiers de la Garde va certainement accepter de nous en livrer une goutte supplémentaire.
Embarrassé, épuisé au-delà du possible, Souffleur détourna sa curnule, faisant mine de n’avoir rien entendu.
— Souffleur ! insista Crochetête en lui pinçant une patte, nous as-tu compris ? Crache une petite goutte encore, une toute petite goutte !
— Mais j’en suis incapable ! J’ai tout donné !
— Comment ? Toi, Souffleur, tu serais incapable d’expurger un petit rabiot, toi dont les rebelles eux-mêmes vantent les qualités !
Le mélassier se haussa légèrement sur ses pattes antérieures.
— Les rebelles parlent de moi ? demanda-t-il avec intérêt.
— Bien sûr qu’ils parlent de toi ! Ce matin, quand Batifol a harangué ses troupes, il a dit que les mélassiers devaient prendre exemple sur Souffleur. Il t’a même appelé « l’intarissable ». Et sais-tu ce qu’il a ajouté ?
— Non, dit Souffleur, qui tremblait de contentement, qu’a-t-il ajouté ?
— Que tu avais vraiment quelque chose dans le coffre !
— Il ne s’est pas trompé, ce sacré crotteur d’arbousins. Sans me craqueler l’empédocle, je dois reconnaître que j’ai de la ressource. Du reste, regarde-moi ça, dit-il en désignant du clapouton les cadavres des fourmis. Bien, bien ! que l’homme qui rayonne s’approche et place sa blessure sous l’extrémité de ma curnule.
It’van s’agenouilla et tendit son bras sous la trompe.
Le grand mélassier ferma les yeux et parut s’absorber en lui-même. L’énorme bulbe de sa face changea de couleur, virant au rouge brique, au mauve puis à l’orangé. Et enfin, reprenant sa teinte primitive et levant ses petites paupières de cuir :
— Je n’y arrive pas, gémit-il en secouant la tête. Pourtant, il le faut, je vais essayer encore.
Il referma les yeux, médita un instant puis, après avoir lancé un brûlant soupir, il se contracta terriblement, se tordit, se noua, se rapetissa.
Une goutte dorée apparut au bout de son tromblon qu’It’van toqua de l’index, or en fusion qui tomba en crépitant sur sa plaie ouverte, se répandant entre les lèvres de la blessure, figeant le sang et désinfectant les chairs. Brûlé par cette sorte d’acide qui lui rappelait celui de la fleur carnivore, It’van ne put s’empêcher de pousser un cri de douleur.
— Revenons à Vézelay, dit Crochetête. Le docteur Khô-Khô vous soignera avec ses herbes et dans une semaine vous serez guéri. C’est un très bon docteur. J’ai entendu dire qu’il avait fait ses études de médecine à Paris.
Ils découvrirent le marmouset dans la clairière, sur le champ de bataille, absorbé dans une tâche énigmatique. Suivi de Pussepuline, il allait de fourmi morte en fourmi morte, sectionnant avec une paire de sécateurs les pattes des cadavres, les rassemblant et formant avec ces sortes de branches noirâtres d’étranges fagots qu’il entassait sur le dos de la cantinière.
— Bonjour, docteur, fit doucement It’van avec sa voix du dedans.
— Bonjour, homme-lampe, répondit le marmouset.
Puis, sursautant, il lâcha sa paire de sécateurs.
— Vous avez réussi ! s’écria-t-il. Vous parlez le langage d’en dessous. Vous parlez le termite !
Il se mit à gambader autour du jeune homme en répétant :
— Le termite… il cause le termite !
D’un seul coup il s’arrêta et se renfrogna.
— Eh bien ? Qu’y a-t-il, extravagant marmouset ?
Le petit homme au bonnet rouge se tortilla, souleva son couvre-chef, se gratta la tête.
— Bagrou-Grouba ! prononça-t-il d’une voix triste et caverneuse. Vous n’allez plus avoir besoin de moi à présent. Vous pouvez tout à fait vous débrouiller seul. Un interprète est inutile dès lors que vous vous exprimez dans le langage des profondeurs.
— Non, c’est faux ! J’aurai toujours besoin de vous. Vous êtes mon guide et mon médecin. D’ailleurs, tenez… ajouta-t-il en lui montrant sa blessure.
Le marmouset s’approcha, contraignit le jeune homme à s’asseoir puis, dès qu’il eut jeté un coup d’œil sur la plaie, il se mit à pousser des exclamations joyeuses.
— Ah ! Bagrou-Grouba ! Voilà du sérieux ou je suis un piètre médicastre. Car on voit l’os, n’est-ce pas ?
Il souriait comme s’il y avait là matière à grandement se réjouir.
— Hé, hé ! Je veux bien être croqué si on ne voit pas l’os !
Se tournant vers Pussepuline, il lui ordonna d’abandonner ses fagots et d’aller, aussi vite que possible, chercher dans son armoire à pharmacie du frappor, de la courgeture et, bien entendu, « quelques brins de Gonzague ». Comme s’éloignait la cantinière, il rassembla en tas toutes les pattes recueillies et se posta devant elles les bras croisés, comme s’il montait la garde devant un trésor. It’van s’approcha et considéra ce monticule de fibres noires, vieux buissons consumés.
— Qu’allez-vous en faire ? demanda-t-il au marmouset.
— Eh bien, mais nous allons les manger ce soir !
Le jeune homme devint livide.
— Pouah ! s’écria-t-il avec un haut-le-cœur. Vous n’allez pas me contraindre à manger ces… ces… ces membres ?
— Bagrou-Grouba ! Vous êtes devenu bien difficile. Ou alors vous ne savez pas ce qui est bon. Rien ne vaut un bon plat de pattes fraîches au dîner.
— Je n’en veux pas ! Gardez-les pour vous ! Ma blessure m’a affaibli. Je me sens un peu… patraque et je me demande si je ne vais pas observer ce soir une diète sévère.
Se hâtant de changer de sujet, il désigna le corps d’un termite tué au combat, renversé sur le dos et coupé en deux.
— Nous avons remporté un triomphe, mais nous avons eu des pertes, n’est-ce pas ? Regardez, ajouta-t-il. Encore une fois brisé, rompu du pédoncule. Vraiment, il faudrait faire quelque chose.
— En effet, il faudrait faire quelque chose, surenchérit le docteur Khô-Khô, une prière, une invocation à l’oiseau de feu.
— L’âmâme n’a rien à voir dans cette affaire. Non, je pensais à protéger les pétioles d’une façon ou d’une autre…
Il médita un instant, puis, se frappant les mains :
— J’ai trouvé ! s’écria-t-il. Nous allons démonter les roues de tous les véhicules rouillés de l’ancien temps et nous en fabriquerons des sortes de bagues, de protège-pétioles que nous adapterons à tous les guerriers. Ainsi, dans leur lutte contre les fourmis, les termites deviendront réellement invincibles. Oui, voilà ce qu’il faut faire ! Allons de ce pas en conférer avec Sa Crapotteuse Majesté.
