XXIII
Évariste pénétra dans Paris en poussant devant lui la vieille philosophie et en tenant par la main l’enfance libérée. Les boulevards étaient ténébreux, humides et silencieux. Une végétation débridée harcelait les immeubles, disloquait les murs, faisant basculer des monceaux de blocs sur le pavé des rues. Nulle part le ciel n’était visible : le feuillage des arbres le cachait, formant une obscurcie verrière que les rayons du soleil ne franchissaient qu’en poudroyant. De cette toiture à peine agitée de souffles vagues, soupirs de la ville endormie, tombaient les lianes en torrents immobiles. En bas, dans une lumière de grenier où un trait d’or allumait parfois un brasier si vif qu’un battement de paupières ne suffisait pas à le saisir, en bas, sur un sol jonché de débris, c’était le domaine de la mousse. Elle étalait partout sa spongieuse moquette, grimpant à l’assaut des façades, s’introduisant dans les fenêtres noires, tapissant le tronc des arbres et se suspendant aux lianes, barrant ainsi les rues de grands voiles arachnéens que les laineux perçaient comme des membranes. De cet amas de végétation confuse émanait une odeur qui, jointe à celle des ruines surchauffées, composait un parfum épais et sucré de vieille herboristerie. Venant de l’intérieur même des immeubles, des cris étranges retentissaient qui semblaient de solitude et d’abandon.
— Ce sont des singes, suggéra Évariste.
— Non ! Des oiseaux ! Regarde ! dit le Fondeur.
Dans l’encadrement des fenêtres de hautes silhouettes blanches s’apercevaient qui battaient des ailes et dirigeaient vers les laineux la spatule jaune de leur bec. Les aventuriers spirituels franchirent une place au centre de laquelle un grand lion vert et immobile méditait. En le voyant, Évariste eut un mouvement d’effroi.
— Ne crains rien, fit dans son landau le vieil homme en souriant. C’est un lion de bronze et d’après ce que j’ai lu c’est…
Il déplia le plan de Paris qu’il avait tiré de sa poche, document qu’il s’était procuré à Marseille avec une carte routière.
— C’est le lion de Denfert-Rochereau. Oui, c’est bien cela. Il nous faut à présent aller tout droit, prendre cette avenue et descendre doucement vers la Sorbonne où je voudrais passer la nuit.
— La Sorbonne ?
— Oui, la Sorbonne. Dans l’ancienne civilisation c’était le temple de la culture.
Ils mirent longtemps pour y accéder. Jaillie du jardin du Luxembourg, une végétation sauvage et tourmentée avait envahi le boulevard Saint-Michel, buissons de bambous et arbres colossaux formant sur la chaussée de vivantes barricades qu’il fallait chaque fois prendre d’assaut. Le Fondeur avait quitté son landau, affirmant que la proximité du but lui donnait des ailes à présent. Il paraissait, en effet, avoir recouvré toute sa vigueur et transportait même dans ses bras le pauvre clapatte dont l’angoisse faisait peine à voir. Sur le corps du petit René c’était tout un parterre de fleurs noires qui avait surgi : elles poussaient même sur son ventre blanc et l’on eût dit du charbon sur de la neige. « Petit pâté ! disait-il d’une voix déchirante, petit pâté ! »
René avait peur et, à en juger par la direction de ses regards effarés, c’était le vieux jardin du Luxembourg qui l’épouvantait et l’attirait tout à la fois. Cet ancien parc avait, selon le Fondeur, « un aspect excessivement bizarre » et il était difficile d’expliquer pourquoi. En tout cas, il y avait à parier qu’en longeant le jardin on était proche de la vérité des clapattes. Pour sa part, il y pénétrerait volontiers pour élucider ce mystère « une bonne fois pour toutes » si des tâches plus urgentes et plus hautes ne requéraient la totalité de ses efforts et de ses préoccupations. Dès demain matin il voulait être à la Bibliothèque nationale et commencer à consulter toute une série d’ouvrages où il pensait pouvoir trouver « des indications définitives » sur l’accès aux archipels – affirmation qu’Évariste accueillit par un haussement d’épaules :
— Il faut d’abord atteindre l’archiperle, le trésor caché qui rayonne au fond du noiroir, avant de mériter les archipels. Il faut voir l’essence avant de voir le super !
Cette réflexion irrita le Fondeur qui se plaignit de ne pouvoir dire un mot sans que son disciple affirmât le contraire, attitude d’opposition systématique dont souffraient grandement leurs relations, au point qu’il songeait à présent à garder le silence. De fait, le vieux laineux demeura obstinément muet jusqu’à la Sorbonne. Quand – une fois réfugié à l’intérieur – il condescendit à parler à Évariste, ce fut d’une voix sèche et pour lui donner des ordres précis concernant leur installation.
— Va couper du bois ! – ou bien : Va me chercher de l’eau pour la cuisson du riz !
Les laineux avaient éprouvé les pires difficultés pour découvrir, dans les profondeurs de la Sorbonne, un bivouac convenable. L’ancienne université de Paris était à ce point dévorée par la jungle que son sol n’était plus qu’un chaos de racines et de hautes herbes où de grands serpents cherchaient leur pitance. Dans la cour d’honneur où d’immenses banians croissaient, un troupeau de biches était à la pâture, qui s’égailla dans les couloirs quand les laineux surgirent. Un peu plus bas, les vieilles mosaïques semblaient avoir été défoncées par la griffe d’un monstre, plaie béante où une eau furieuse affluait – résurgence d’une rivière souterraine plutôt que source. On aurait dit que, si longtemps et si obstinément refoulée, elle jaillissait avec une force redoublée, ruinant peu à peu les bâtiments autour d’elle. C’était ce torrent jadis réprimé qui rongeait à présent la vieille Sorbonne, attaquant directement la pierre, la lézardant, l’infestant de son humidité et attirant sur ses berges une végétation si vigoureuse que les murs ébranlés s’affaissaient les uns après les autres.
Les laineux finirent pourtant par installer leur campement dans le grand amphithéâtre. De l’herbe à éléphant poussait sur les gradins et une furie de lianes tombait du dôme à demi effondré, mais il leur suffisait de tirer les portes pour être à l’abri des grands fauves qui patrouillaient alentour et allaient boire à la rivière. Le Fondeur s’en fut étaler son matelas de paille à même la tribune professorale, lieu qu’il jugeait sans doute le plus approprié. Souffrant de ne pouvoir parler à Évariste, il adressa, selon ses propres termes, « un discours aux fantômes », à la foule des étudiants qui s’étaient succédé ici, en ce lieu vénérable.
— Vous vous êtes trompés ! lança-t-il à ces ombres silencieuses dont nulle interruption n’était à craindre. Qu’êtes-vous venus faire ici, au lieu de vivre ? Il n’est point de meilleure université que la vie elle-même ! Et l’homme intérieur qui gémissait en vous sous l’étouffant couvercle ne demandait qu’à vivre et dans cette vie trouver la voie. Pour s’épanouir il demandait la connaissance – et vous lui avez donné le savoir. Il cherchait l’initiation, il eut l’enseignement. Il était affamé de sens, il reçut l’absurde. Et pour l’achever, comme il réclamait le divin, vous l’avez jeté au Branleur de Poux !…
Fatigué de cette péroraison dont il prévoyait toutes les périodes, Évariste tourna le dos à son maître et s’en fut à la recherche du clapatte. Celui-ci, quelques instants plus tôt, s’était faufilé au-dehors et sans même leur adresser un adieu de la main, comme il avait coutume de le faire, avait disparu. Franchissant le jardin touffu où mille rampements étaient perceptibles, le jeune homme gagna le boulevard Saint-Michel plongé dans la pénombre en dépit du soleil dévorant de la mi-journée. Une horde de singes fit, en dérangeant le feuillage, pleuvoir la lumière en ces profondeurs, avivant une antique vitrine et couronnant un kiosque d’un halo éphémère.
