IX
It’van était debout et regardait, au fond de l’entonnoir de sable dur, le calice mauve et son déploiement de pétales.
Il faisait une chaleur d’étuve.
Ses genoux flageolaient, ses tempes battaient, la sueur ruisselait sur son front.
Point de feuillage et point d’ombre ici : dans l’abîme du ciel la fleur embrasée du soleil agitait ses pétales de lumière, interpellant l’autre fleur, celle d’en bas, violette et sombre – bouche et floraison de la terre obscure.
It’van était fasciné.
Il se penchait, il se courbait en avant, il lui tendait les mains… Vertige.
Ainsi c’était cela – oui, elle était, cette fleur, le centre maladif de la forêt, le puits fiévreux d’où montaient ces odeurs de corruption lasse, semblables aux parfums exténués d’une vie depuis longtemps abolie… Il avait commencé à les respirer ce matin, quand il était entré dans la jungle. Encens trop riche, avait-il pensé. Oui : trop riche et même trop… mou… Émanation des marécages du souvenir, oh ! ces vieux marais de la mémoire où pourrissent les anciens fruits d’or… Lui qui courait au début avait peu à peu ralenti sa marche… oublié ses promesses les plus solennelles… Tanguy… Anne… La menace qui pesait sur la vallée d’Émeraude… Les laineux qu’il fallait prévenir… Les blagoulets qui marchaient en rang et dans un cliquetis de mitraillettes… Tous ses projets, toutes ses idées s’étaient dissociés comme s’émiettaient et se pulvérisaient les rayons du soleil en franchissant la chair verte des coupoles de feuillage. Il lui semblait que rien de ce qu’il avait conçu dans les pays clairs, à l’extérieur de la forêt, n’était recevable et monnayable ici dans cette ombre enclose – non, rien de ses anciennes idées n’avait plus cours dans cette autre lumière, sous la voûte éblouie des grands arbres : il lui fallait vraiment abandonner ses vieux habits, renoncer à la présomption, aux « certitudes indéracinables » et à tout cet équipement de la pensée, lourds sacs de voyage qui pèsent aux épaules d’une âme en métamorphose. Tout ce qui appartenait à la clarté mentale était ici récusé par les noirs magistrats de l’ombre, devenait aussitôt caduc, privé de sens ou d’importance, révoqué et détruit.
Et, marchant sur la vieille autoroute ruinée, passant sous d’anciens ponts dont tabliers et rambardes étaient perdus là-haut dans les frondaisons luxuriantes, It’van essayait en vain de reformer des idées qui se dérobaient aussitôt, frappées d’inexistence, laissant la place à une eau étale, parcourue de frémissements erratiques – frissons sur la peau d’un cheval noir. Alors de ce nocturne étang, faussement immobile et dont la surface semblait griffée par en dessous, jaillissait soudain le visage ruisselant de la jeune morte… Et It’van ralentissait encore sa marche, bredouillait un juron, trébuchait, vacillait – et finissait par tirer de son fourreau le coutelas suspendu à sa ceinture.
Dans ses moments de solitude, sur la colline du guet, il avait pris l’habitude de converser avec cette arme qui donnait à ses questions de scintillantes réponses. Et il lui semblait parfois qu’un vieil esprit l’écoutait au fond du métal, âme de la lame dont les reflets éphémères dessinaient en de rares instants la silhouette attentive et rabougrie.
— Écoute-moi, écoute-moi bien, disait-il en avançant avec lenteur dans la forêt fiévreuse, tandis qu’oiseaux et insectes composaient autour de lui la plus somptueuse des symphonies sylvestres… Cette jeune morte dont le visage humide vient de surgir des profondeurs ne m’est pas inconnue. Je l’ai vue si souvent dans mes rêves depuis mon enfance que toutes ses expressions me sont familières, de la colère impétueuse à la tendresse angélique. Tout dépend, je crois, de la lumière qui palpite autour d’elle. Parfois ses contours me paraissent nets, durs, anguleux – alors je sais que ses paroles seront farouches et ses gestes impérieux. Elle est terrible dans ces instants-là, le sais-tu ? C’est la femme noire, destructrice et sauvage, aux lèvres empourprées de sang. Mais parfois aussi elle se meut dans une lumière diffuse qui abolit ses contours et donne à son visage la douceur d’une lampe dans les maisons du crépuscule. Alors c’est une vision céleste qui m’envahit tout entier et me coupe du monde extérieur…
Tombée du feuillage, une écharde du soleil fit étinceler la lame.
— Comment ? Que dis-tu ? Qui est cette… jeune morte ? Eh bien, je le sais : elle est ma mère. Non, non, je ne l’ai jamais connue. Du moins je ne m’en souviens pas…
Une autre question étincela sur le métal.