— Taisez-vous ! proclama le marmouset avec vigueur. Laissez le médecin parler. Et le médecin condamne avec la plus grande fermeté cette idée fantastique. Apprenez que ce métal rouillé et lourd aurait, en frottant sur la chair à vif, les pires conséquences pour les pédoncules. J’imagine déjà toutes les plaies, tous les furoncles que j’aurais à soigner. Non, non, croyez-moi, abandonnez cette idée ou bien alors trouvez un autre métal.
— Un métal qui soit à la fois propre et léger, confortable et résistant, cela n’existe pas, murmura pensivement le jeune homme.
Le marmouset se mit à sauter en l’air.
— Cela existe ! Cela existe ! s’écria-t-il en bondissant.
— Ah ! oui ? Et le nom de ce métal, je vous prie ?
Le docteur se précipita sur le jeune homme, saisit le rebord de sa tunique et, escaladant le grand corps avec agilité, il se percha sur son épaule. Puis, se penchant sur l’oreille d’It’van et lâchant le mot comme une petite pierre précieuse :
— L’orichalque, dit-il.
L’orichalque ? Ah ! oui ! It’van s’en souvenait : c’était le métal fabuleux dont les nains pensaient qu’il formait le squelette de la terre. Ils ne l’avaient pas encore découvert.
— Si ! Si ! Si ! affirma le marmouset. J’en ai été informé. Ils ont bel et bien trouvé récemment un gisement d’orichalque et en ont entrepris l’exploitation.
— Mais accepteront-ils de nous en céder une partie ?
— Oh ! ce sont des commerçants, vous savez. Ils nous le donneront volontiers, à condition que nous leur livrions quelque chose en échange.
— Mais quoi ? Qu’est-ce que les termites pourraient bien donner aux nains qui puisse leur être utile ou avoir une valeur marchande ?
— Eh bien, précisément leur travail.
— Comment ? Que voulez-vous dire ?
— Les nains ont besoin de main-d’œuvre et nous n’en manquons pas ici.
Et le docteur Khô-Khô d’expliquer à l’homme-lampe que les nains étaient déjà venus en délégation à Vézelay pour demander à Blancheboudine la « location » (ce fut leur propre terme) d’une dizaine de milliers d’ouvriers pour creuser des galeries de mine. Creuser la terre avec des pioches leur demandait des efforts considérables alors que les termites faisaient cela comme en jouant. Bref, ils avaient proposé à la reine un traité de coopération. Que Blancheboudine leur fournît des bataillons de travailleurs et en échange ils livreraient à la termitière des plats à barbe, des pots à lait, des dés à coudre et des fers à cheval.
La reine avait refusé. Qu’est-ce que les termites pouvaient bien avoir à faire de cette quincaillerie ? D’ailleurs les nains n’avaient pas une bonne réputation dans la forêt d’Iscambe. On les jugeait âpres au gain et d’une honnêteté douteuse. N’avaient-ils pas réussi à convaincre les mille-pattes de chausser des souliers, ce qui avait naturellement entraîné des commandes fort importantes à leurs usines de cordonnerie ?
Cette fois-ci, l’affaire pouvait être conclue : les nains fabriqueraient dans leurs forges tous les protège-pédoncules dont les guerriers termites auraient besoin et, en échange, de nombreux contingents d’ouvriers termites iraient travailler dans les mines. Khô-Khô ne voyait pas ce qui pouvait empêcher la signature de ce contrat ; les deux parties y trouvaient leur avantage : les nains pourraient aller plus profond dans le sol et les termites – devenus invincibles – plus loin à la surface, jusqu’à Clamecy même pour y tirer la barbichette à « cette saleté de reine Bratoc ». Il était inutile de différer plus longtemps cette profitable transaction et il suggérait à l’homme-qui-rayonne de se rendre dès le lendemain dans l’industrieuse cité des nains. Ne fallait-il pas prévenir un possible retour en force des fourmis ? Car la horde noire n’était pas la seule armée dont disposait Bratoc, laquelle était en mesure d’aligner encore plusieurs millions de combattants. Dans cette perspective, il fallait armer rebelles et royaux, de telle façon qu’ils ne fussent plus coupés en deux à la première morsure. Hé, hé ! Ces sacrées fourmis allaient – en se cassant les dents sur les pétioles – avoir la plus grande surprise de leur vie !
— Est-elle loin d’ici, cette cité des nains ? demanda It’van.
Gnomeville était situé à cent lieues à peine de la termitière. S’ils y allaient tous les deux, c’est-à-dire sans escorte, ils pourraient s’y rendre en une seule matinée.
— Ah ! oui ? ironisa It’van. En volant, peut-être.
Précisément ! En volant ! Ils utiliseraient cette merveilleuse libellule du corps des limitrophes. Pour peu qu’elle eût sa provision de moucherons, elle était en mesure de parcourir de grandes distances et cela à une rapidité que les plus promptes hirondelles n’égalaient pas. Cette façon de voyager était extrêmement confortable et – contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer – très sûre. Le dos de la libellule comportait en effet une sorte de fauteuil naturel, avec des accoudoirs de chitine auxquels on pouvait se retenir en cas d’embardée. Qu’It’van se tranquillise. Il n’y avait aucun risque à se déplacer sur l’échine de ce bourdonnant cheval aérien. La véritable insécurité ne commencerait que lorsqu’on aurait pris pied à Gnomeville.
— Comment ? Que voulez-vous dire ?
Que ces nains formaient la plus belle bande d’escrocs qui eût jamais prospéré dans la forêt d’Iscambe. Peut-être que le mot « escroc » était excessif, car après tout ils ne vous dépouillaient qu’avec votre assentiment. En réalité, ils étaient des commerçants habiles, très habiles même, au point de vous vendre le superflu sous les couleurs du nécessaire. Il y en avait un d’ailleurs dont il fallait particulièrement se méfier. C’était le patron du bazar de Gnomeville, un nommé Sapir : celui-là, avec ses manières doucereuses, était capable de vendre des bottes à un cul-de-jatte. La dernière fois, le docteur Khô-Khô avait été « ce qui s’appelle dépouillé » par ce marchand aux paroles de miel. Ne l’avait-il pas convaincu par exemple de faire l’emplette de pilules pour grandir !
Il était revenu à Vézelay avec un tas d’objets inutiles, tels un manteau de fourrure, un jeu de cartes, du fond de teint pour marmouse, une série de petits tableaux intitulés les Cris de Londres. Tout cela gisait à présent en vrac quelque part, il ne savait même pas où ! En un mot, il conseillait à l’homme-lampe de ne rien emporter à Gnomeville qui pût servir de monnaie d’échange, non, pas la moindre piécette ! En ce qui le concernait, il avait encore certaines économies, des louis d’or que ses parents lui avaient jadis légués : eh bien ! il se garderait de les emmener ! Plutôt les jeter dans la galerie vertébrale.
