X

Évariste était tombé sur le dos et cette chute lui sauva la vie : les mandibules, au lieu de lui sectionner le cou, se refermèrent sur l’épée qu’il brandissait devant lui, en un geste instinctif de défense. Alors il vit cette chose incroyable : l’épaisse lame d’acier se tordre comme si elle eût été en fer-blanc. La fourmi, plutôt que de poursuivre son avantage, s’acharnait sur l’épée, la pliait en tous sens avec une férocité de fauve enragé. Évariste se faufila entre ses pattes et quand il put se relever l’insecte venait de briser en deux l’arme de dur métal et se tournait à nouveau dans sa direction. Les yeux fixes, inexpressifs et froids, étaient braqués sur lui. La bouche s’ouvrait, montrant une petite langue pointue. Les antennes convergeaient, se touchaient puis s’écartaient. Le liquide blanchâtre tombait de son abdomen en larges gouttes de crème. « Elle va… à nouveau… attaquer. Et je n’ai plus d’arme. À moins que… » Sa main palpa l’objet qui pesait dans sa poche. Non, il n’était pas complètement désarmé : cette paire de tenailles pouvait lui être utile. Il l’extirpa de sa robe, lança son bras en arrière et le rabattit avec violence en avant.

Le projectile frappa la fourmi entre les yeux. Évariste vit distinctement la carapace chitineuse se cabosser, se creuser comme de la tôle. Une seconde plus tard l’insecte avait plié ses deux pattes antérieures, agenouillé, baissant la tête, figurant quelque indicible prière au moment suprême. Puis, rames soudain abandonnées par le rameur qui s’affale, les antennes encore droites un instant plus tôt tombèrent de part et d’autre en accents circonflexes. La fourmi s’effondra. Ses mandibules mordirent désespérément les feuilles mortes. Sa bouche s’ouvrit, libérant un long chuintement, vieux soupir noir et déjà caduc. Dernière tension, dernier effort : elle se renversa sur le dos. Ses pattes s’agitèrent, comme si elles foulaient un sentier invisible, puis s’immobilisèrent en une position énigmatique.

Évariste s’approcha. Antennes de remplacement pour le voyage nocturne, les deux branches des tenailles pointaient hors du front défoncé. Il les saisit et les extirpa, ramenant de blanchâtres débris. « Essence du Dieu Total, merci. Merci, âme de l’âme. Dieu personnel intérieur, Force brillante lovée au sein du noiroir, ô Totalité future : je te dois la vie. » Et tout à coup le frappa au cœur une joie si chaude et si puissante que – brandissant ses tenailles – il se mit à sauter en l’air et à danser autour de l’insecte mort. « J’ai gagné, se disait-il. J’ai triomphé du monstre tapi dans la forêt profonde et sa dépouille gît devant moi. Ah ! si Anne pouvait l’apprendre, c’est à deux mains qu’elle ouvrirait les pans de sa robe pour m’accueillir sur son abdomen… Je veux dire sur son ventre, ventre si délicat que rien en ce monde ne peut lui être comparé – sinon ces nuages du soir qu’un soleil oblique frôle de ses doigts de cuivre. »

La voix du Fondeur le tira de son extase sautillante :

— Évariste ! criait-il. Rejoins-moi immédiatement. Il peut y en avoir d’autres.

C’était vrai. Le vieux toqué avait raison : il pouvait effectivement y en avoir d’autres. Le regard du jeune laineux erra sur l’inextricable fouillis végétal qui bordait l’autoroute. Là, entre les herbes hautes, il lui sembla distinguer le reflet sombre d’une cuirasse de guerrière. Il crut entendre un claquement de mandibule, un soupir étouffé, un piétinement…

Il s’enfuit à toute vitesse, rattrapant les choupins qui n’avaient rien vu et tournaient vers lui leurs gueules molles et placides. Il les conduisit en hâte jusqu’à l’entrée du bâtiment et leur fit grimper avec peine un escalier tournoyant et poussiéreux. Le Fondeur l’attendait au milieu d’un désert de tables et de banquettes renversées. Marchant sur le sol cimenté, Évariste entendait ses pieds crisser sur des débris d’assiettes.

— C’était une auberge, n’est-ce pas ? interrogea-t-il.

— Un restauroute, corrigea le vieux laineux. C’est du moins ce qu’affirment toutes les inscriptions que j’ai déchiffrées ici.

— Un restauroute ? Qu’est-ce que c’est qu’un restauroute ?

— Mais je ne sais pas ! Pourquoi es-tu sans cesse en train de me questionner ? C’est une époque déjà si lointaine ! Si tu veux, je peux te répondre ce que tu désires entendre, à savoir que c’était un lieu où les pèlerins dégustaient des nourritures spirituelles.

— Maître, ne vous moquez pas, ne me tournez pas en dérision ! gémit Évariste en s’approchant.

Le Fondeur fit un bond en arrière.

— Par le joyau dans le lotus ! Tiens-toi éloigné de moi ! s’écria-t-il.