Évariste trouva le clapatte un peu plus haut. Debout devant le jardin du Luxembourg, il paraissait hésiter et se tordait les mains.
— Tu veux y pénétrer ? demanda le jeune laineux. Tout de suite ? Petit pâté ?
— Petit pâté, dit gravement René.
— Tu as raison, approuva son libérateur. C’est en allant vers ce qui te terrifie que tu peux trouver ton salut.
Le clapatte était épouvanté. Il tremblait et son corps nu était entièrement habillé de fleurs noires : seul son visage était épargné par cette sombre floraison, visage blanc et comme plâtré d’angoisse. Évariste regarda ce qui tourmentait à ce point son compagnon, ce jardin du Luxembourg dont la luxuriance dépassait en vigueur celle des recoins les plus sauvages de la forêt d’Iscambe. Il était comme le centre des Ténèbres, le principal réservoir de la nuit obscure et comme le point irrité du noiroir.
Soudain Évariste sut pourquoi il émanait de ce lieu quelque chose d’indéfinissable. Le jardin du Luxembourg était à la vérité la « mère » de la forêt d’Iscambe, dans le sens où l’on parle de la mère d’un vinaigre. Il avait débordé hors de ses vieilles grilles pour former cette jungle infinie. Il était la matrice de cette sylve qui effrayait les humains au point que la plupart préféraient lui tourner le dos et tenter de vivre comme si elle n’existait pas. Mais, de même que la forêt préservait en son sein l’ancienne autoroute, de même le parc avait dissimulé une secrète allée d’accès.
Entraînant le clapatte avec lui, Évariste fit le tour de cette masse de végétation tourbillonnante et déchaînée, véritable forteresse dont il finit par découvrir l’entrée : un sentier assez large au sol boueux et piétiné. Une chaude humidité baignait ces lieux, vapeur qui semblait sourdre des grands arbres eux-mêmes – comme s’ils eussent été formés d’une chair vivante et qui fumait. Chose étrange, l’une après l’autre se flétrissaient les fleurs noires sur le corps de René : on eût dit qu’en suivant le conseil de son libérateur et en marchant vers la source même de son effroi il se rassérénait.
Sur la boue du chemin apparaissaient des traces qu’il valait mieux ne pas étudier trop attentivement sinon auraient pu être distinguées des empreintes de pieds gigantesques. Il était préférable aussi de se boucher les oreilles pour ne point entendre les plaintes et les sanglots venant du centre du jardin, comme s’il eût été le cœur criard et tourmenté de la jungle d’Iscambe. Que ces sanglots s’apaisent, que se mue en joie cette tristesse désolée, et peut-être que – au lieu d’être celui du chaos – la forêt deviendrait le séjour de l’harmonie et de la chaude plénitude.
« Un simple retournement, une pichenette, une trappe qu’on bascule, songeait Évariste. Et au noiroir succède la lumière, à l’accablement la légèreté de l’être accompli ! »
Ils étaient arrivés à des escaliers de pierre qu’ils descendirent. Le clapatte précédait le jeune laineux, bondissant en avant, comme animé d’une croissante impatience. Le décor changea du tout au tout. L’allée qu’ils venaient de parcourir aboutissait à un grand espace circulaire qu’un arbre unique, planté en son centre, ombrageait entièrement. L’emplissait une clarté glauque : elle donna à Évariste la sensation d’être à l’intérieur d’un immense grain de raisin. Les rayons du soleil n’y pénétraient qu’en écume douce. Ils étaient réduits en poudre par les frondaisons de cet arbre géant, feuillage qui, par ses mèches, ses boucles et ses torsades, évoquait une immense chevelure blonde où jouait la lumière. Un parfum de fourrure, de soirée enchantée, une vivante odeur de souvenir se déployait en cette dernière tonnelle, chambre close au fond de la mémoire, où les secrets attendaient leur suprême dévoilement…
Emboîtant le pas au clapatte, Évariste s’approcha de l’arbre parfumé qui croissait au centre d’un bassin vide. Alors, si prémuni qu’il fût contre toutes les monstruosités dont regorgeait la jungle d’Iscambe, il ne put s’empêcher de pousser un cri d’effroi devant le visage blanc et douloureux inclus dans le tronc lui-même et qui apparaissait dans l’entrebâillement du feuillage. Un visage, un beau visage de femme aux yeux clos, d’où les larmes coulaient, dévalant sur le menton aux formes délicates, ruisselant sur le cou long et pur de jeune fille pensive et qui rêve aux fenêtres, humectant une poitrine vigoureuse où les seins semblaient la source de cette lumière étrange qui baignait les environs – et se perdant sur l’écorce rude et noire qui enserrait en fourreau le reste du corps. En dépit de ses gigantesques dimensions, cette souffrante créature enracinée dans la terre n’en apparaissait pas moins comme fragile et pathétique, appelant à l’aide contre le bourreau qui la tourmentait. Mais quel bourreau ?
Évariste, regardant autour de lui, aperçut derrière l’arbre-femme ce qui lui sembla être des instruments de torture : un carcan de taille réduite, un billot, des marteaux et – éparpillés sur le sol – des clous pareils à ceux qu’il arrachait de la bouche des clapattes. Alors, comme il se dirigeait vers ces objets pour mieux en comprendre l’usage, il vit et il entendit d’où venaient plaintes et sanglots qui l’avaient tout à l’heure inquiété. De deux fosses creusées dans le sol et recouvertes de lourdes grilles en fonte, de petites mains jaillissaient – tiges qui s’agitaient au souffle d’une souffrance commune. Il s’en approcha.
Dans la première, de jeunes clapattes étaient enfermés, qui dardaient vers lui des langues que nul clou n’avait immobilisées, pauvres petites créatures aux cheveux blonds, aux yeux rougis par les pleurs et qui suppliaient désespérément qu’on les délivrât. En se penchant pour observer le contenu de la seconde fosse, il exhala un cri d’étonnement : une dizaine de petites filles dodues tendaient leurs bras vers lui en poussant de grandes clameurs. Ainsi les clapattes avaient des sœurs ! Mais pourquoi ne les voyait-on jamais dans la forêt ? Où demeuraient-elles tandis que leurs frères, hantant bosquets et vallons, désolaient la jungle de leurs plaintes renouvelées ? Se pouvait-il que… qu’elles fussent mises à mort ? Par le Dieu Total, il fallait les délivrer !
Se saisissant d’un barreau, il tenta de soulever la grille, mais, soit qu’elle fût trop lourde pour lui, soit même qu’elle fût scellée à la pierre, il n’y parvint pas.
Il s’acharna longtemps et sans autre résultat que celui de susciter chez les prisonnières un espoir criard dont il était tout étourdi. De guerre lasse, il appela René, mais n’obtint aucune réponse. Lentement, il fit le tour de l’arbre à la recherche de son compagnon, mais ne le vit nulle part.
Alors, comme il désespérait de le retrouver, s’apprêtant à rejoindre son maître pour lui faire le récit de ses découvertes, il entendit, venant des hautes branches, la voix caractéristique – et qu’il eût reconnue entre mille – du clapatte libéré. Levant la tête, il l’aperçut, juché sur l’oreille de l’arbre-femme. Celle-ci, qui ne pleurait plus, avait ouvert les yeux, des yeux couleur d’émeraude et lumineux, véritables lampes qui éclairaient son visage, en adoucissant les contours, l’enveloppant d’une buée vaporeuse, bruine de tendresse qui flottait autour d’elle. Quant au clapatte, il était aux anges. Il avait posé sa tête contre la tempe de la femme enracinée et se tenait d’une main à un cil tandis que l’autre s’accrochait au repli de l’oreille.