Cependant Pussepuline était revenue, transportant entre ses croqueteuses diverses touffes d’herbe peu identifiable par le profane et, juchés sur sa petite tête en forme d’oignon de tulipe, flacons, mortier, pilon et pansements. Le marmouset eut vite fait de former avec ces drogues une bouillie noirâtre, véritable purin dont il tartina la blessure d’It’van. Celui-ci se mordit les lèvres pour ne point crier, mais aussitôt qu’un pansement bien serré eut complété l’emplâtre (que le marmouset affectait d’appeler « baume »), It’van se sentit mieux.
— C’est le Gonzague, expliqua le docteur. Où que vous le mettiez, il apaise tout de suite, il bannit toute souffrance avec son esprit vaporeux.
La plaie évolua favorablement, au point que – convoqué le soir même au chevet de Blancheboudine – It’van tomba des nues quand la reine lui demanda des nouvelles de sa blessure.
— Ma blessure ? Quelle blessure ? Ah, oui, vous voulez dire cette égratignure.
Blancheboudine ne trouva pas de mots suffisamment chaleureux pour exprimer à l’homme-qui-rayonne l’immensité de sa gratitude : non seulement il avait sauvé la nation termite de l’anéantissement qui la menaçait, mais en plus il avait – par son heureuse influence sur Grodaggard – rendu au couple royal un bonheur dont elle avait perdu l’espoir. Vautré sur la reine et lui pelotant les maffles avec son clapouton, le roi opinait gravement du bonnet.
— Par toutes les célestes galeries ! s’écria-t-il. Est-il possible que l’harmonie soit aussi contagieuse que la maladie et – en un mot – qu’elle se projette et vaporise alentour, créant le bien et l’ordre là où régnaient le chaos et la misère ?
En réalité, il en était de certains êtres comme de ces objets de rayonnante beauté qui, placés au fond d’un galetas, le transfigurent tout aussitôt, l’illuminent et par leur seule présence, organisent et purifient l’espace autour d’eux. Grande était la reconnaissance des monarques. Si, dans l’avenir, l’homme doré se trouvait dans une situation périlleuse, il lui suffirait de faire appel à la termitière. Pour réduire ses ennemis, toute l’armée des profondeurs accourrait à ses côtés !
Quant à son projet de se rendre chez les nains pour y négocier une affaire mutuellement profitable, Blancheboudine se reposait entièrement sur lui. La reine d’en dessous lui donnait carte blanche ! Elle se permettait simplement de le mettre en garde contre l’habileté des gnomes – ce qui allait de soi – mais aussi contre la faiblesse du docteur Khô-Khô. Celui-ci (il était absent pendant cet entretien) était un négociateur facile à abuser : en dépit de ses airs avantageux et de ses façons de matamore, il manifestait parfois – quand il s’agissait de discuter et de traiter – la mollesse la plus surprenante. Elle lui conseillait donc d’éloigner le marmouset pendant les négociations. Quand désirait partir l’homme-qui-rayonne ?
— Eh bien, demain matin à l’aube ! dit It’van.
Le lendemain, accompagné de Khô-Khô et de milliers de guerriers termites, le jeune homme gagna le tertre d’envol où, lavée et astiquée, attendait la libellule. Le soleil venait à peine de se lever. Des nappes de brouillard s’attardaient dans la clairière sur lesquelles semblaient flotter les forteresses verdoyantes de la forêt. Suspendus à leurs créneaux, juchés jusque sur leurs cimes, de grands singes blancs acclamaient le jour naissant. La rosée répandait partout une fraîcheur bienheureuse. En It’van, qui respirait l’air à pleins poumons, s’étoffait une joie divine dont il ignorait la cause. Une prémonition ? Peut-être, oui, comme l’ombre et le souffle d’un événement qui comblerait sa vie.
Se levant sur la pointe des pieds, le marmouset le tira par le bord de sa tunique.
— Il faut partir, dit-il, afin de profiter de la température clémente.
Le jeune homme allait obtempérer quand – considérant son petit compagnon – le fit sourire un détail de sa dégaine.
Celle-ci était somptueuse : le docteur Khô-Khô, rasé de frais et arborant son bonnet rouge de cérémonie, avait revêtu ses plus beaux atours : une sorte de justaucorps de velours noir parsemé de petites étoiles dorées, tellement serré à la taille que, pour ne point faire éclater le tissu, il était contraint de rentrer un ventre arrondi, ce qui – par contrecoup – lui gonflait la poitrine et couvrait ses joues du cramoisi de l’effort. À sa ceinture, qu’il portait de façon désinvolte, inclinée sur la hanche, une lourde bourse de cuir était suspendue. It’van la désigna du doigt et s’étonna de sa présence : le marmouset n’avait-il pas déclaré la veille qu’il se refusait à emmener le moindre viatique à Gnomeville, ceci afin de ne point risquer à nouveau d’être dépouillé ?
Certes, il avait bien dit cela, reconnut le petit homme, mais il s’était par la suite ravisé. Ne pas emporter sa bourse chez les nains était un aveu de faiblesse : « Vous êtes trop fort pour moi, signifiait ce geste. Je crains de succomber à vos manœuvres, aussi préféré-je supprimer radicalement la possibilité d’un faux pas ». Eh bien, le marmouset ne voulait pas que ces… ces gnomes le prissent pour un être inférieur à eux en quoi que ce fût. Il allait montrer « même à ce sacré Sapir » qu’il était sûr de lui et en état de résister à leurs intrigues de marchand.
Quant à cette bourse – où se trouvaient tous les louis d’or à lui légués par son cher papa, le docteur Khûkhûbaratucaratu – il allait, en manière de défi, la leur balader en dessous les narines. « Vous sentez cette odeur d’or, leur dirait-il avec un sourire impitoyable. Vous entendez ce bruit délicieux et vous aimeriez introduire en vos tiroirs-caisses ces pièces rayonnantes et sonores ? N’est-ce pas ? Eh bien…
— Eh bien ! comptez dessus et buvez de l’eau ! s’écria le marmouset en foudroyant It’van du regard comme s’il eût été ce patron de bazar qui l’avait jadis humilié.
Cependant la libellule avait commencé à faire vibrer ses ailes avec un bourdonnement si intense que le jeune homme se boucha les oreilles.
— J’ai prévu cela ! hurla le marmouset, flanquez-vous ces boulettes au creux des esgourdes.
C’étaient de providentiels tampons de matière caoutchouteuse dont l’insertion au sein des conduits auditifs diminuait grandement le bruit du moteur animal. Ils prirent place sur le dos de la libellule : il y avait là en effet une sorte de renflement qui permettait de se caler le séant, et un double bourrelet de chitine où les mains pouvaient se retenir. L’insecte serrait dans sa gueule une lanière de cuir aux extrémités de laquelle s’agrippait le marmouset. Ainsi – avec ces rênes – le docteur Khô-Khô pouvait en certaines circonstances influer sur la direction de la libellule. Mais celle-ci avait été informée de leur destination et – comme elle connaissait son chemin – il était inutile de la guider.
