XXV

À l’instant où il va pénétrer dans Paris, Blanc-Pétral, qui marche devant la blagoulette, s’immobilise, décroise les bras et, interdit, observe ses paumes. Un phénomène inattendu vient de se produire, un signe inquiétant qui l’encouragerait presque à rebrousser chemin. Lui si sec d’ordinaire, si aride, lui dont les soleils en fournaise ne réussissent pas à extirper le plus léger soupçon de moiteur, lui, le crayeux, le poudreux, le desséché Blanc-Pétral, voici qu’il sent sur ses mains un voile ténu d’humidité.

De la sueur, oui : de la sueur est apparue au creux de ses paumes.

L’aube est fraîche. Le soleil vient de se hisser au-dessus de la forêt, tout glacé encore par son voyage nocturne. Ainsi à cette sueur inopinée point d’autre explication que celle-ci : le monstre humide s’est réveillé et bouge à l’intérieur de lui, dans ces caves profondes qu’il a, une bonne fois pour toutes, refusé d’explorer. Ce sont ses larmes qui humectent sa peau, les larmes de la bête-émotion, de cette visqueuse créature depuis si longtemps endormie qu’il la croyait morte.

Autrefois – il s’en souvient – elle était toujours présente, toujours active et pesait dans sa poitrine. C’était au cours de son adolescence, quand sa mère était encore vivante. Que lui était-il arrivé, à propos ?

Comme c’est bizarre ! Il a presque oublié l’arrestation de sa mère, sa déportation dans un camp d’internement des Cévennes, puis l’annonce de sa mort par une pluvieuse journée de mai. Sa mère si douce, si chaude, si… humide. Il croit encore entendre le bruit de ses sandales dans les couloirs de la maison qu’ils habitaient, une maison remplie de son parfum, de ses colifichets, de ses poèmes jetés en vrac sur les tables.

À l’époque – il en rit à présent, car c’est parfaitement risible ! – il lui arrivait, à lui Blanc-Pétral, de s’habiller en femme, de porter des robes et de se déhancher devant les miroirs. Heureusement que la police du Bureau y avait mis bon ordre, sinon il se demande ce qu’il serait devenu ! Un de ces invertis peut-être qu’on exécute si volontiers dans ces prisons d’anéantissement où il a lui-même travaillé.

Le Bureau n’aime pas les homosexuels et l’a prouvé officiellement avec abondance. C’est à dessein qu’il dit officiellement, parce que dans la vie secrète, dans le comportement intime des dirigeants du Bureau Populaire les choses se présentent bien entendu d’une façon différente.

C’est ainsi que ce fameux maréchal Acier raffole des gitons au point qu’il commet les pires imprudences pour s’en procurer. N’eût été l’aide que Blanc-Pétral lui avait apportée « en une très délicate circonstance », il ne serait pas resté longtemps à son poste de premier secrétaire du Bureau Populaire. Le maréchal s’était d’ailleurs montré reconnaissant et avait facilité la carrière de son sauveur. De simple petit policier de quartier qu’il était à l’époque, il avait gravi, avec une extrême rapidité, tous les degrés de la hiérarchie. En moins de cinq ans il était devenu le chef de la blagoulette et l’un des membres les plus écoutés de l’équipe dirigeante. Tout cela parce qu’au bon moment il avait étranglé un témoin et réduit en cendres un dossier (dont il avait cependant conservé un double – ce que le maréchal n’ignorait pas).

Toutefois, en dépit de l’importance de ses nouvelles fonctions, il n’avait pas renoncé à manipuler ce qu’il appelait ses « soupapes ». Bien souvent il lui arrivait, l’espace d’une soirée, de redevenir le petit policier qu’il avait été et de procéder lui-même à des interrogatoires, dans le but de se rééquilibrer et d’imposer silence à cette bête humide qui en lui relevait parfois la tête. Quand il avait ce qu’il nommait d’un terme vague des « états d’âme », rien ne l’apaisait plus que de se rendre dans une prison de femmes et de torturer patiemment d’échevelées créatures, de les tourmenter jusqu’à les transformer en masse de chair gémissante et moribonde.