— Petit pâté ! murmurait-il d’une voix rauque et toute tremblante d’amour. Petit pâté !
Devant ce spectacle, Évariste n’éprouva plus de doute : cet arbre était la mère de René, comme elle était la mère de tous les clapattes de la forêt d’Iscambe – et comme elle était la mère, peut-être, de la forêt elle-même. Mais parlait-elle ? Pouvait-elle s’exprimer par des cris modulés, semblables à ceux de ses enfants et qu’Évariste commençait à comprendre ?
— Qui enferme vos fils et vos filles ? demanda le jeune laineux. Et qui leur cloue la langue ? Pouvez-vous me répondre ?
Les lèvres roses s’agitèrent, mais nul son n’en sortit : la mère des clapattes était muette. N’avait-elle pas pourtant un langage, son langage ?
— Parlez-vous ? insista Évariste. Êtes-vous en état de vous faire entendre ?
En guise de réponse, l’arbre-mère leva les yeux au ciel, sans doute pour marquer par ce pitoyable regard l’impossibilité où elle se trouvait de communiquer avec autrui, ou bien pour… Oui, c’était cela ! Ses yeux levés vers les branches supérieures indiquaient au jeune homme la source du seul langage qu’elle fût capable de parler : celui du feuillage doucement agité et qui, dissociant la lumière, écrivait sur le sol les hiéroglyphes de l’ombre. C’est ainsi que s’exprimait la mère enracinée au centre des forêts profondes : langage de charmille ou paroles de clairière, ses mots d’or et de ténèbres mêlés glissaient sur le cahier ouvert du sous-bois, soulignés parfois d’un vif éclat de pierrerie ou drapés de noir par les émotions caverneuses. Plantée au milieu de l’âme obscure, elle était la grande montreuse d’ombres sur le sol de la vie : c’était elle – et nulle autre ! – qui tantôt donnait au monde ses couleurs les plus riantes et tantôt l’assombrissait. Angoisse et joie, abîmes et hauteurs lumineuses : non point effets du hasard, malchance ou destinée, mais langage de la grande mère divine en nous-même enclose et qui, captant le jour de ses hautes ramures, le distribuait sur le chemin en longs frissons de futaie !
« Un immense feuillage flotte et bouge au-dessus de nous, songeait Évariste. Toute vie est un sous-bois où ombre et lumière composent d’incessants messages qu’il nous faut déchiffrer, sous peine d’être mort longtemps avant de mourir. Par exemple, que signifie celui-ci ? »
Paisibles jusqu’à présent, les frondaisons de la mère des clapattes s’étaient soudain mises à s’agiter, s’ouvrant aux coups de hache du soleil pour se refermer avec rapidité et s’écarter ailleurs, provoquant sur le sol une mêlée violente et confuse des armées noires et jaunes.
« Que veut-elle dire ? Ne pourrait-elle parler plus clairement ? Ah ! je commence à comprendre. Elle nous demande de partir. Et au plus vite ! »
Évariste regarda autour de lui. Pourquoi cette urgence ? Y avait-il un danger quelque part ? Alors, observant le petit René juché sur l’oreille de sa mère, il comprit qu’il y avait en effet un péril imminent : les fleurs roses de la tendresse filiale s’étaient fanées sur sa poitrine et de lourdes fleurs noires leur avaient succédé qui ressemblaient à ces champignons nommés « trompettes-de-la-mort ». Le clapatte, posant un pied sur la lèvre de la femme arborescente, puis se suspendant à son menton, se laissa tomber entre les seins gonflés, atterrit au sol et courut vers lui avec, sur le visage, une soudaine expression d’épouvante. Évariste le saisit par les épaules et le secoua.
— Mais qu’y a-t-il ? Qui nous menace ?
René se retourna et indiqua les profondeurs noires et comme vitreuses du jardin.
— Petit pâté ! Petit pâté ! cria-t-il d’une voix précipitée.
S’immobilisant et imposant silence à son compagnon, le jeune laineux prêta l’oreille. Derrière les plaintes affolées du feuillage, il distinguait en effet une lointaine rumeur, semblable à celle d’un orage qui approche sur les routes retentissantes du ciel. Puis la rumeur se changea en une vibration sourde dont le sol palpitait, battement qui évoquait celui d’un pachyderme en pleine charge. Le bruit s’accrut encore, qu’accompagnaient des clameurs poussées d’une voix furieuse. Bientôt devint évident que quelque chose allait surgir là, hors de l’étoffe mouvante du feuillage.
Prenant le clapatte par la main, Évariste se rua vers l’allée qu’ils avaient, tout à l’heure, empruntée pour venir jusqu’ici. Il s’y engouffra avec une telle rapidité qu’il ne vit point la racine qui barrait le chemin. Son pied la heurta et il boula au sol. Il se releva en secouant la tête. Puis, semblant tomber des nues :
— Mais je fuis ! s’écria-t-il. Comment est-ce possible ! Moi qui vainquis des fourmis géantes en combat singulier, je fuis ! Et devant quoi ? Je vous le demande. Devant un danger dont j’ignore même la nature. Oh ! dieu Antar, j’ai honte. Pardonne cette couardise à ton principal prophète ! Je te promets que jamais plus tu ne me verras montrer mon dos de fuyard à un ennemi quelconque !
Faisant signe à René, qui tapait du pied d’impatience, de l’attendre ici même, il rebroussa chemin jusqu’à l’entrée de l’allée. Il n’y resta pas longtemps : un instant plus tard le clapatte le vit accourir, les traits déformés par la peur. Ils se hâtèrent jusqu’à la sortie du jardin puis, une fois qu’ils eurent atteint le boulevard Saint-Michel, Évariste reprit une allure plus normale et plus conforme à la haute idée qu’il se faisait de lui-même.
À la Sorbonne, quand il eut rejoint le Fondeur et qu’il lui eut fait en des termes enthousiastes le récit de ses découvertes, il fut pris d’une étrange colère lorsque son maître lui demanda ce qui l’avait à ce point terrifié que son beau visage d’enfant divin était tout tiraillé de tics.
— Je n’ai pas été terrifié ! corrigea-t-il. Surpris, oui, étonné peut-être, intimidé, à la rigueur, mais non pas apeuré !
D’ailleurs, poursuivit-il, il était impossible de ne pas éprouver une certaine crainte devant quelque chose d’aussi bestial. Que le Fondeur s’imagine cet être jaillissant de la végétation en brisant toutes les branches autour de lui. Un homme, oui, car c’en était un – mais un homme si grand qu’il était de la taille des immeubles en ruine qui bordent le boulevard. Un homme si grand et vigoureux qu’il devait être un de ces géants dont la race, dit-on, peuplait autrefois la terre.
Le vieux laineux manifesta par un sourire d’ironie les doutes que suscitaient en lui de telles affirmations. Oui, Évariste, tu exagères ! Et le très scrupuleux rédacteur de cette chronique chevaleresque se doit ici d’intervenir pour rétablir la vérité. L’ogre – ou pour mieux dire le Hort, car tel est son nom – était loin d’avoir les dimensions que le moinillon lui attribuait. Après la très sérieuse enquête à laquelle je me suis livré avant que d’entreprendre ce petit opuscule, je suis en mesure de révéler la taille exacte du Hort : trois mètres et quarante-huit centimètres. Cela est considérable en effet mais très éloigné des assertions extravagantes du jeune quêteur d’Esper. Aussi bien je soupçonne Évariste de multiplier par dix les dimensions du Hort à seule fin de justifier sa lâcheté et son manquement à la promesse sacrée faite au dieu Antar. Mais, pour le reste, sa description du bourreau de l’arbre-mère est véridique – et c’est pourquoi, me retirant sur la pointe des pieds, je lui rends la parole.
