XXVI

Loin d’accabler son fils, le cri de l’ogre le libéra : cri étonné bien plus que cri de colère, cri où s’exprimait non point une rage vengeresse mais une infinie stupéfaction, cri de peur aussi. Car la vision de cet adolescent libéré et qui, à l’évidence, s’était débarrassé des obstacles que le père avait voulu imposer à sa croissance (afin de supprimer un possible rival), cette vision était la première lézarde dans le système de sécurité que l’ogre avait édifié autour de lui. Quoi ! Il avait voulu contraindre ses enfants à rester des enfants afin que jamais ils n’empiètent sur son propre territoire, il avait cherché à leur interdire toute métamorphose en leur clouant la langue et en dévorant la féminité qui irrigue et transforme et grandit – et voici que surgissait sous ses yeux la preuve inconcevable de son échec, un clapatte accompli, presque un Hort déjà !

Une telle surprise était de nature à troubler le monstre, mais ce qui suivit allait le plonger dans un désespoir et une souffrance dont les expressions caverneuses devaient, pendant plusieurs jours, frapper de stupeur les habitants de la forêt : sautant avec vivacité sur le sac de cuir, René osa s’emparer de la propriété du père et s’enfuir à toutes jambes avec elle.

Un hurlement terrible accueillit ce larcin. « Ma sacoche ! Ma sacoche ! » criait l’ogre en essayant de mettre pied à terre afin de se précipiter à sa poursuite. Alors se produisit un phénomène qu’Évariste qualifia d’« incroyable » et d’« inouï » quand, le soir, il en fit le récit au Fondeur.

— Figurez-vous que la femme arborescente parut se contracter comme un poing. Tout ce qu’il y avait en elle de lâche, d’ouvert, d’abandonné, d’épanoui même, se referma avec une sorte de craquement intérieur, d’effondrement intime, dont la sonorité étrange et comme souterraine couvrit l’espace d’un instant les cris de douleur de l’ogre. Celui-ci, dont la… la chair vive était emprisonnée dans le tronc, devait endurer un supplice qui défie la description. Il tentait de toutes ses forces de s’extirper, de s’arracher à cette mortelle étreinte mais n’y parvenait pas. Bien au contraire ! L’arbre parut se convulser encore pour le retenir ! Le pire pour le Hort était que tous ses efforts de libération ne revenaient qu’à lui infliger un surcroît de souffrance. Aussi préféra-t-il, après maintes tentatives avortées, se résigner et demeurer immobile, toujours suspendu, accroché au tronc de son épouse. Il était pris au piège, incapable désormais de faire un mouvement – et c’est pourquoi nous ne nous sommes pas enfuis, choisissant de rester toute la journée sur place. Nous ne tardâmes pas à nous approcher, surtout qu’il n’y avait plus lieu de le craindre : ses cris pitoyables ne laissaient aucun doute à ce sujet. Ah ! si vous aviez vu le regard dont il nous enveloppa ! Il y avait dans ses yeux cette moire de la souffrance qui ressemble tant à une expression d’affection que l’on pourrait aisément les confondre : velours de l’émotion auquel René succomba, fasciné qu’il fut par ce qui pouvait être le regard humide et comme laqué de l’amour paternel. Certes, il avait haï et haïssait encore le Hort, au point d’applaudir à l’infortune qui le frappait mais, malgré tous les mauvais traitements par lui infligés à ses fils, il devait néanmoins reconnaître qu’il était son père – et qu’il n’en avait point d’autre. Aussi, pour lui apporter le secours d’une présence filiale en ces terribles instants, et peut-être également pour accorder son pardon au bourreau de sa jeunesse, commit-il l’imprudence de s’approcher beaucoup trop du Hort. Celui-ci lança son bras de côté et parvint d’un geste sauvage à saisir la chevelure de René et à le soulever vers sa bouche dans l’intention manifeste de lui dévorer la gorge. Pour tenter de le libérer, je me précipitai, assenant des coups de bâton sur cette gigantesque masse de muscles, ne parvenant même pas à l’ébranler. Et si la mère enracinée n’était intervenue en cet instant, se contractant une nouvelle fois et resserrant ses mâchoires de bois sur la cheville de chair aventurée en elle, il est bien probable qu’aurait succombé notre divin René. Le monstre fut contraint de relâcher son fils avec des cris épouvantables et des menaces proférées d’une voix si forte que ses noirs éclats sont encore présents au fond de mes oreilles. Nous nous en écartâmes, le laissant hurler à loisir et en vain, doublant encore son courroux par le spectacle que nous ne tardâmes pas à lui offrir : la libération de ses fils et de ses filles enfermés dans les fosses. J’avais en effet réussi à découvrir dans un atelier abandonné tous les outils qui m’étaient nécessaires pour entrebâiller la grille de leur prison. Une joie céleste m’envahit quand je pus ainsi les affranchir. Filles et garçons voulurent se précipiter auprès de leur mère, mais je leur barrai le chemin : le Hort, s’il était condamné à l’immobilité, pouvait être encore dangereux. Il fallait attendre qu’il fût vraiment réduit à résipiscence.