— Comment m’apparaît-elle aujourd’hui ? Tu veux dire : dans quelle lumière ? Un soir d’orage dans les jardins… Un rêve moite au fond du lit de la fièvre… C’est ainsi qu’elle m’apparaît aujourd’hui : vénéneuse, empoisonnée, écarlate…
Il rangea le poignard dans son fourreau. « Vénéneuse, songea-t-il, oui, pesante, étouffante. Elle m’écrase, la jeune morte, elle m’empêche d’être moi-même. Immensément penchée sur le berceau de ma vie, elle voudrait m’interdire de grandir. C’est elle qui obstrue les canaux de mon âme et contrarie le flot naturel de mes émotions… Je suis son tombeau ! » À ce point de sa songerie, It’van s’arrêta et resta un long moment immobile. Autour de lui la forêt semblait lasse et molle, agitant avec peine ses lourds éventails de feuillage. Dans le clair-obscur du sous-bois bruinait une matinée d’or, écume empoussiérée d’un jour d’été au fond d’une salle d’archives. Et peut-être se fût-il couché à terre, les genoux sur la poitrine, et endormi dans la forêt comme en un œuf, si une croissante rumeur ne l’avait rappelé à l’ordre.
Les blagoulets se rapprochaient en poussant de grands cris. Comme des enfants qui descendent la nuit dans une cave ténébreuse, ils faisaient pour se rassurer le plus de bruit possible. It’van entendit même des coups de feu : sans doute devaient-ils tirer sur tout ce qui bougeait. Il fallait rejoindre les laineux, se dit-il faiblement. S’il n’y avait eu cette urgence, il serait volontiers resté à l’endroit où il était, attendant le passage des hommes du Bureau et se livrant à eux. Vraiment son état et ses réactions étaient bien différents de ce qu’il avait imaginé avant de pénétrer dans la jungle. Il avait cru pouvoir avancer avec enthousiasme dans la forêt – oui, avec enthousiasme, jubilation même, et tout entier tendu vers les indispensables métamorphoses. Or c’était tout le contraire qui s’était produit : loin de progresser vers une transformation profonde, il lui semblait avoir reculé. Tout ce qu’il y avait en lui de dur, de résistant, toute cette charpente intérieure paraissait se dissoudre peu à peu dans la fournaise. Dans sa tête pataugeaient de vieilles pensées molles…
Il repartit pourtant, essayant de marcher rapidement, créant un tel vide en lui qu’il ne se posa nulle question quand l’autoroute disparut et qu’il dut cheminer sous les grands arbres noirs, dans cette caverne obscure et malodorante. Il surgit enfin dans la clairière, au bord de l’entonnoir, quelques minutes seulement après que les laineux y furent passés. Il aperçut même sur la terre sablonneuse la trace de leurs sandales. Eût-il pressé le pas en cet instant qu’il les aurait rattrapés, d’autant que les quêteurs, ignorant qu’ils étaient poursuivis, marchaient sans hâte.
Mais le spectacle de cette fleur gigantesque, palpitante et mauve, dressée au fond de cette dépression conique et lançant de tous côtés ses monstrueux pétales, ce spectacle l’immobilisa, le pétrifia même à un tel point que – l’eût-il désiré – il n’aurait pu s’arracher à cette funeste contemplation.
Fleur d’abîme… Hantise… Corruption lourde… Orchidée violette… Floraison des profondeurs fiévreuses… Coupe et calice du retour… Bouche du passé… Quand It’van rouvrit les yeux il roulait avec une croissante vitesse sur la pente irrémédiable. Il tendit désespérément les mains, cherchant quelque chose à quoi se raccrocher, touffe d’herbe, buisson, branche ou corniche. Mais il n’y avait rien, non : il n’y avait rien. La pente était glissante et comme vernissée. Et tout en bas, œil embrasé au fond d’un cratère éteint, la fleur s’inclinait vers lui, faisant follement claquer ses pétales. Et il tombait, il roulait, il bondissait tandis qu’une odeur de coquillage desséché montait vers lui et l’enveloppait, puanteur si forte qu’à nouveau il perdit connaissance.
Quand il se réveilla, il baignait dans un liquide chaud, d’une douceur indicible, liquide doré et bienfaisant dans lequel il lui semblait se dissoudre. Les pétales s’étaient rabattus et refermés, formant au-dessus de sa tête qui à peine émergeait de cette eau chaleureuse le toit d’une tente violette que transperçaient les rayons d’un soleil enchanté. Il se sentait si bien qu’il voulait mourir, oui, mourir pour renaître et mourir encore. Ses pieds touchaient un sol mou et brûlant, semblable au fond d’un marécage, vase vivante où béait une autre bouche dont il effleura la lèvre de son talon. À quoi bon résister, lutter, souffrir, marcher sur des chemins qui de toute manière conduisaient au même entonnoir et à cette fleur mauve qui vous engloutissait avec une douceur bouleversante ? À quoi bon s’épuiser alors qu’il était si facile de se laisser glisser au sein bienheureux de la grande tubéreuse intermédiaire ? Oui, à quoi bon ? Alors il se donna, il s’abandonna… Étreinte, baisers : oh ! ces caresses sur tout son corps alangui !