— Figurez-vous une tête impressionnante, disait-il à son maître. Des mâchoires lourdes aux maxillaires apparents, des lèvres minces. Un crâne étroit et aux cheveux en brosse, objet à l’évidence d’un soin particulier. De petits yeux de sanglier qui apparaissaient, agiles et furtifs, derrière les verres cerclés d’or d’une paire de lunettes. Un corps revêtu d’un costume sombre et strict. Une sacoche de cuir sous le bras, contenant sans doute des papiers importants car il la serrait contre lui. Dans l’ensemble quelqu’un de propret, un homme à situation, comme on dit, un homme à principes et qui présentait bien. Mais aussi – mais surtout – derrière cette enveloppe impeccable, de l’autre côté de cette image qu’il voulait donner aux autres, une sauvagerie sans bornes, une corruption intérieure que trahissaient ses regards et ses cris et dont la mère des clapattes devait être la victime !
Se taisant, Évariste s’absorba dans ses pensées, puis apostrophant le Fondeur :
— Croyez-vous qu’il soit le père de René et de toutes ces pauvres créatures que je restitue au bonheur de vivre et à la parole ? demanda-t-il.
— Je l’ignore, mais c’est possible.
— Est-il celui qui leur cloue la langue ?
— Je ne sais pas, mais il se peut.
Exaspéré par ces réponses dilatoires, Évariste éclata.
— Par la déesse Castrai ! s’écria-t-il. Je vous ai connu plus disert. Après ce récit stupéfiant, je m’attendais à une violente décharge philosophique. Or que me servez-vous ? Des « il se peut », des « c’est possible ». Fondeur, où sont les hautes réflexions que vous inspirent mes étranges découvertes ?
— Ho, ho ! dit le vieux laineux.
— Voyons ! Parlez où je vous envoie au Branleur de Poux !
— Ha, ha !
En dépit de son insistance, Évariste ne put ce soir-là tirer autre chose de son maître que ces interjections moqueuses dont le sens était clair. « Certes, j’en sais beaucoup plus que toi, voulaient-elles dire. Mais, comme à présent tu tournes en dérision mes idées de grand format, je préfère garder le silence. » En réalité, le vieil homme ne savait que penser des « trouvailles » de son disciple. Toujours prompt à voir dans les phénomènes extérieurs de purs événements de l’âme et à expliquer l’en dehors par l’en dedans, il ignorait à quoi pouvait correspondre dans l’être intérieur cet arbre-mère, son bourreau et même les clapattes gémissants.
Il n’était pas venu à Paris pour cela – et il le fit clairement comprendre à Évariste quand, le lendemain matin, celui-ci voulut retourner au jardin du Luxembourg afin d’en ramener des informations décisives « dont la déesse Shelle pût s’emparer pour découvrir la signification cachée de toute cette histoire ». « Il n’en est pas question ! » proclama le Fondeur d’un ton raide. Il fallait à présent aller droit à l’essentiel, c’est-à-dire à la Bibliothèque nationale, conservatoire de l’ancienne connaissance et but véritable de leur long pèlerinage. Une fois qu’ils auraient installé leur campement et que le vieil homme, retroussant ses manches, se serait attelé à la besogne, eh bien ! Évariste pourrait naturellement vaquer où bon lui semblerait.
Traînant avec eux les deux choupins, devenus étrangement placides et confiants, accompagnés par le clapatte qui ne cessait de jeter des regards derrière lui, les laineux descendirent ce matin-là le boulevard Saint-Michel.
— Nous n’allons pas tarder à voir le fleuve, dit le Fondeur après avoir consulté le plan de Paris. Que le dieu Antar nous aide à trouver un pont !
Était-ce un effet de la proximité de la Seine ? La végétation était de plus en plus sauvage. Des mangroves avaient dévoré le sol et il ne restait plus rien de l’asphalte. S’ils n’avaient continué à distinguer à travers le feuillage la muraille ocre et humide des grands bâtiments à demi effondrés, sans doute, au milieu de ce déploiement de gobeuses dentelées, de fougères arborescentes, d’arbres à cannes et de tremblières, auraient-ils perdu leur chemin. Si difficile était leur progression au sein de cet abîme vert, si anémiante la chaleur qui semblait agglutiner toutes choses vivantes en grumeaux et en liasses qu’après une heure d’efforts ils furent contraints de faire halte au coin du boulevard Saint-Germain. Soufflant bruyamment, le Fondeur avoua son inquiétude :
— Comment allons-nous faire pour traverser ce chaos ? Avec les choupins, nous n’y arriverons jamais. Au surplus, j’ignore complètement si les ponts qui franchissent la Seine sont encore intacts.
Évariste se proposa pour cette mission de reconnaissance. Tout seul, il se faisait fort d’atteindre le fleuve et d’en vérifier les passages et les gués. Tout seul ? Non, car le clapatte se montra désireux de l’accompagner – et bien lui en prit ! Au bout d’une centaine de mètres le jeune laineux, totalement désorienté, dut s’en remettre au petit René. Celui-ci, indiquant les arbres du doigt, lui fit comprendre qu’il fallait s’y jucher. Lorsqu’il l’eut fait, il ne resta plus à Évariste qu’à imiter la course bondissante de son compagnon qui, de branche en branche, progressait avec rapidité dans la bonne direction. Bientôt il aperçut devant lui de violentes lueurs d’incendie au fond du sous-bois, tandis qu’au pied des troncs une eau molle et verdâtre clapotait. S’avançant encore, se jetant d’arbre en arbre d’une détente des jarrets que lui eût enviée un écureuil, il atteignit enfin la rive forestière et les milliers de nefs éblouies que la Seine semblait entraîner avec elle.
Le soleil tombait sur les eaux lourdes et dérivantes. On eût dit que – mécontent de ne pouvoir palper de ses mains d’or le sol de Paris – il rassemblait et concentrait ici toute sa puissance, créant un fleuve de feu entre les quais de la nuit. Rampant sur la branche ultime et surplombant l’eau en liesse, Évariste regarda autour de lui. Tous les ponts qu’il pouvait apercevoir de son poste de guet étaient rompus et écroulés. « À cause du Briseur de Passage », soupira-t-il. Le pire était qu’à en juger par l’aspect des eaux le fleuve devait être si profond qu’il fallait renoncer à l’idée d’y découvrir un gué. Il resta quelques instants à savourer la grande coulée de fraîcheur qui rendait délicieuse la sueur sur son visage, puis il rebroussa chemin en hélant le clapatte.
Le Fondeur se montra dépité par la nouvelle que lui annonçait son disciple. Bien sûr – et le plan de Paris l’indiquait clairement – il existait d’autres ponts, mais il était à craindre qu’ils fussent tous dans le même état. De toute manière, comme il n’y avait rien d’autre à faire qu’à explorer les berges de la Seine, autant se mettre en marche immédiatement. Il avait envisagé un autre itinéraire que celui du boulevard Saint-Michel et il fallait prier Antar qu’il fût le bon. Précédant le clapatte qui semblait ne quitter qu’avec regret ces parages, les laineux s’engouffrèrent dans le boulevard Saint-Germain. Celui-ci se révéla beaucoup plus facile d’accès : une végétation modérée que trouaient des passages d’éléphants leur permit de progresser avec rapidité. Par la rue Bonaparte ils atteignirent la Seine où un miracle les attendait : le pont du Louvre était intact. S’agenouillant devant lui, ils rendirent grâce à Antar, divinité du lien et de l’échange, huissier sacré qui ouvre les portes et libère les seuils, grand maître des gués et des ponts.