— Mais… pourquoi ?

— Comment pourquoi ? Tu n’as donc pas de narines ? Tu sens mauvais, tu empestes la fourmi !

Évariste secoua la tête :

— Ce n’est pas avec vos pierres ponces que je me débarrasserai de cette souillure. Je me laverai aussitôt que j’aurai trouvé de l’eau. D’ailleurs…

Il s’interrompit. Le Fondeur venait de pousser un cri léger.

— Qu’avez-vous ? demanda Évariste.

— N’entends-tu rien ?

Le jeune homme prêta une oreille attentive. Au bout d’un instant il distingua – dominant la rumeur vague et continue de la forêt – un bruit étrange et lointain : on aurait dit un… un clapotement.

— Ça clapote ! lança-t-il.

— Oui, admit le vieux laineux. Ça clapote. On peut même dire que ça trotte, que ça cahote, que ça gigote.

Écartant du pied une vieille chaise qui encombrait le passage, il gagna l’autre fenêtre, celle qui donnait dans la direction de Paris. Évariste le suivit, s’y accoudant comme à la rambarde d’un pont.

Au-dessus d’eux – mais si proche qu’ils pouvaient le toucher en tendant la main – le feuillage étalait son vivant ciel de lit. En dessous – tel un fleuve à deux voies – coulait l’A6 vers un but sans doute rayonnant, essence et âme brillante de la forêt. Le regard ne pouvait aller loin : derrière de verticaux barreaux de lumière, l’ombre verte s’accumulait, obscurcissant peu à peu les lointains de l’autoroute. Et c’était de cette ténèbre vague et presque sous-marine que venait l’inquiétant et régulier clapotis. Les yeux grands ouverts, Évariste tentait de percer du regard la nuit verdâtre. Était-ce une illusion ? Il lui semblait apercevoir quelque chose. Le bruit grandissait. De simple rumeur au début, il s’était transformé en brouhaha puis en caverneux battements, comme si des milliers de pieds bottés eussent foulé le tuf de terre et de feuilles mortes qui recouvrait la chaussée.

Alors il commença à distinguer… à voir l’inimaginable… l’indescriptible. Il se demanda au début si le macadam n’avait pas été soulevé par en dessous comme une étoffe, tanguant sur il ne savait quel fourmillement souterrain. Puis il crut à des vagues innombrables chapeautées d’écume, toute une mer houleuse qui déferlait dans leur direction. Mais non… décidément non… Ce n’était pas une invasion liquide mais des vagues solides et qui s’avançaient en moutonnant. Un troupeau gigantesque !

— Des bêtes, dit Évariste. Des bêtes étranges… Inconnues !

— Non… des insectes ! s’écria le Fondeur. Des insectes géants. J’aperçois une forêt d’antennes. Par le lotus ! Quel tintamarre ils font !

— Oh ! maître ! Ce sont des fourmis sans doute.

Le vieillard plissa les paupières.

— Je ne crois pas, finit-il par dire au bout d’un moment. Je ne crois pas. Il me semble que leur tête est de couleur rouille tandis que le reste de leur corps est aussi blanc que celui des asticots. Des fourmis bicolores, ça n’existe pas. Je me demande si…

Il s’interrompit et – écarquillant les yeux – se pencha en avant. L’immense troupe venait d’atteindre cette partie de l’autoroute où une lumière en colonnades tombait, avec abondance, d’un feuillage moins touffu, tachetant d’or d’énormes têtes cuirassées.

— Des termites ! Oui, ce sont des termites ! hurla le Fondeur d’une voix triomphante, comme s’il y avait là matière à se réjouir.

Évariste tira son maître en arrière :

— Ne criez pas si fort ! chuchota-t-il. Ils peuvent nous entendre. Et puis cachez-vous. Ils sont capables de nous voir.

Le vieil homme haussa les épaules.

— Moinillon, dit-il à voix basse, tu ignores ce détail important : créatures du monde souterrain, les termites sont aveugles.

— Pas tous, objecta Évariste. Certains ont des yeux et je vous conseille de vous mettre à l’abri de leurs regards, à moins que…

— À moins que quoi ?

— À moins que nous ne filions.

— Et où veux-tu filer ?

— Vers la vallée d’Émeraude, suggéra le jeune homme d’une voix joyeuse.

— Non, il n’est pas question de revenir en arrière.

— Alors, allons au moins nous réfugier dans le sanctuaire du Dieu Total, temple du confiant abandon. L’essence et le super nous protégeront.

— Non, je préfère rester ici, décréta le Fondeur.

Le vieil homme coula un regard par la fenêtre.

— À présent, tais-toi, ordonna-t-il. Les termites arrivent. Mais qu’est-ce donc que cela ?… Oh, oh ! É-ton-nant ! Voilà qui est tout à fait étonnant.