La libellule enfin s’envola et, avec une vitesse qui effraya et étonna le jeune homme, s’élança au-dessus de la forêt. De sa monture, It’van n’apercevait que les ailes battantes, vibrantes, semblant formées d’innombrables lamelles. Sur leur matière translucide, comme à la surface d’un bouillon, se formaient des yeux azurés et évanescents que le soleil exaltait.
Le marmouset, accroupi entre ses jambes, prenait fort au sérieux son rôle de guide. Parfois, lâchant les rênes et posant leur extrémité devant lui, il indiquait du doigt le sommet d’un bâtiment qui surgissait du feuillage comme un récif au milieu de la mer. Frôlant l’eau verte des frondaisons de la jungle, la libellule filait à une telle rapidité qu’It’van, frappé en plein visage par le vent frais du matin, devait se retenir pour ne point basculer en arrière.
Puis le vent tiédit, se réchauffa et devint haleine embrasée d’une journée de canicule. Dans le ciel sans nuages le soleil semblait un cratère incandescent. Le vent tomba, les grandes vagues de feuillage se figèrent dans la chaleur. Le monde visible ne fut plus que lumière : lumière sur les tourelles, les miradors, les hautes vérandas des cités englouties, formes étranges et escarpées avec leurs escaliers d’incendie et leurs bouches d’aération, structures qui, jaillissant de la végétation moutonnante, figuraient des signaux du passé. Lumière aussi, ondulation sur les miroirs verdâtres des grandes feuilles. Lumière dans les corridors de l’air, les demeures de l’espace et ces grandes villes de cristal où confluent les vallées du ciel. Lumière enfin, lumière et chaleur sur It’van et son compagnon dont les visages peu à peu s’empourpraient au point que, incommodés, ils firent comprendre à la libellule qu’il était temps de gagner l’abri des arbres.
Toujours horizontale, elle se laissa tomber comme une pierre dans un puits de végétation, grande trouée et déchirure dans la forêt, s’y engouffrant avec une telle rapidité qu’It’van faillit être désarçonné et ne dut son salut qu’au mouvement qu’il fit, se plaquant en avant, écrasant sous sa poitrine le marmouset tout gémissant et encerclant de ses bras le mince pédoncule. Mais dès qu’il se fut redressé et qu’habitués à la pénombre ses yeux eurent découvert le paysage familier, l’émouvante vision qui le rattachait à son origine, il poussa un cri de joie, véritable cri d’oiseau auquel d’éloignés toucans répondirent.
Sous l’abdomen de leur virevoltante monture, qui poursuivait dans le sous-bois sa rapide progression, sinuait, dans sa caverne de feuillage, divisée en deux par la glissière de sécurité, emmitouflée de ténèbres et cependant rayonnante, l’autoroute du Soleil ! Elle était merveilleuse ! Elle avait l’aspect étrange de ces artificielles plages de galets que l’on voit au fond des aquariums et où – verdâtres et pensifs – de lents poissons vous font la lippe.
Ils la suivirent longtemps, franchissant parfois de grandes vallées où seul un viaduc effondré en révélait la trace, longeant de grands marécages, corruption stagnante au pied de montagnes pures et éblouies. Plus loin – comme l’autoroute à nouveau pénétrait dans la Forêt – ils firent une étonnante rencontre qui ramena It’van plusieurs semaines en arrière, jusqu’à cette soirée où, dans le fortin de la vallée d’Émeraude, il avait vu surgir, fantomatique, glacé, tellement serré dans sa redingote qu’il semblait un squelette habillé, Blanc-Pétral, l’homme du Bureau Populaire, le chef de sa police secrète.
Ils survolèrent en effet l’expédition naguère lancée à la poursuite des laineux, convoi qu’It’van avait vu sur le point de s’engouffrer dans la jungle. Les blagoulets avaient dû subir de terribles épreuves. D’abord ils étaient diminués de moitié, ne formant plus qu’un groupe d’une dizaine d’hommes que continuait à commander Blanc-Pétral. Lui seul était resté impavide, progressant avec la même démarche de cousin ou d’araignée, tricotant de ses grands pieds sur le sol un fil invisible, enfermé dans quelque rêverie invariable et funeste.
Derrière lui, la troupe était épuisée. Les blagoulets, hâves et grimaçants, avançaient si lentement que Blanc-Pétral était contraint de s’arrêter tous les cent pas pour les attendre. Leur maigreur maladive soulignait un détail de leur physionomie dont It’van ne s’était pas rendu compte dans le passé, à l’époque où ils étaient encore florissants : ces hommes du Bureau, ces blagoulets, n’avaient pas d’épaules. Leurs bras s’enracinaient dans le haut de leur torse à la façon des pattes de crocodiles. En outre, la maladie dont ils étaient frappés avait creusé la chair de leurs faces en des endroits si bien choisis qu’elle les restituait à leur vérité première.
Car, semblable à la sécheresse qui révèle d’un paysage la configuration cachée, la maladie débroussaille et montre la terre nue du visage. Bientôt apparaît l’inavouable, ce qu’on a tout au long de sa vie dissimulé. La vérité des blagoulets, cette vérité fiévreuse que recouvrait leur rictus de sévérité était leur nature d’enfant perdu, leur crainte devant la vie, en un mot : leur inachèvement. Des fruits verts, des baies d’amertume : voilà ce qu’étaient les blagoulets et tous ceux qui appartenaient à leur bureaucratique, froide et cruelle espèce. N’eût été la présence de Blanc-Pétral, sans doute eussent-ils appelé leur mère au milieu de ces solitudes où tout la leur évoquait, jusqu’à cette sensation d’être enfermé, d’être enclos dans le ventre immense et chaleureux de la forêt.
La libellule s’était arrêtée au-dessus d’eux, faisant grésiller ses ailes dans l’air moite du sous-bois. En dépit de cette bourdonnante sonorité, les blagoulets ne levaient pas la tête. Prisonniers d’eux-mêmes, ils avançaient en tanguant légèrement, les mains serrées autour de leur mitraillette, s’agrippant à la crosse comme s’ils voyaient là un moyen d’assurer leur marche vacillante.
Parfois l’un d’eux se détachait du groupe et se précipitait dans les fourrés d’où il resurgissait quelques instants après en se reboutonnant, pâle et encore plus décharné qu’avant.
Blanc-Pétral fut le premier à les apercevoir. Comme il s’arrêtait et se retournait pour attendre les débris de la blagoulette, il vit l’énorme libellule et It’van, son cavalier, suspendus comme par un fil au-dessus des languissants marcheurs. Alors sur ce visage impassible se peignit une expression d’infinie surprise. Puis ses traits se durcirent et, d’une voix rauque, il lança un ordre aux blagoulets.
Ceux-ci, manifestement affolés, coururent d’abord en tous sens puis se rassemblèrent, dos contre dos, formant un carré grisâtre hérissé d’armes. Les premières rafales firent, au-dessus de la tête d’It’van, jaillir un tourbillon de feuilles déchiquetées. Mais il n’eut pas le loisir d’observer plus longtemps leur hargne apeurée et meurtrière : plongeant en avant, la libellule s’éloignait à une foudroyante vitesse. Le temps d’un battement de paupières, et derrière eux avait disparu la lente et bilieuse blagoulette.