Une heure après ils étaient à la Bibliothèque nationale. Une fois qu’ils eurent poussé les battants monumentaux et pénétré à l’intérieur, ils furent frappés de l’excellente conservation de l’endroit. S’il n’y avait eu les toiles d’araignée – immenses et blanches – partout suspendues en voiles flasques comme celles d’un étrange vaisseau attendant l’impossible brise d’appareillage, on aurait pu croire que la catastrophe avait eu lieu la veille. Dans les salles des livres étaient encore ouverts sur les tables tandis que sur les fauteuils de vieilles étoffes pourrissaient, tissus sur la nature desquels le Fondeur hasarda une hypothèse. Il s’agissait là, selon lui, des vêtements des lecteurs que les bombes avaient anéantis. Si rapide avait été l’apocalypse d’antan et si absorbés, peut-être, ces intellectuels, qu’ils n’avaient pas eu le temps de se lever : ils avaient été frappés en pleine étude au milieu d’une idée vague et probablement inutile. Les laineux professaient que rien n’était plus important que l’ultime idée précédant la mort : image dernière où toute votre vie était résumée, elle était l’arche qui devait vous déposer sur les rives de l’autre monde.
— Or qu’était-il en train de lire, celui-là, au moment suprême ? s’enquit le Fondeur en se saisissant d’un livre devant un costume vide. Le Degré Zéro de l’écriture ! lut-il à haute voix. Par le joyau dans le lotus, il n’a pas dû aller loin, celui-là !
Accompagnés du clapatte, les deux hommes visitèrent la bibliothèque à la recherche d’un endroit où déposer leur sac et étaler leurs matelas. À cause de la présence d’un lavabo où l’eau continuait à couler, ils établirent leur bivouac dans le département de la littérature du XXe siècle.
Ils n’y restèrent pas longtemps : au bout de trois jours ils quittèrent ce lieu funeste, contraints à déménager pour diverses raisons dont l’angoisse qu’ils éprouvaient au contact de ces œuvres négatives n’était pas la moindre. Le soir, quand ils se couchaient, le Fondeur en lisait des passages à son disciple, tandis que les torches grésillaient et que d’étranges papillons noirs se brûlaient aux flammes.
— Ce n’est pas possible, gémissait Évariste en se tenant la tête à deux mains, on dirait que ces ouvrages ont été rédigés directement par le Branleur de Poux !
C’était surtout pour les livres écrits à partir de 1945 qu’était justifiée l’observation du jeune laineux. On y sentait la haine de l’émotion, le mépris de l’instinct, la méfiance pour tout ce qui avait trait à l’âme et à ses sublimes profondeurs où un Dieu caché attend l’aube. On avait beau les secouer en tous sens, on n’entendait nul noyau bouger à l’intérieur. Selon le vieil homme qui ne pouvait s’empêcher de pouffer à leur lecture, le plus comique était le sérieux imperturbable et l’orgueil avec lesquels ces cuistres avançaient vers vous des mots compacts, hérissés de piquants, lourds et rébarbatifs dont, à l’usage, on se rendait compte qu’ils n’étaient rien – ne produisant qu’un très léger gratouillis sur l’épiderme de la pensée.
À côté de ces œuvres pétrifiées avaient survécu de purs joyaux de l’âme, expressions de la quête éternelle de l’homme et mouvement vers le sens. Au fur et à mesure que le siècle allait vers sa fin, et que s’approchait le désastre, devenaient plus nombreux ces déchirants appels à une lumière plus limpide. On aurait dit que la littérature, comme une sensitive, avait éprouvé dans sa chair ces terribles imminences. Perçant la croûte durcie du mental où paradaient encore de doctes techniciens, elle s’était engagée dans les galeries du monde souterrain, gagnant à marche forcée l’essence rayonnante, le grand soleil noir, ce centre mystérieux où le plus bas devient le plus haut.
Mais, des siècles plus tard, la civilisation nouvelle que ces livres annonçaient n’était pas encore née. Accroché à Marseille et étendant sa puissance sur toute une partie de l’Europe, le Bureau Populaire prolongeait l’ancien monde. C’est pourquoi, afin de retrouver la parole oubliée, cette vieille langue de l’âme que peu à peu les hommes avaient cessé de parler – perdant du même coup l’accès facile à l’archiperle – c’est pourquoi le Fondeur devait faire un grand bond en arrière dans l’histoire de la pensée.
Pour commencer, le bivouac fut installé dans le département du Moyen Âge, et ceci à la plus grande satisfaction d’Évariste qu’avait épouvanté le branlepoux du XXe siècle. Des œuvres du Moyen Âge, rangées dans une pièce voûtée semblant une chapelle, il n’émanait rien que de beau, de tendre et d’exaltant tout à la fois. Ces livres sentaient bon. Il suffisait d’en ouvrir un pour qu’un parfum de source et de chèvrefeuille embaumât l’atmosphère. L’odeur qui nichait dans les ouvrages des doctes était bien différente qui sentait le vernis à ongles et le rat crevé.
Le Fondeur se plongea avec délices dans cette littérature médiévale avec le désir de s’attaquer ensuite à l’étude de l’Antiquité. Il lui fallait, disait-il, trois mois pour faire le tour de cette affaire, c’est-à-dire pour répertorier l’ensemble des itinéraires conduisant aux archipels. Il demandait à Évariste de ne point le distraire pendant ce temps-là par ces absurdes questions dont il était coutumier. Qu’il se tût : c’était tout ce qu’il exigeait de lui. Pour le reste, il pouvait bien aller où il voulait, à condition bien entendu de rentrer tous les soirs à la bibliothèque afin d’y prendre en commun le repas sacré du crépuscule. Quand il aurait achevé ses travaux, le vieux sage en proclamerait les conclusions à l’intention de son disciple. D’ici là, il était inutile d’essayer de lui soutirer des informations au sujet de ses recherches, le Fondeur ne répondrait pas.
Selon Évariste son maître ne trouverait rien qu’il ne sût déjà. N’avait-il pas déclaré, dans son discours de la Sorbonne, que la vie était la meilleure des universités possibles ? Eh bien, pendant que le vieil homme s’userait les yeux sur ses grimoires, il allait vivre quant à lui. Oui : vivre. C’est-à-dire qu’il allait combattre. Il voulait terminer la tâche si heureusement commencée avec sa paire de tenailles et faire accéder les clapattes à une libération définitive.
— Comment ! s’étonna le Fondeur. Tu vas défier ce monstre ?
Oui, c’était très exactement ce qu’il ferait. Il allait le défier. Mais il n’était pas stupide au point de l’affronter sans préparation. Il allait l’observer longtemps, puis frapperait comme l’éclair au moment favorable.
Ainsi, quittant chaque matin la Bibliothèque nationale, Évariste gagnait le jardin du Luxembourg afin d’espionner le géant. Celui-ci, par bonheur, avait un horaire régulier. Évariste et René ne pouvaient plus être surpris par lui, comme ils avaient failli l’être la première fois. Ils savaient que le Hort était absent toute la matinée, ne surgissant auprès de l’arbre-mère qu’à l’heure du déjeuner – lequel consistait en une biche qu’il avalait toute crue et sans rien recracher. Après ce repas, il disparaissait à nouveau avec sa sacoche sous le bras et ne revenait qu’un peu avant le coucher du soleil.
Pendant ses absences s’égrenaient pour Évariste et pour le clapatte des heures exquises que les gémissements des petites créatures enfermées dans leur fosse ne réussissaient pas à assombrir. Peut-être qu’en utilisant des outils appropriés il aurait pu libérer ces garçons et ces filles, mais il avait soin de n’en rien faire. S’y fût-il résolu que le Hort, averti d’une présence inamicale, eût modifié son comportement. Or, dans le système élaboré par Évariste et qu’il nommait « sa stratégie », il était essentiel que le monstre ne se tînt pas sur ses gardes et qu’il continuât à agir sans méfiance, comme par le passé. Observer, attendre et comprendre : c’étaient ces trois principes qui réglaient la conduite du jeune laineux en cette affaire. Quant à attendre, il n’était pas de lieu plus agréable que cette sorte de caverne végétale qu’ombrageait l’arbre-femme.