— Mais le sera-t-il complètement un jour ? hasarda le Fondeur. Je veux dire : ne va-t-il pas tenter de s’échapper ?

— Aucun risque ! proclama le jeune laineux. L’étreinte de son épouse s’accentue. Ce soir, quand nous avons quitté la place, de fines ramures vertes avaient jailli du tronc, qui s’enroulaient avec lenteur autour du corps, s’agrippant à ses épaules par de minuscules ventouses. Bientôt le Hort sera complètement ligoté, je peux vous le garantir !

— Et qu’y avait-il à l’intérieur de cette fameuse sacoche ?

— Ah ! la sacoche ! Je voulais justement vous demander d’en étudier le contenu. Ce sont des papiers de l’ancienne civilisation que nous ne comprenons pas. Je vais aller chercher René dans le jardin, car c’est lui qui transporte ces précieux documents.

Quelques instants plus tard, comme Évariste revenait avec le clapatte, le Fondeur constata à quel point le fils du Hort prenait au sérieux la conservation de la sacoche. Il la tenait entre ses mains et la serrait sur sa poitrine comme s’il s’agissait d’un trésor si fragile que le moindre choc pouvait l’anéantir. Quand le jeune laineux lui demanda de la remettre au Fondeur pour qu’il l’examine, il ne la lui confia qu’à contrecœur. Pendant la dizaine de minutes que durèrent les investigations du vieil homme, René se tint derrière lui, prêt à s’en saisir à la première menace.

— Alors, maître ! Quelles sont vos conclusions ? demanda Évariste comme l’examen s’achevait. Ces papiers valent-ils de l’or ?

— Oh ! non ! Et c’est justement ce qui me chiffonne. Pourquoi le Hort attribue-t-il une telle importance à ces… choses ?

— Mais quelles sont-elles, ces choses ?

— Des pièces d’identité, un passeport, des cartes de crédit, un carnet de chèques et des attestations de versement de cotisations. Des lettres aussi, des reconnaissances de dettes et des demandes d’inscription. Plus des papiers encore beaucoup plus anciens, décrets impériaux, ordonnances royales, bulles pontificales, l’ensemble étant établi à son nom.

— Comment ? Vous voulez dire que le Hort a vécu dans l’ancien temps ?

— Le Hort a toujours vécu ! corrigea le Fondeur sur un ton déclamatoire. Et il vivra jusqu’à la consommation des siècles, car il ne peut mourir. N’est-il pas l’éternel géniteur, le père toujours renaissant, le cloueur d’enfance et le meilleur allié du Brouilleur de Piste ?

S’il était vrai que le Hort – plusieurs fois centenaire, à en juger par ses papiers – n’avait jamais connu la mort, il semblait cette fois-ci en très mauvaise posture. Évariste en fit l’observation quand il revint le lendemain au jardin du Luxembourg : l’étreinte de son épouse s’était resserrée. Non seulement les ramures qui l’entouraient la veille étaient devenues de véritables branches, solides et recourbées comme des herses, mais en plus de nouvelles tiges étaient apparues qui lui encerclaient le bassin et les cuisses. En outre – et c’était peut-être le plus surprenant – le tronc semblait s’ouvrir pour le faire pénétrer en lui et se l’incorporer.

Il était en bien fâcheuse posture et le Fondeur se trompait quand il affirmait l’immortalité du Hort. « L’éternel géniteur », pour reprendre l’expression du vieux laineux, était en passe de découvrir le terme de son éternité. Car il allait périr de faim et de soif – comment pouvait-il en être autrement ? Deux jours encore, trois peut-être, et le monstre succomberait…

Il en fut pourtant autrement. Une semaine après il était toujours vivant. Épinglé à l’arbre, il s’y engloutissait peu à peu, attiré dans ses profondeurs et comme avalé par lui. De semaine en semaine, et sans que la mort lui fermât les paupières, il se lignifiait. Sa peau devenait écorce et son corps tout entier n’était plus qu’une sorte de boursouflure, une excroissance à forme humaine sur le tronc de son épouse.