Ils quittèrent l’autoroute à la fin de la matinée et s’engagèrent au-dessus du lit d’une rivière paisible, rivière aux larges flancs qui charriait des eaux boueuses et brunes, ponctuées par le vert éclatant des branchages à la dérive. Le feuillage ne la couvrait pas entièrement. Une tranchée de ciel apparaissait, crevasse de lumière qui déroulait sur le cours d’eau, entre deux immensités d’ombre, un tapis doré, piqué de paillettes étincelantes. La libellule – qui recherchait la fraîcheur – frôlait la rivière. Son abdomen entrait parfois en contact avec l’eau, la faisant jaillir autour d’elle en nappe d’écume, obligeant It’van à lever les pieds.
À un détour les premiers nains surgirent, dans une petite barque qui dérivait : des pêcheurs absorbés par leur tâche. Ils ne bougèrent même pas la tête quand l’énorme insecte les survola.
— Nous approchons, dit le marmouset avec sa voix du dedans.
Un ponton apparut sur la rive droite, embarcadère sur lequel la libellule se posa.
— Où est la ville ? demanda It’van.
Pour toute réponse, le docteur Khô-Khô qui examinait son costume, chassant d’une chiquenaude un grain de poussière sur sa manche, leva son menton barbu en direction des grands voiles de végétation. Au bout d’un instant, le jeune homme distingua, dans l’ombre confuse, de petites demeures qui évoquaient par leurs dimensions des maisons de poupée. Rien n’y bougeait : elles semblaient assoupies.
Ils s’avancèrent sur le chemin qui rapidement se mua en une sorte de petite rue centrale, bordée de petites villas de bois avec de minuscules terrasses de bambou et des toits de chaume. Dans les jardins, où croissaient bananiers et cocotiers, du linge séchait suspendu à des fils de fer. It’van aperçut, flottant aux brises, des pantalons d’homme plus petits que des mouchoirs et des culottes de femme qui eussent avec difficulté contenu son poing fermé.
La ville était déserte et – pourtant – ne paraissait pas abandonnée. Par les fenêtres ouvertes on voyait encore, sur les tables, les bols et les pots de confiture du petit déjeuner du matin.
— Mais où sont-ils donc ? demanda le docteur Khô-Khô.
Tout à coup il sursauta et d’un geste impérieux, imposa silence à son compagnon.
— Écoutez ! dit-il.
D’une bâtisse plus grande que les autres venait une rumeur de prière. Des centaines et des centaines de voix psalmodiaient.
— J’ai compris, dit le marmouset. C’est aujourd’hui le « ça bat ».
— Le ça bat ?
— Oui, une fois par semaine, les nains s’arrêtent de travailler et s’adonnent à la méditation. Je ne dis pas tous les nains, car il en est de profondément irréligieux, tel ce sacré Sapir dont le magasin est pour ainsi dire toujours ouvert. Tels ces pêcheurs aussi que nous avons rencontrés. Mais la plupart marquent ce repos hebdomadaire par des actions de grâce et des paroles d’adoration.
— Et pourquoi appelle-t-on cette journée-là le « ça bat » ?
— Eh bien, précisément parce que ça bat. Oui, leurs cœurs battent sur un rythme différent de celui des autres jours, ça bat, ça tâche de battre au diapason du grand cœur universel, celui du fœtus de lumière qui, recroquevillé au centre de la planète, attend sa naissance.
— Le fœtus de lumière ? Qu’est-ce que vous me chantez là, extravagant marmouset ?
— Ni plus ni moins que la vérité sur les croyances de ces… de ces grandes perches ! Ils pensent que la terre est un œuf pondu par un gigantesque oiseau cosmique. À l’intérieur, dans les profondeurs, le petit de l’oiseau attend. Son corps embrasé est le noyau même de notre monde, son centre incandescent. Le sol que nous foulons n’est que la mince coquille qui l’enferme. Mais un jour cette coquille se fendillera, se brisera et…
— Et cela fera une sacrée omelette ! hasarda It’van en l’interrompant.
— Peut-être ! Peut-être ! Il est bien possible que cela fasse une sacrée omelette ! En tout cas, l’immense oiseau prendra son vol et, si vous êtes bien préparé, si vous avez prié, médité et si vous avez assisté aux offices religieux du « ça bat », alors vous aurez le droit de vous suspendre à ses pattes et il vous conduira dans un monde idyllique.
— Les archipels ?
— Oui, un monde d’archipels. C’est-à-dire un monde supérieur, celui de l’outre-apparence et de la complète réalisation.
— Et comment appellent-ils cet oiseau ?
— Le « mais si ».
— Mais non ! dit It’van, ce n’est pas un nom d’oiseau, ça.
— Mais si !
— Mais non !
Le marmouset finit par hausser ses petites épaules et par se mettre en marche dans la direction du bâtiment d’où venaient les prières.
Il prit un air majestueux pour passer devant un grand bazar occupant tout un pâté de maisons. Sur le pas de la porte, un nain souriant, portant de petites lunettes cerclées d’acier, les observait d’un regard en coulisse. Quand il reconnut le docteur Khô-Khô – car il le reconnut – il se précipita aussitôt à l’intérieur. Un instant plus tard, divers mécanismes s’animaient dans la devanture : des automates frappaient sur des tambours, des dragons métalliques crachaient des gerbes d’étincelles, des ballons de baudruche volaient en tous sens et des enseignes lumineuses clignaient.
— Ce sacré Sapir ! s’écria le marmouset. Il s’imagine que… Hé, hé ! Il va bien être déçu !
Se sentant guetté à travers la vitrine, il fit voltiger, au gré de sa marche, la bourse suspendue à sa ceinture.
Ils ne tardèrent pas à arriver devant le temple mais durent attendre la fin de l’office. Par petits groupes sortirent les nains. Ils ne parurent pas étonnés en voyant It’van, Khô-Khô et – derrière ce couple étrange – la libellule aux mirettes resplendissantes qui déambulait de long en large et en se dandinant.
Il est vrai qu’ils étaient accoutumés à recevoir dans leurs forges, leurs entrepôts et leurs magasins les animaux les plus bizarres, les insectes les plus difformes, venus à Gnomeville pour y faire leurs emplettes. Le lion rugissant qui ne craignait rien tant que l’extinction de voix s’y fournissait en pilules pour la gorge. Sortant de l’eau, des crocodiles venaient acheter du dentifrice afin d’avoir un sourire encore plus redoutable. Des hérissons parcouraient ventre à terre des lieues de chemin pour rendre visite aux nains et se faire par eux aiguiser les pointes. On voyait même des bourdons chassés des ruches par les impitoyables abeilles s’offrir aux gnomes comme domestiques ou comme moyens de transport.