Celle-ci était accoutumée à leurs visites quotidiennes. Elle en tirait un plaisir manifeste. Ah ! il fallait la voir sourire le matin quand ils s’approchaient, sourire qui était tout à la fois celui des saintes et des fées – ou de ces mères au fond de la mémoire et qu’une mort précoce foudroya. Le petit René s’empressait auprès d’elle, posant ses mains sur l’écorce rugueuse qui enserrait sa base, puis ne tardant pas à l’escalader pour aller se réfugier entre ses seins ou sur ses lèvres, l’embrassant pour ainsi dire de toute sa personne.
Alors rayonnaient les grands yeux d’émeraude, poussant leur lueur verte loin dans le sous-bois : lampes dans une maison profonde. Le feuillage qu’elle brandissait au-dessus d’elle frissonnait d’amour. L’ombre et la lumière s’étreignaient sur le sol avec douceur, guerriers d’or qui épousaient de noires infidèles. Le clapatte lui-même, juché sur son arbre d’origine, prenait une expression de complet repos et de béatitude silencieuse – mimique qui n’était pas sans rappeler la sienne quand, les pieds enfoncés dans le sol, il puisait pendant la nuit l’énergie des profondeurs. On aurait dit qu’il s’enracinait en sa mère : arbre ou terre, terre ou arbre, ils étaient les deux visages différents de la même puissance tutélaire qui le régénérait.
Pendant que le clapatte s’abandonnait ainsi à l’extase du retour aux sources, Évariste aménageait son poste d’observation. C’était une tranchée qu’il avait creusée lui-même dans un buisson de cramaillots géants, sorte de pissenlit arborescent dont les larges feuilles avaient l’avantage de le dissimuler entièrement. Couché de tout son long, il pouvait observer à loisir les mouvements du Hort.
Naturellement les premières fois il eut peur, et il lui avait fallu plusieurs jours pour qu’il osât demeurer dans la tranchée en la présence du monstre. Il y fut encouragé par l’insouciance apparente du Hort. Celui-ci semblait juger inconcevable qu’on pût le menacer sur son propre territoire, aussi ne prenait-il pas la peine de regarder autour de lui quand il réintégrait ce qu’il faut bien appeler son logis (car il mangeait et dormait au pied de l’arbre-mère).
La seule chose sur laquelle il veillait – avec quel soin jaloux ! quelle attention de tous les instants ! – était sa sacoche. C’est ainsi que, s’il la déposait dans un coin pour vaquer à quelque tâche ménagère, il interrompait fréquemment son travail pour se précipiter vers elle et voir si elle était toujours là. Il ne s’en éloignait jamais suffisamment qu’il ne pût, en quelques bonds sauvages, revenir auprès d’elle, comme auprès du seul trésor qui méritât son affection.
L’arbre-mère, si douce pourtant et si peu remuante, ne recevait de sa part que les plus mortifiantes avanies, coups et crachats, qu’elle accueillait avec résignation et dans un pitoyable craquement de branches. Il avait si peu de considération pour elle qu’il ne pouvait lui adresser la parole sans l’insulter, la traitant de « vieux tronc », lui tenant rigueur de son immobilité, lui reprochant de faire du sur-place et d’être incapable de s’occuper de son intérieur. Ce dernier point revenait souvent dans les accusations du Hort. N’était-il pas inadmissible, hurlait-il, que lui, « le Hort glorieux, terreur des forêts et des vallons », fût contraint de balayer les ordures de Madame, c’est-à-dire toutes ces feuilles mortes qu’elle laissait tomber à ses pieds sans le moindre scrupule ? Ne pouvait-elle abandonner ses immondices ailleurs ?
Des reproches si injustes emplissaient de larmes les beaux yeux d’émeraude tandis que le feuillage écrivait sur le sol, avec l’encre de l’ombre, les protestations les plus plaintives. Certes – et elle le reconnaissait bien volontiers – elle était dans l’incapacité de se mouvoir horizontalement et, par exemple, de se promener au bras de son mari. N’était-ce pas précisément parce qu’elle avait une autre façon de cheminer, déambulant du bas vers le Haut et du Haut vers le bas, ainsi qu’en témoignaient ses racines qui s’enfonçaient dans l’empire souterrain tandis que son chef verdoyant plongeait dans le ciel ? N’était-elle pas l’intermédiaire entre les mondes, elle qui transfigurait en frondaisons lumineuses les rêves humides et noirs de la terre obscure ? Ah ! bien qu’elle sût qu’il n’y comprendrait goutte, elle pouvait bien avouer à son terrible époux qu’il lui était arrivé de ne plus savoir où était son haut ni où était son bas, s’imaginant être un arbre inversé, enraciné dans le ciel, faisant croître et épanouissant dans les profondeurs du sol un ténébreux feuillage.
La femme arborescente écrivait en vain sur le sol ces touchants arguments : le Hort y était insensible, comme il était insensible aux cris, aux pleurs, aux déchirants appels de ses enfants, garçons et filles enfermés en deux fosses distinctes et dont il fouettait les mains tendues au-dessus des grilles. Couché dans sa tranchée à côté de René, Évariste s’indignait. Ces tourments que le monstre infligeait à son épouse et à ses enfants n’étaient rien comparés à ce qui allait suivre et dont le jeune laineux fut l’impuissant spectateur.
Un soir qu’il était rentré plus furieux encore que de coutume, le Hort entrouvrit la prison des clapattes pour se saisir d’une de ces pauvres créatures gémissantes. Le garçon eut beau se débattre et tenter d’échapper à la poigne de son père, rien n’y fit : celui-ci le traîna au pied de l’arbre-mère, lui lia les mains dans le dos, lui mit des fers aux pieds et un carcan autour de la tête. Puis il le força à s’agenouiller et à poser son menton sur le billot de bois.
Qu’est-ce qui était sur le point de se passer ? se demanda Évariste en se redressant. Le monstre allait-il clouer la langue du clapatte ?
Non, pas tout de suite. Il commença par se déshabiller, rangeant ses vêtements avec un soin méticuleux en les suspendant à des sortes de cintres accrochés aux basses branches. L’arbre-mère, qui semblait savoir ce qui allait se produire, versait des larmes de sève, agitait son feuillage et entrechoquait ses ramures. Se saisissant d’un couteau, le Hort le planta dans l’écorce, à la base de la femme enracinée. Le faisant aller et venir dans la matière ligneuse, il eut vite fait de ménager un trou de dimension considérable, cavité qui s’emplit d’une sorte de résine. Pendant qu’il creusait ainsi le bois de son épouse, son sexe se dressait et s’enflait, devenant l’épanoui clapouton, la carotte barbare ou le museau casqué de rouge d’un de ces insectes monstrueux dont regorgeait la forêt d’Iscambe. Tout à coup, jetant au loin son couteau, il assaillit sa femme enracinée, introduisant son arme de chair en elle, élevant ses jambes et lui encerclant le tronc.
Ce ne fut pas une étreinte, ce fut une bataille. L’arbre tempêtait, agitant avec furie ses hautes branches, faisant siffler son feuillage et gronder sa ramée. Le Hort, criant des injures, le foudroyait d’invincibles coups de reins, l’ébranlant de sa base à son faîte, et provoquant une pluie de feuilles tourbillonnantes. Pendant que son père s’acharnait ainsi, le clapatte prisonnier du carcan roulait des yeux épouvantés et se plaignait de si déchirante façon que, dans leurs fossés, ses frères et sœurs l’accompagnaient de leurs cris et que René, couché à côté d’Évariste, se mit à gémir à son tour.