Évariste se leva et, se dissimulant dans l’angle de la fenêtre, observa à son tour. Devant lui, à une centaine de mètres, c’était un infini pullulement, une foule, une houle de monstrueux insectes en marche, océan cuirassé, mandibulé, nasuté – une multitude aux pétioles qui tanguaient, aux pattes énervées et crissantes et aux antennes dressées comme ajoncs sur le bord d’un étang. Des centaines, oui, des centaines et même des milliers de termites velus, branlus, aux têtes en seringues, en grabauds, en curnules, des milliers de termites craviphères qui estébaient leurs crakis, ondulaient, bignaient, clafoutaient et strattaient sans relâche. De cette masse crapotante montait jusqu’aux narines des laineux une odeur de vieille outre, de glaise noire, de cave et de champignonnière. En première ligne, précédant de plusieurs longueurs le peuple des soldats et des ouvrières, marchaient trois énormes guerriers dont la taille devait certainement dépasser les deux toises, trois gros boutards hirsutes et cuirassés. L’un était armé d’une tête démesurée en forme de tromblon, l’autre de mandibules évoquant par leur aspect la pince unique et rouge des crabes de cocotiers, le troisième montrant au bout d’un arrière-train mafflu et disproportionné un aiguillon si étincelant qu’on l’eût dit de métal.

L’objet de l’extrême étonnement du Fondeur était le petit homme – l’homme minuscule – assis en cornac sur le dos du termite mandibulé, créature qui ne devait pas être plus haute qu’une bouteille et dont les traits respiraient une surprenante arrogance. Vêtu d’un pantalon à carreaux, d’un surplis de coutil, il arborait un bonnet rouge et des bottes de cuir. Dans ses mains, qu’il avait petites et blanches, il tenait avec un soin particulier un petit flacon de parfumeur. Qui était-il ?

— Un lutin, prononça doucement le vieux laineux, un lutin ou bien un farfadet. En tout cas, un de ces homoncules qui, dit-on, abondent dans la forêt d’Iscambe.

Le plus étrange sans doute était que ce nabot – cette petite chose – fût le chef de cette armée de colosses innombrables. Qu’il commandât – qu’il régnât même sur cette masse en mouvement – on n’en pouvait douter : maints détails l’indiquaient. De temps à autre, par exemple, on le voyait se retourner et observer son corps de bataille d’un regard attentif – ce regard à l’affût qui est aussi celui du tailleur à l’essayage quand il cherche le possible défaut. Mais il n’y avait point de dissonances. Les termites avançaient dans un ordre parfait, par rangées régulières et au pas. Alors le petit homme se retournait derechef et l’on voyait, sous son surplis, son bréchet se gonfler de contentement et son visage qu’une barbe noire entourait rayonner de satisfaction.

Quand il fut passé sous l’arche du restauroute et que les trois impressionnants mastodontes furent arrivés à la hauteur du corps sans vie de la fourmi, le lutin leva sa petite main grasse et la colonne – la colonne tout entière avec ses milliers d’individus – s’arrêta net comme si elle avait buté sur un mur. Il n’y eut aucun flottement, non, pas la moindre collision : chaque termite parut se pétrifier sous la brève injonction. Le lutin (ou le farfadet, peu importe) se laissa glisser à terre et, les mains derrière le dos, pensif, réfléchissant, vint tourner autour de l’insecte mort et renversé. Soudain, sans que rien eût laissé prévoir ce geste de fureur, il prit son élan et donna un coup de pied au cadavre. Coup trop violent à l’évidence et dont il n’avait pas mesuré la force car il se fit mal sur l’épaisse cuirasse de l’insecte et – tout grimaçant – dut regagner à cloche-pied sa monture. Renfrogné, un pli amer à la bouche, il grimpa sur son termite en s’accrochant aux antennes. Puis, après avoir à nouveau placé sur ses genoux le précieux flacon, il fit de la main un geste qui remit incontinent toute l’armée en branle.

Du haut de leur perchoir, les deux laineux regardèrent avec fascination défiler en dessous d’eux les milliers et milliers d’insectes en marche. Quand l’arrière-garde eut disparu au loin – telle, avec ses antennes dressées, une armée de lanciers qui s’éloigne – quand le bruit du piétinement colossal eut été, peu à peu, recouvert par les sonorités rêveuses, riantes et presque parfumées de la forêt, les deux quêteurs secouèrent la tête comme s’ils sortaient d’un songe.

— Repartons vers Paris, prononça le Fondeur.

Un peu plus tard, marchant à nouveau dans la direction de la cité des ténèbres et de la connaissance secrète, Évariste dit à voix basse quelque chose qui étonna son compagnon.

— Comment ? Répète. J’ai mal entendu, fit le Fondeur.

— Je me demande où est It’van, claironna le jeune homme.

— Mais il a regagné la vallée d’Émeraude, comme il nous l’avait annoncé. Il voulait organiser la lutte contre Hincter et les blagoulets.

— Non, justement, dit Évariste en s’arrêtant, en fermant les yeux et en tournant la tête derrière lui.

— Justement quoi ?

— Justement… Il me semble qu’il nous a suivis et qu’il n’est pas loin de nous à présent…