It’van examina avec intérêt ces petites créatures avec lesquelles il allait devoir négocier. Les nains avaient revêtu en l’honneur du « ça bat » de noirs costumes de cérémonie qui sentaient l’armoire de camphrier où ils étaient rangés pendant la semaine. Sous le petit bonnet rouge qui coiffait leur tête, les yeux étaient malicieux, le nez en chou-fleur et la barbe si abondante que certains en avaient accroché l’extrémité à leurs ceintures. Quoique ayant le visage en forme de poire, leurs femmes n’étaient point sans grâces, avec leur taille flexible, leurs hanches larges et des poitrines plus qu’imposantes dont la rotondité, la chair laiteuse apparaissant par l’entrebâillement du fichu, semblaient capter l’attention du marmouset.
Celui-ci était d’une taille bien inférieure à celle des nains et il n’était pas étonnant qu’il les considérât comme des grandes perches. Tandis que la pointe du bonnet du docteur Khô-Khô arrivait au genou d’It’van, celle des nains était à la hauteur de sa hanche : c’est dire l’expression de supériorité que trahissaient les regards des gnomes quand ils étaient posés sur le minuscule docteur – lequel, se haussant sur la pointe des pieds ou sautant en l’air, tentait, sans y parvenir, de donner le change.
Sans doute dut-il prendre conscience de l’inanité de ses efforts, car, cessant brusquement ses simagrées, il s’approcha d’It’van et lui encercla le mollet de son bras, voulant peut-être signifier par ce geste qu’il faisait corps avec l’homme-qui-rayonne, qu’il s’identifiait à lui et participait ainsi à sa démesure.
Les épouses des gnomes ne l’entendaient pas de cette oreille. Se ruant sur le marmouset, l’une d’elles, à la chevelure dénouée et au fichu légèrement dérangé, le souleva à bout de bras comme on le fait avec un enfant.
— Mais c’est ce merveilleux petit docteur ! s’écria-t-elle avec ravissement.
De toute évidence, Khô-Khô, lors de son précédent séjour, avait produit sur les naines l’impression la plus favorable, car toutes se hâtèrent d’entourer le marmouset, exhalant par leurs cris la joie qu’elles éprouvaient à le revoir. Honteux d’être vu par It’van dans cette posture qui était davantage celle d’un bébé que l’attitude du principal conseiller de la reine Blancheboudine, le petit médecin se mit à agiter les jambes comme un enfant rebelle. Pour ne point recevoir de coups de pied qui auraient pu lui faire mal, la naine serra contre elle le marmouset, l’emprisonnant dans ses bras, le contraignant à plonger la tête dans sa poitrine. Au bout d’un instant devint notoire le trouble du docteur.
Afin de ne pas augmenter encore la confusion de Khô-Khô, It’van se détourna pour considérer les nains attroupés devant lui. L’un d’eux, se détachant du groupe, s’approcha et, la main sur le cœur :
— Ça bat ? demanda-t-il.
— Ça bat, répondit le jeune homme.
— Ça battra ?
— Ça battra.
D’instinct, It’van avait donné les réponses adéquates à ces questions sacramentelles, aussi un murmure d’approbation se fit-il entendre dans la foule. Le nain qui l’avait interrogé et qui – à en juger par sa physionomie sévère et l’autorité naturelle émanant de lui – devait être un des chefs de la communauté se retourna, imposa d’un geste silence à ses compagnons, puis, se raclant la gorge, apparut décidé à poser à It’van une question supplémentaire.
— Qu’est-ce qui, tout en bas, est la présence du tout en haut ? demanda-t-il en rythmant ses phrases de son index levé. Qu’est-ce qui est le petit de l’oiseau enfermé dans la pierre ? Qu’est-ce qui s’accroît pour peu qu’on l’accepte et qu’on l’accueille ? Qu’est-ce qui veut retourner à sa source en passant à travers nous ? Qu’est-ce qui est l’intermédiaire entre les mondes ?
— C’est l’embryon de lumière, proclama It’van. C’est l’oiseau de feu précipité jadis du plus haut vers le plus bas et qui, cloué au fond de l’abîme, c’est-à-dire au fond de nous-même, attend que l’on descende dans les enfers pour le libérer. C’est le Dieu personnel intérieur, c’est le guide caché dont on ne peut évaluer l’âge, car il est très jeune et très ancien, à la fois germe, semence informe et vieux sage. Sa voix retentit dans les songes mais il peut aussi s’exprimer à travers le monde réel qui nous entoure, le peuplant de signes qui nous dirigent sur la voie.
Se taisant soudain, It’van se croisa les bras et s’absorba en lui-même. Depuis qu’il avait pénétré dans la termitière, sa croyance dans le conseiller divin n’avait fait que se développer. Le plus étrange, se dit-il, était que cet être mystérieux qui prenait si souvent la parole à la tribune du Haut-Conseil de l’âme (au point que tous les rêves qu’il pouvait faire désormais étaient la création et le discours du guide sacré) fût également cette énergie ailée, cette Force en mouvement qui tâchait à travers nous de se hisser au palier supérieur : à la fois donneur d’avis et puissante monture, tel il apparaissait au jeune homme.
— Mais parfaitement ! s’écria le nain après être resté un instant muet de surprise. Parfaitement ! C’est exactement cela. Qu’en pensez-vous ? ajouta-t-il en se tournant vers ses compagnons.
— C’est exactement cela ! clamèrent ceux-ci d’une voix caverneuse.
— Avez-vous encore d’autres questions ? demanda It’van.
Un nain plus petit que les autres sortit bravement du groupe.
— Êtes-vous venu pour nous apporter des capitaux ? risqua-t-il en se tortillant.
Des capitaux ? non, il n’avait pas de capitaux, déclara It’van qui se ravisa en voyant les visages s’assombrir :
— Pas de capitaux, mais une affaire à vous proposer, et des plus intéressantes !
Mandaté par Blancheboudine, la souveraine des profondeurs, il était en mesure de faire aux nains des propositions réjouissantes. En quelques mots, il leur expliqua les termes de l’échange.
L’affaire leur parut si intéressante qu’ils prièrent le jeune homme de les accompagner à la mairie afin d’en débattre plus confortablement. Comme il s’éloignait avec eux, le marmouset fit entendre de grands cris. It’van se retourna.
Suspendu au cou des naines qui se le passaient à tour de rôle, la tête roulant sur leurs corsages rebondis, le docteur Khô-Khô trouva néanmoins la force de lui adresser un ultime conseil :
— Soyez ferme avec eux ! criait-il. Ne vous faites pas avoir ! Restez iné-bran-lable. Vous m’entendez ? Iné-bran-lable !
Une fois qu’il fut dans la mairie, les nains le prièrent d’entrer dans la grande salle des débats. Une grande salle ? Pour It’van elle était si petite que, debout, il ne pouvait se tenir que courbé. En outre – deuxième infortune – il n’y avait nul endroit où il pût s’asseoir : point de siège suffisamment vaste pour lui, alors que ses interlocuteurs se prélassaient dans des fauteuils de rotin.