Mais le pire était encore à venir : s’extirpant de son épouse, le Hort alla chercher une des petites prisonnières, la ramena devant lui et se mit à la dévorer, faisant craquer les os entre ses mâchoires et finissant par l’engloutir tout entière. Ensuite, il introduisit un clou dans la bouche du gamin martyr et, d’un terrible coup de marteau, il lui immobilisa la langue, allumant un brasier de cris. Le Hort le considéra un moment, braquant ses yeux dans ses yeux, puis, après s’être frotté les mains, se rhabilla.
Quand il se fut revêtu de son costume strict à veste croisée et qu’il eut effacé sur sa personne chérie toute trace de ce qui venait de se produire, il enleva le carcan, les liens et les fers qui emprisonnaient son fils. Puis il le chassa en lui lançant des pierres. La petite silhouette, courbée en deux, s’engouffra en hurlant dans les fourrés. Ses cris s’éloignèrent et bientôt on ne l’entendit plus : il était devenu à présent un de ces clapattes douloureux dont les plaintes attristaient la forêt d’Iscambe, empêchant les humains de dormir, créant la disharmonie et l’incomplétude, véritable fausse note dans le plain-chant de la nuit.
Comme Évariste regagnait la Bibliothèque nationale en tenant René par la main et en le consolant de ses caresses amicales, une idée tentait de se faire jour dans l’esprit du jeune laineux. S’il voulait libérer ce petit peuple affligé, il allait devoir affronter le Hort. Comment pourrait-il le vaincre ? Celui-ci ne ferait qu’une bouchée d’Évariste, dont la taille était à peine plus élevée que celle de ses enfants. Il devait pourtant y avoir un moyen, une ruse, un chemin de traverse… C’est alors que se fit entendre en lui, au plus profond de lui-même, la voix du guide intérieur, essence de la Totalité future et vieux sage au Grand Conseil de l’âme.
« La sacoche ! disait-il. La sacoche ! »
Oui, la sacoche. Comme il était étrange, ce petit sac de cuir qui avait tant d’importance aux yeux de son propriétaire que, parfois, il le serrait amoureusement contre sa poitrine ! À aucun moment, au cours de cette terrible soirée, il n’avait paru l’oublier. Même pendant qu’il clouait la langue de son fils, il s’était retourné pour vérifier sa présence au pied de l’arbre-mère. À aucun moment ? Il y avait eu pourtant un moment où l’avait quitté le souci de sa sacoche, songea Évariste. C’était pendant qu’il assaillait, qu’il violentait son épouse. Tout au long de cette sauvage, de cette cruelle étreinte, il n’avait pas jeté un seul regard vers le précieux trésor déposé au pied de la femme arborescente. Mais qui oserait ramper jusque-là, au risque d’être dévoré par l’ogre en fureur ? Serait-ce Évariste ?
Le jeune laineux frissonna. Oh ! non ! En dépit de sa vaillance, il n’était pas capable d’un acte aussi téméraire. Du reste, il n’était même pas sûr qu’il s’agît d’un trésor ! Peut-être n’y trouverait-on qu’un mouchoir ou un étui à lunettes. Il avait bien observé la sacoche et il lui avait semblé que le contenu n’était pas bien volumineux. Cela valait-il la peine d’affronter des périls aussi exorbitants dans le seul but de mettre la main sur ce qui pouvait être simplement un portefeuille, une boîte de cure-dents ou un carnet d’adresses ?
Évariste s’en ouvrit au Fondeur pendant le dîner qui les réunissait comme chaque soir dans la salle du Moyen Âge, parmi les émanations de cette époque enchantée. Le vieux laineux conseilla à son disciple d’intervenir et de s’emparer de la sacoche grâce à un subterfuge « que réussirait à inventer son esprit sautillant ». Si elle ne constituait pas un trésor pour Évariste, elle en était un en tout cas pour l’ogre, à en juger par les soins dont il l’entourait – et c’était cela qui importait !
— Mais, s’il ne contient que des bagatelles, que gagnerai-je à lui dérober ainsi son bien ?
— Le monstre en perdra le nord ou plutôt son orient, dit le Fondeur. Il en sera tout désorienté. Il faut se mettre à sa place : comment réagirais-tu, toi, Évariste, si on te volait cette pierre que tu arrachas naguère à la masse gluante de la limace et que tu manipules tous les soirs avant de t’endormir ? N’en serais-tu pas affecté ?
— Si, reconnut le jeune homme, j’y tiens beaucoup.
— Il en sera de même pour l’ogre. Son comportement va changer et tu découvriras peut-être la faille où tu pourras frapper. Je suis persuadé que tu réussiras à l’abattre. Comme pour les blagoulets, tant de cruauté m’apparaît surtout comme un signe de faiblesse, en tout cas comme l’indice de graves insuffisances. Raconte-moi encore cette… incroyable histoire. Il dévore ainsi ses propres filles ? Cela expliquerait pourquoi on n’en rencontre pas une seule dans la forêt, alors que les clapattes mâles y abondent.
Évariste partageait l’avis du Fondeur : non seulement l’ogre insultait la féminité en la personne de son épouse, mais en plus il l’anéantissait en l’engloutissant. Toute la scène lui avait semblé appartenir à une noire et régulière cérémonie. Si étrange que cela parût, les gestes du monstre étaient entourés d’une solennité mystérieuse, comme s’ils avaient formé un rituel ténébreux et diabolique. Assaillir l’arbre-épouse, dévorer la fille et clouer la langue du fils, ces trois actions, s’enchaînant l’une à l’autre en une sombre harmonie, procédaient d’un principe unique, d’une seule et même puissance.
— Est-ce B. P. ? s’enquit le Fondeur. Est-ce le Branleur de Poux ?
— Oui, mais sous sa forme plus dangereuse encore de Briseur de Ponts, de Bloqueur de Passages, de Barrage de Police. Car le clou que j’arrache avec mes tenailles n’est pas le seul à faire gémir les clapattes, à les empêcher d’être eux-mêmes et de s’ouvrir à la vie. Il y a…
Évariste s’interrompit et resta un instant songeur comme s’il tâchait de rassembler ses pensées.
— Il y a quoi ? cria le Fondeur, impatient.
— Il y a un second clou, mais invisible celui-là, et c’est justement ce qui le rend si difficile à extirper. Mais il ne faut pas désespérer. Regardez René. Ne voyez-vous rien de changé dans sa physionomie ?
Entendant son prénom, le clapatte leva la tête, offrant son visage à la lueur des torches. Certes, il était encore sous le choc, mais, comme le constata le Fondeur, ses traits étaient devenus plus affinés et comme aguerris. Un homme apparaissait lentement dans les plis d’un visage d’enfant.
— Que s’est-il passé à ton avis ? demanda le vieux laineux.
— Il avait déjà vécu cette scène dans le passé mais elle était si affreuse qu’il refusait de s’en souvenir et qu’il l’avait jetée tout au fond de lui-même comme des pierres au fond d’un puits, bouchant ainsi l’accès à l’eau des profondeurs. Or cette tragédie volontairement oubliée, voici qu’il l’a revécue ce soir. Dès lors elle ne l’obstrue plus et la source de vie peut à nouveau couler. Tous les barrages pénibles ont d’un seul coup sauté.
— Ainsi arracher le premier clou était insuffisant ? remarqua le Fondeur.
— Oui, c’est le second clou qui importe. Car c’est lui qui s’oppose à l’union de l’essence et du super, c’est lui qui contrarie l’Esper !