— Comme c’est étrange ! disait Évariste. On dirait une naissance à rebours.

Ainsi le Hort, si fier de ses allées et venues et qui reprochait à sa femme arborescente de ne pouvoir se déplacer horizontalement, voici qu’il était intégré à présent au grand mouvement vertical, à cet élan des soubassements obscurs vers le ciel et son feuillage de lumière. Si enfoncé qu’il fût à l’intérieur de l’arbre, on pouvait, des années après et par une déchirure de l’écorce, observer encore le sombre éclat de deux yeux fixes mais vivants. Oh ! quelle expression avait ce regard ! Celui d’un animal féroce prisonnier d’une fosse ténébreuse, reflet d’une eau noire au fond d’un puits…

Et, comme si l’arbre-femme n’avait attendu que cette intégration pour se transformer, il se mit, au fil des années, à changer d’aspect. Tout ce qu’il y avait en lui de féminin, de maternel, s’atténuait peu à peu. Les mamelles perdaient leur volume, s’aplatissaient, ou plutôt semblaient se tourner vers l’intérieur. Le visage lui-même disparut, comme englouti par la matière de l’arbre. Tout ce qui était peau, tendre carnation, touchante nudité de la chair, revenait au bois. Seuls subsistèrent les yeux d’émeraude, globes lumineux sous leurs paupières d’écorce – paupières qui ne se relevaient qu’une fois l’an, à l’occasion du grand rassemblement clapatte de la « fête des origines ».

Au cours de ces cérémonies solennelles, René, devenu le roi René, mimait devant tout son peuple l’indicible scène primitive, afin, disait-il, de nettoyer, selon l’enseignement de son maître Évariste, tout ce qui s’opposait à l’épanouissement de l’être et à son mouvement vers la Totalité. À l’instant crucial, quand il se hissait sur l’arbre et tentait d’en encercler le tronc de ses jambes, alors s’ouvraient les yeux étranges et verts, diffusant dans le sous-bois leur regard d’aquarium, clarté mystérieuse, lumière d’ineffable tendresse dont les clapattes sortaient enivrés, régénérés et prêts à s’engager à nouveau sur les chemins de la forêt. Ni père ni mère – ou père et mère tout à la fois – ils appelaient « permère » cet arbre dont frissonnait le feuillage au-dessus de leur vie.

Ces transformations se firent naturellement avec lenteur et, pour la plupart d’entre elles, Évariste et le Fondeur n’en furent pas les témoins. Car, peu après le vol de la sacoche et la misérable défaite du Hort à sa victime agrafé, il apparut que le séjour des laineux dans la capitale des ténèbres touchait à sa fin. Le vieil homme, tout empoussiéré par les livres, avait en effet achevé ce qu’il appelait en se rengorgeant « sa sacrée mission ». Il savait à présent ce qu’il désirait savoir.

Il devait d’ailleurs avouer que les connaissances qu’il avait arrachées à des documents parfois bien difficiles à déchiffrer n’avaient fait en somme que confirmer ses intuitions majestueuses. Il en était ainsi par exemple de l’archiperle qui…

— Maître ! l’interrompit Évariste avec colère. Il ne s’agit pas de votre intuition mais de la mienne !

Le Fondeur parut tomber des nues. Ah ! bon ? Il lui semblait pourtant que… Du reste, peu importait ! Ils n’allaient pas discuter à l’infini pour désigner celui qui le premier avait trouvé le mot. Aussi bien il ne pouvait y avoir d’inventeur de l’archiperle, car celle-ci préexistait, étant antérieure à toute découverte. Elle avait, pour ainsi dire, toujours été connue : c’est pourquoi il priait Évariste de rabaisser un peu son orgueil et de laisser parler son maître qui avait tant de choses à dire. L’archiperle n’était rien d’autre que le soleil des ténèbres, cette puissante source d’irradiation logée tout au fond du noiroir, véritable cristallisation lumineuse d’un monde uniforme et suintant.

— Mais c’est l’essence ! suggéra Évariste.