Il comprit que les nains l’avaient amené ici afin d’entamer sa force de résistance, de le contraindre à signer rapidement – et aux conditions fixées par eux – le contrat que le secrétaire de mairie était déjà en train de rédiger. Alors, écartant sans vergogne le minuscule mobilier, jetant au loin chaises, fauteuils et commodes, il prit place à même le sol, s’asseyant en tailleur et poussant des soupirs de bien-être.
— Ah ! comme c’est confortable ici ! s’écria-t-il à la barbe des nains stupéfaits.
Puis, arrachant le contrat des mains de l’interloqué secrétaire de mairie, il entreprit immédiatement la négociation.
Celle-ci fut rude – longue et rude. It’van offrait un travailleur pour deux protège-pédoncules en orichalque, proposition que les gnomes rejetaient avec un tel tremblement que c’était comme si on leur avait demandé de se couper une jambe. Non, non, non ! Que se taise le plénipotentiaire de la monarchie souterraine ! Qu’il cesse de proférer de telles… horreurs ! Le maire, Son Excellence Toupir, allait lui faire une proposition des plus raisonnables.
Alors, frappant dans ses mains, se levait « Son Excellence Toupir » : c’était le nain qui, tout à l’heure, lui avait demandé « si ça battait ». Parlant posément, il soumit à l’attention du négociateur une offre qu’il fallait, selon lui, considérer comme la dernière qu’il fût en mesure de lui faire : quarante travailleurs pour un anneau.
It’van fit aussitôt mine de quitter la salle, mettant un point final à une négociation qui semblait n’avoir qu’un seul objet : humilier le plénipotentiaire et à travers lui « la grande mère des profondeurs ».
De petites mains le retinrent par la tunique. Des chiffres fusèrent : trente-neuf, trente-sept… « trente et un », osa dire Son Excellence Toupir. Finalement, de dernière proposition en offre ultime et définitive, on arriva à celle-ci à laquelle se cramponnèrent les gnomes : « sept travailleurs pour un anneau ».
Or It’van, au cours de sa dernière entrevue avec Blancheboudine, lui avait promis qu’il réussirait à obtenir la parité : un ouvrier pour un anneau. Comment faire pour décider les nains à baisser encore le prix du protège-pétiole ? Il y avait certainement un moyen de tourner l’obstinée résistance de ces marchands.
Le jeune homme se mit à parler de l’orichalque. Était-il vrai que ce métal aux sombres reflets constituât le squelette mystérieux de la terre ? C’était parfaitement exact, répondirent les nains ; et quiconque s’en revêtirait participerait lui-même à l’armature mystérieuse du monde.
— Mais je croyais que la terre était un œuf ! s’exclama It’van. Un œuf n’a pas de squelette !
Les gnomes éclatèrent de rire.
— Qui vous a dit cela ? s’informa Son Excellence.
Pourquoi le cacher ? C’était le docteur Khô-Khô qui avait ainsi décrit la vision du monde professée par les nains. Ceux-ci firent à nouveau retentir leurs grands rires caverneux. Ainsi, cet être véritablement minuscule, ce tout petit-petit, ce marmouset microscopique se risquait à affirmer de telles absurdités !
— Il n’a rien compris ! déclara le maire. Notre vision du monde est bien différente.
Il expliqua patiemment à It’van que ce n’était pas la terre qui était un œuf, mais l’être humain lui-même. C’était en lui, c’était dans les profondeurs de son esprit obscur que se trouvait le petit de l’oiseau, l’embryon de lumière. Pendant toute la durée de l’existence, l’embryon caché tentait de se développer afin que la mort, la destruction de sa coquille, fût l’instant de sa naissance véritable et qu’il pût – en battant l’air de ses ailes vigoureuses – gagner les mondes supérieurs. Pour assurer sa croissance il fallait non seulement lui donner une part de sa propre substance en cessant de la répandre stupidement à l’extérieur, mais en plus très exactement couver l’œuf par la chaleur du dedans, tendre petite flamme qui ne devrait jamais s’éteindre.
— Un feu régulier, dit It’van.
— Oui, doux et sans excès : la patience, la confiance et l’égalité d’humeur. C’est uniquement de cette façon que l’embryon peut croître avec harmonie.
— Vous le sentez vivre en vous ? s’enquit le jeune homme.
— Nous entendons le léger tambour de son cœur, dit Son Excellence Toupir en joignant ses petites mains dans une attitude de prière. Naturellement il faut prêter un peu d’attention, il faut méditer.
Il ferma les yeux, puis :
— Tenez, en ce moment, je l’écoute.
Suivant son exemple, tous les nains, y compris le secrétaire de mairie, eurent bientôt clos leurs paupières, s’absorbant en eux-mêmes. Bien qu’ils fussent tournés vers l’intérieur, leurs visages répandaient au-dehors ces douces lueurs de lampes aux fenêtres des soirées brumeuses.
— Ça bat ? demanda It’van d’une voix presque féminine.
— Ça bat, soupirèrent les nains extasiés.
— Ça battra ?
— Ça battra.
Alors, lançant d’un seul coup la proposition qu’il retenait sur ses lèvres :
— Un protège-pédoncule pour un travailleur, n’est-ce pas ? hasarda-t-il.
— Un seul ? s’étonna un nain d’une voix rêveuse. Non, deux, si vous voulez. Deux anneaux pour un travailleur.
— Je suggère de lui en donner trois, surenchérit un autre.
— Non : cinq ! dit Son Excellence. C’est un bon chiffre. Cinq anneaux contre un seul travailleur. Et en plus nous donnerions un étui à clapouton pour chaque guerrier. Et une armure d’orichalque pour l’homme qui brille. Secrétaire, rédigez immédiatement le contrat, je vais le signer au nom de la libre communauté des nains d’Iscambe. Et gloire à l’embryon brillant !
— Gloire à l’embryon brillant ! s’écrièrent les gnomes.
Quand ils se ressaisirent il était trop tard. Le contrat sous le bras, It’van courait dans la rue à la recherche du docteur Khô-Khô. Derrière lui, les nains le suivaient, s’étonnant et s’émerveillant. Chose étrange, ils n’éprouvaient nulle animosité à l’encontre du plénipotentiaire de Blancheboudine.
— Ah ! le madré ! s’exclamaient-ils avec admiration. Il nous a eus ! Oh ! Quel rusé renard ! Il est redoutable, n’est-il pas vrai ? Avez-vous vu comment il a endormi notre méfiance ?
It’van trouva le marmouset devant le temple et dans le plus surprenant équipage. D’une humeur massacrante, il tapait du pied sur le sol, à côté de la libellule qui ployait sous le poids d’une panoplie extravagante, paquets innombrables entassés et maladroitement arrimés sur le dos de l’insecte.
— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? hurla le jeune homme. Mais qu’avez-vous fait ? Et à quel usage comptez-vous employer ce… ce fatras ?