Dans les jours qui suivirent, les métamorphoses de René confirmèrent avec éclat l’intuition d’Évariste. En revivant la tragédie qui l’avait jadis condamné au silence et à la dissociation, le clapatte avait en même temps extrait le second clou, celui qui immobilisait la langue dans cette bouche sombre et caverneuse de l’âme. Plus de « petits pâtés » ; René parlait à présent.
Oh ! certes, il s’exprimait de façon malhabile et ses phrases avaient une tournure qu’eussent désapprouvée les doctes du XXe siècle – siècle du Branle-Poux et de la déesse Castrol ! Mais, prononcés par ses lèvres qui, naissant à la parole, se défroissaient comme les ailes d’un papillon neuf, les mots rajeunissaient et recouvraient leur profondeur initiale, toutes ces vieilles significations accroupies en leurs caves oubliées. Oui, des mots nettoyés et comme restitués à leur ancienne plénitude, des mots purifiés et qui retrouvaient leur charpente mystérieuse, semblables à ces maisons que l’on rénove et qui livrent sous le crépi un trésor de poutres et de fresques.
Dans la bouche du clapatte le passage devenait le passe-âge ou le pas-sage ; l’essence, laisse-sens ; percevoir, perce-voir ; forêt, fort-est ; hérétique, hère-étique et erre-éthique. C’est ainsi également que la femme devait s’écrire : fâme, car elle participait de la flamme et de l’âme. Quiconque refusait de s’ouvrir à la féminité intérieure, à cette fâme persécutée qui gémit sous les plombs du mental, méritait l’épithète d’infâme.
Évariste écoutait avec ravissement ces mots magnétiques. Il lui semblait pouvoir désormais considérer René comme un ami, et non plus comme une pauvre petite chose plaintive ou comme une curiosité de la nature. Il lui arrivait certaines nuits de bondir par la fenêtre de la bibliothèque pour aller rejoindre le clapatte qui dormait dans le jardin. Il creusait deux trous dans la terre molle, s’enracinait à côté de lui et se saisissait de sa main, la sentant trembler et sauter dans la sienne. Il voulait par ce contact appréhender le mouvement de la Force qui montait à travers lui. Par son flux et son reflux, par son dit et son dédit, ce mouvement était celui de l’amour et de la mer – et de la vie qui vient et se retire. Grand souffle universel qui anime et fane, qui rend vivant puis caduc, qui donne et abandonne : de quelle bouche des profondeurs était-il le puissant soupir, de quel poumon dans la poitrine du monde ?
Il n’avait pas de réponses à cette question, sinon, peut-être, qu’il était le souffle de l’essence respirante, de cette âme de l’univers lovée non pas en des immensités lointaines, mais tout près, dans l’intime de l’intime, au cœur des êtres et des choses. Et c’était pourquoi il fallait regagner pour gagner, il fallait revenir dans le logis désert, fermer portes et volets – et descendre en soi-même, dans sa propre demeure. Oui : descendre et, après avoir fait sauter les barrages pénibles, atteindre son centre qui est aussi celui de tout être, de toute chose, seuil unique, porte et porche – et bouche où souffle la Force tumultueuse.
Était-ce le profond mystère de cette levée d’écrous due à la répétition du drame initial ? Était-ce l’épanouissement naturel d’un être à demi végétal ? En tout cas, le clapatte se transformait, devenait à la fois plus mûr et plus viril – bien que ses gestes trahissent parfois la fâme libérée qu’il portait en lui : gestes non point efféminés mais féminisés et par quoi se révélait l’union des deux camps naguère opposés de l’être. En outre, il grandissait, se muait en un beau jeune homme blond dont la stature était proche d’égaler celle d’Évariste. Tous deux étaient à présent inséparables, au point que le Fondeur ne pouvait s’empêcher d’ironiser avec une nuance de jalousie quand, levant les yeux de son livre, il les voyait arriver à la bibliothèque.
— Qui voit l’un voit l’autre ! disait-il.
— Que fait Fondeur ? Que fait profondeur ? demandait René en s’approchant de lui.
— Il travaille, le Fondeur ! s’exclamait le vieux laineux en se renversant en arrière. Il travaille pendant que vous vous prélassez !
Le vieillard était injuste. Évariste et René ne se « prélassaient » nullement. Ils se bornaient à attendre le moment propice pour en finir avec l’ogre, c’est-à-dire pour lui dérober sa sacoche. Tous les matins ils franchissaient la Seine alors que le soleil, se levant dans son axe, apparaissait au-dessus de Notre-Dame, dont les deux tours encore intactes perçaient la végétation, dualité qui semblait sereine et comme flottant sur un chaos sans frein ni mesure. Empruntant ensuite le boulevard Saint-Germain, puis la caverneuse et étrange rue Monsieur-le-Prince où de petits singes aux yeux bridés mangeaient avec des baguettes, ils s’engouffraient avec prudence dans le jardin du Luxembourg.
Une fois couchés au fond de leur tranchée, ils commençaient à observer les préparatifs du Hort, le soin extrême qu’il mettait à sa toilette, la délicate opération du nœud de cravate, les petites tapes sur les joues quand, après s’être rasé, il humectait d’une astringente lotion sa face grossière. Ensuite, s’étant revêtu de son costume, il s’éloignait avec son sac sous le bras, se hâtant, affairé, vers quelque obscure besogne.
— Il faut en finir, gémissait Évariste, oh ! je veux en finir !
Il était incapable d’endurer plus longtemps le spectacle de ce monstre impavide qui, à l’évidence, n’avait jamais douté de rien, ne respirant, ne se déplaçant que dans le cercle étroit des certitudes banales. Mais comment faire ? Il ne pouvait lui sauter à la gorge ! Il fallait se résigner et attendre l’occasion.
Celle-ci – enfin – se présenta. Un jour, se saisissant d’un des clapattes enfermés dans la fosse, le Hort entreprit de célébrer à nouveau la même et funeste cérémonie. Évariste l’observait avec attention, guettant le moment où il devait bondir. Une fois que le géant, abandonnant la sacoche au pied de l’arbre, se fut suspendu à son épouse, introduisant dans le tronc son épée vivante, le jeune laineux se résolut à agir – bien que sa gorge fût sèche et que son cœur ébranlât sa poitrine. Mais, comme il s’apprêtait à jaillir hors de la tranchée, un geste de René l’immobilisa.
— C’est moi, chuchota-t-il. C’est à moi !
— Non ! Souviens-toi ! On avait décidé que…
Évariste n’eut pas le temps d’achever sa phrase : le clapatte libéré se jetait en avant. Nulle fleur noire ne poussait sur son corps blanc : il semblait sûr de lui et tendu vers un but unique, la petite sacoche en cuir, propriété du bourreau et symbole de la puissance paternelle. Pour l’atteindre il devait franchir une centaine de pas à découvert : il les parcourut avec cette agilité qui n’appartenait qu’au peuple furtif et bondissant des clapattes.
« Quel courage ! murmura le jeune homme, admiratif. Je crois que je n’en aurais pas été capable. »
Puis, se raidissant : « Mais que se passe-t-il à présent ? On dirait qu’il hésite ! Oh ! le malheureux ! Son père va finir par l’apercevoir ! »
René était arrivé au pied de l’arbre-mère et semblait soudain avoir perdu toute confiance. Ses gestes à demi ébauchés et dont on eût dit qu’il les réprimait, son attitude d’enfant puni qui se protège le visage avec son coude levé, la brutale éclosion de fleurs de houille sur ses épaules nues, sa progression lente et comme entravée, tout trahissait son inquiétude, son envie frénétique de rebrousser chemin. Et peut-être allait-il effectivement tourner les talons quand le Hort, baissant les yeux pour veiller sur la sacoche, le vit et poussa un cri.