Il était l’inventeur d’une « machine de vérité » dont le modèle réduit circulait de main en main dans les salles de police, y suscitant toujours la même admiration et les mêmes commentaires passionnés. Il s’agissait d’une simple bicyclette d’autrefois, bricolée de telle façon que le mouvement des pédales fit monter à travers la selle une tige de métal, laquelle s’enfonçait dans les parties les plus sensibles du corps féminin, pal irrémédiable qui finissait par briser toutes les parois : il était même arrivé à un Blanc-Pétral attentif d’en voir l’extrémité surgir au fond d’une gorge, brève vision qui s’était confondue avec le dernier cri et l’ultime soupir. Il n’était point de mutisme qui résistât à un semblable traitement et point de secrets qui ne fussent, au bout du compte, dévoilés.

Outre son efficacité remarquable, la machine avait aussi l’avantage de supprimer les dispositions saturniennes du chef de la blagoulette. La bête humide regagnait sa tanière et Blanc-Pétral retrouvait son assurance. La souffrance infligée à l’autre (et quand cet autre était une femme l’effet en était encore multiplié) asséchait Blanc-Pétral, tarissait les sources menaçantes et lui faisait recouvrer cet esprit poudreux en l’absence duquel il était incapable de réfléchir.

C’est pourquoi, en cet instant où il s’apprête à s’introduire dans Paris, le préoccupe cette sueur qui humecte ses paumes et ruisselle sur ses tempes. Car il a besoin d’être en pleine possession de lui-même ! Les difficultés qu’il a rencontrées sur son chemin ont été si nombreuses qu’elles ont failli compromettre sa mission.

Autant dire que les choses ne se sont pas déroulées telles qu’il les avait imaginées. Certes, le vérificateur a été tué qui menaçait de révéler au maréchal les raisons secrètes de l’expédition de Blanc-Pétral. Mais à côté de son cadavre gisait celui du désongleur – tué par qui ? Il y avait eu plus grave encore : l’égorgeur lui-même, de tout temps son homme de confiance, avait été égorgé. Son corps mutilé et presque en lambeaux reposait non loin de ces étranges guérites, sur l’autoroute. Il tenait serrée dans sa main une petite poupée de plâtre à la bouche ensanglantée.

Qui sont, oui, qui sont les auteurs de ces massacres ? A-t-il sous-estimé les laineux ? Qui était cet homme de lumière qui, quelques semaines plus tôt, les avait survolés, chevauchant un extraordinaire insecte ailé ? Tant de questions sans réponses et qui l’assaillent à l’entrée de cette ville effondrée.

Blanc-Pétral a encore un autre et très sérieux sujet d’inquiétude : ce sont ses blagoulets. À l’usage, ils se sont révélés beaucoup plus fragiles que ne l’auraient laissé croire leurs habituelles rodomontades. Minée par la peur, dévorée par des fauves, affaiblie par la maladie, la blagoulette, qui avait déjà dû abandonner ses chariots, était à présent réduite à sept individus, en comptant son chef.

Combien seront-ils au retour, quand ils rejoindront la vallée d’Émeraude où les attendent le général Pied-de-Biche et son armée 21 ? Il ose à peine y penser. Le maréchal va certainement parler d’échec catastrophique et employer cet argument pour battre en brèche l’influence grandissante de Blanc-Pétral au Bureau Populaire.

C’est pourquoi il doit trouver à ce désastre une cause objective et désigner les responsables. Il n’en voit pas d’autres à sa portée que les laineux. Il saura, devant l’assemblée des dirigeants, transformer ces deux fous en bêtes immondes et antiprolétariennes, en monstres assoiffés de sang qui, pour attaquer la blagoulette, avaient eu recours à une magie déloyale.

Mais la science avait fini par vaincre la sorcellerie ! La lumière de la Raison avait triomphé des ténèbres ! Blanc-Pétral qui a repéré à nouveau les traces des laineux se fait fort de mettre la main sur eux. Il est décidé à les fusiller sur place et à couper leurs têtes qu’il conservera précieusement. Ensuite, d’un geste large, il les fera rouler sur la longue table du Bureau Populaire ! Mais auparavant il lui faut les retrouver dans cette immense ville morte. Comme ils ne prennent nulle précaution, cette tâche ne sera certes point trop ardue et il compte en venir à bout en moins d’une semaine. Quand il les aura tués et décapités, il pourra collecter les renseignements qu’il est venu chercher ici et préparer pour ses amis de Marseille – savants et militaires – un dossier complet. Oui, décidément, il n’y a plus un jour à perdre.

Faisant signe à ses hommes épuisés, Blanc-Pétral s’avance parmi les gigantesques décombres.