On y voyait un filet à papillons, des boîtes de cirage, un cor de chasse, une chaise percée, un paravent, trois énormes chapeaux de paille, un gouvernail pour chaloupe, des ballots de tissu d’ameublement, une paire de skis, une horloge, une bouteille contenant un voilier, une pelle à tarte et – pour couronner l’ensemble – luisant de toutes leurs poignées de cuivre, sentant le benjoin et le pain d’épice, produisant un bruit de canonnade quand on leur soufflait dessus, un bric, un brac et même un broc.
— C’est ce sacré Sapir, couina le marmouset avec des larmes dans la voix. J’étais allé chez lui pour le… pour le défier… pour lui montrer que j’étais capable de lui résister… mais il y avait cette femme… Et je n’avais d’yeux que pour elle… Soudain je suis devenu indifférent au reste… Et ce maudit marchand en a profité.
— Une femme ? Vous voulez dire une naine ?
— Non, non, une femme, une vraie femme appartenant à votre gigantesque espèce.
It’van haussa les épaules.
— Vous déraisonnez, petit Khô-Khô. Il n’y a pas de femme dans la forêt d’Iscambe.
— Mais puisque je vous le dis ! Elle est encore chez Sapir. Vous pouvez aller voir si vous voulez… Bagrou-Grouba ! Qu’est-ce qui m’est arrivé ? ajouta-t-il en regardant ses achats. Il faut dire que… qu’elle m’a fait perdre la tête.
Un instant plus tard, It’van entrait chez Sapir.
— Où est-elle ? demanda-t-il au marchand.
Celui-ci comprit et fit un geste dans la direction de l’arrière-boutique.
Le jeune homme s’élança. Ouvrant une porte, il s’engagea dans un étroit couloir, s’achevant par des escaliers qu’il grimpa en hâte. À l’étage il trouva une autre porte qu’il ouvrit, franchit un vestibule qui aboutissait à un toboggan sur lequel il se laissa glisser, atterrissant dans un long corridor qu’il parcourut à longues enjambées. À l’extrémité il n’y avait rien : une cloison de bois noir. Allait-il être contraint de retourner sur ses pas ? Levant les yeux, il aperçut une échelle dont le dernier barreau était à sa portée, à condition de sauter très haut. Il recula, prit son élan et bondit, réussissant à le saisir et opérant un rétablissement en s’aidant de la cloison.
En haut, il y avait une trappe qu’il souleva et où il se faufila. Il regarda autour de lui : il était dans un couloir plein de toiles d’araignée et où de grands sacs d’archives étaient entassés. Il le suivit jusqu’à une porte donnant sur un nouveau vestibule. Comme il s’y engageait, il commença à entendre des aboiements de chiens, aboiements furieux qui semblaient ceux de dogues affamés.
Au bout du vestibule il trouva une porte de fer qui s’entrebâillait difficilement, comme si les gonds en eussent été mal huilés. Elle donnait sur une grande salle qui devait être un atelier de pompes funèbres car on y voyait des établis, des outils de menuiserie et – empilés un peu partout – de petits cercueils d’enfants. Les aboiements y retentissaient, caverneux, ne diminuant que pour reprendre à nouveau, avec une intensité redoublée. Traversant la pièce à grands pas, il atteignit un escalier qui descendait vers une obscurité profonde, aboutit à une passerelle métallique qui semblait franchir un gouffre où de l’eau clapotait. Il heurta une nouvelle porte, la tira et se trouva dans un couloir que des verrières éclairaient.
Les aboiements y étaient si forts qu’It’van enfila dans ses oreilles les boulettes caoutchouteuses que le marmouset lui avait données le matin même, occultant aussitôt ces hurlements déchirants. À l’extrémité du couloir le petit étang vertical d’un miroir l’interpellait. Il s’en approcha. C’était une porte : il la poussa et eut la sensation de pénétrer dans son propre reflet. L’épouvante l’attendait de l’autre côté.
Sous ses pieds s’ouvrait une fosse de dix coudées de profondeur environ où une dizaine de molosses aux crocs dégoulinant de bave s’entre-dévoraient. Si surprenant était ce péril, si horrible la vision de ces monstres déchaînés qu’It’van ne prit pas garde à la porte qui, derrière lui, venait de se refermer. Quand il s’en avisa il était trop tard : elle ne comportait pas de poignée et il ne pouvait la rouvrir. Il était prisonnier, debout sur une corniche si étroite qu’il aurait pu à peine s’y asseoir. Il regarda devant lui.
À deux bonnes toises se trouvait une autre porte, mais – pour l’atteindre – il devait sauter au-dessus de la fosse, au risque de perdre pied et d’y tomber. Cessant de s’attaquer entre eux, les molosses s’étaient retournés contre lui. Leurs mâchoires claquaient à quelques pouces seulement en dessous de la corniche. Mais le danger allait croissant car – excités par l’odeur de l’homme et par une mutuelle émulation – les chiens sautaient sans cesse plus haut, gagnant pouce après pouce. Lorsque It’van vit la bave commencer à souiller son pied, il se résolut à sauter.
— Gloire à l’embryon brillant ! cria-t-il pour se donner du courage.
Prenant appui sur la cloison, il se jeta en avant. Une fraction de seconde il crut qu’il allait réussir. Ses pieds touchèrent la corniche opposée, ses mains s’agrippèrent à la porte salvatrice – mais son front heurta la poignée et il bascula en arrière. Il tomba au fond de la fosse mais rejaillit aussitôt. Ses doigts s’accrochèrent au rebord, ses sandales firent gémir la paroi de bois. Il parvint à poser un pied sur la corniche, souleva l’autre à l’instant où un molosse bondissait sur lui. Les dents du monstre se refermèrent sur son vêtement : le chien était suspendu à sa tunique qui se déchira. It’van eut tout juste le temps de sauver le contrat glissé sous sa ceinture de tissu : l’étoffe légère cédait, se partageait en deux, se déchiquetait.
À présent, debout sur le rebord, il était nu et regardait dans les profondeurs de la fosse, où la paille voltigeait, les chiens s’acharner sur son vêtement. Puis, ouvrant la porte, il se précipita.
Il y eut un nouveau couloir puis une galerie surélevée qui traversait un entrepôt regorgeant de biens manufacturés. Une dernière porte encore et il déboucha dans un merveilleux jardin où coulait une fontaine à trois bouches.
Dans le bassin circulaire un cygne flottait avec grâce et une jeune femme lui donnait à manger. Il ne pouvait voir son visage, car elle lui tournait le dos. Elle était vêtue d’une longue robe de soie rouge. Courbée vers le grand oiseau blanc, elle ressemblait à une… « une splendeur divine », murmura le jeune homme. Il prit soin d’enlever les petites boules de ses oreilles et l’appela. Elle fit volte-face. It’van poussa un cri de surprise.
C’était Anne, c’était la fille de Tanguy ! Elle vint à lui et posa sa tête sur son épaule. Puis, se redressant et le regardant :
— Où sont-ils ? demanda-t-elle.
— Qui ça, ils ?
— Eh bien, les laineux. Ils ne sont pas avec toi ?