Oui, c’était l’essence. Le Fondeur devait reconnaître qu’ils avaient vu juste tous les deux quand ils avaient arraché leurs messages cachés aux stations du Haut-Service. Les livres qu’il avait consultés ne parlaient en réalité que de l’essence et du super et de leur désirable réunion.

Il avait découvert beaucoup d’autres analogies avec leurs propres conceptions. C’est ainsi que les dieux Total, Antar, Esso, la déesse Shelle, les démons B. P. et Castrol étaient déjà présents autrefois, sous d’autres appellations bien entendu. Le dieu Mobil également, universellement répandu comme intermédiaire entre les dieux et les hommes et qui porta les noms d’Hermès et de Mercure.

— Et les archipels ? demanda Évariste.

Les archipels ? Oh ! il avait trouvé de multiples allusions à cette haute contrée insulaire. Ne pouvait y prétendre que celui qui s’était purifié, qui s’était nettoyé intérieurement, c’est-à-dire qui avait fait sauter les Barrages Pénibles, toutes ces Barrières de Perdition qui font piétiner l’homme en l’empêchant de progresser. S’émonder, faire le ménage dans sa propre demeure afin que, dans le sanctuaire de l’âme, tout brille pour le haut mariage qui doit y être célébré : c’était la première tâche que devait affronter le quêteur. Ensuite – une fois l’union accomplie – se dévoilait la splendeur des archipels.

— Oh ! Fondeur ! s’écria tout à coup Évariste. Je sens que nous en sommes proches à présent. La forêt est devenue harmonieuse où retentissaient naguère les plaintes des enfants perdus. Les grandes figures qui s’y opposaient se sont encastrées l’une dans l’autre, se fondent et se confondent. Le Branleur de Poux est vaincu. Il n’y aura plus d’obstacles désormais !

Plus d’obstacles ! Le jeune laineux se trompait. Le lendemain de cette conversation survint une mésaventure « franchement inattendue », comme la qualifia le Fondeur. À peine s’étaient-ils installés pour dîner que le vieil homme, repoussant son écuelle, déclara que parmi les senteurs bienfaisantes du Moyen Âge il respirait en cet instant une odeur inquiétante, une odeur de… vieux chiffon, d’intérieur de tiroir et de hangar désaffecté.

— Une odeur de Bureau alors ? murmura Évariste en regardant autour de lui. Ce n’est pas possible ! Ici, à Paris, tellement loin de Marseille ! Se pourrait-il que ?…

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Surgissant de l’obscurité, plusieurs silhouettes fondirent sur eux, les renversèrent et les ligotèrent avec une rapidité et un savoir de technicien. À la lueur des torches, ils reconnurent les visages jaunes et amaigris des blagoulets.

— Où est le troisième ? leur demanda Blanc-Pétral.

— Le troisième ? Quel troisième ?

— Le jeune homme avec qui vous étiez.

Évariste ne souffla mot. René avait décidé de passer la nuit avec ses frères clapattes auprès de l’arbre, mais il avait promis de rejoindre les laineux le lendemain matin. Pourvu qu’il ne se fasse pas surprendre à son tour !

Le lendemain, les blagoulets, qui n’étaient plus que sept, se constituèrent en tribunal populaire pour les juger. Accusés d’infraction au code des frontières, lequel interdisait à quiconque de sortir des territoires du Bureau sans autorisation, ils furent condamnés à mort. Pendant toute la durée de ce procès où Blanc-Pétral jouait le rôle du procureur, Évariste entendit, venant de l’extérieur, le chant d’encouragement du clapatte. Lorsqu’ils eurent regagné leur cellule, c’est-à-dire une petite pièce obscure et humide, située au rez-de-chaussée, Blanc-Pétral vint leur proposer un marché. Qu’ils livrent les noms de leurs complices à Marseille et ils échapperaient à la fusillade réglementaire. Ils subiraient, à la place du châtiment suprême, un simple emprisonnement à vie dans un des camps de travail du Bureau.

Les laineux répondirent par un silence méprisant à cette proposition.

Le jour suivant, ils furent conduits dans les jardins de la bibliothèque et mis en demeure d’y creuser leurs tombes. Comme ils refusaient, on les attacha à deux poteaux situés tout près l’un de l’autre. Le peloton d’exécution que commandait Blanc-Pétral se rassembla devant eux.

— Oh ! dieu Antar ! supplia Évariste. Viens en aide à tes créatures !

Avec des sourires cruels, les blagoulets armèrent leurs mitraillettes…