XV

Ce n’est pas sans une certaine appréhension qu’It’van pénétra dans l’immense termitière, tremblement analogue à celui qu’il avait éprouvé en s’engouffrant dans la jungle. Pour atteindre la ville souterraine il avait fallu quitter l’A6 en empruntant ce que le marmouset avait appelé « la sortie d’Avallon », du nom d’une morte cité de l’ancien temps dont les ruines gisaient dans la forêt, à l’écart de l’autoroute. Ensuite la crissante colonne d’insectes avait suivi sur une dizaine de lieues une étroite chaussée gardée çà et là, surveillée par de petites et nonchalantes garnisons de guerriers termites.

Ni Souffleur, ni Crochetête, ni Gros-Cul ne semblaient porter dans leur cœur ces sentinelles arrogantes et paresseuses qui arrêtaient l’armée sous prétexte (comme le traduisit pour It’van le docteur Khô-Khô) « de la contrôler au nom de Sa Majesté la reine Blancheboudine et de vérifier si quelque ennemi ne s’était pas glissé dans ses rangs ». D’ailleurs, chaque fois, comme l’antenne du « contrôleur-douanier » frôlait le jeune homme, le marmouset devait recommencer le même discours : c’est vrai, It’van n’était pas un termite, mais il était néanmoins un ami et lui, le docteur Khô-Khô, médecin de la reine, conseiller privé de la monarchie, s’en portait garant. De toute évidence, la présence d’It’van posait de délicats problèmes en matière de droit termite, car les contrôleurs, après avoir longuement fixé le jeune homme de leurs yeux de langouste, se concertaient en tapotant leurs crachotières et en faisant vibrer leurs trappettes.

Alors s’impatientaient les trois énormes soldats de la garde royale. Crochetête claquait des mandibules de façon menaçante, Gros-Cul se retournait et montrait à l’extrémité de son laiteux abdomen le dard étincelant qui le prolongeait, et pour finir Souffleur, faisant mine d’éternuer, expédiait sur les pointilleux contrôleurs quelques gouttes de sa mélasse nasale : dégoûtées, les sentinelles se retiraient en désordre et libéraient le passage.

— Pourquoi tous ces gardes ? demanda It’van au marmouset.

La région était peu sûre, expliqua le petit docteur. La sombre cavalerie des fourmis noires la parcourait en bandes sauvages et tendait des embuscades aux colonnes termites. Bratoc, la reine de la ténébreuse fourmilière de Clamecy, avait voué depuis peu à Blancheboudine une haine inexpiable, haine qui était en passe de déboucher sur la guerre. Certes, il n’y avait eu jusqu’à présent que de petits combats d’escouade et des coups de commandos, mais on sentait se dessiner un conflit qui embraserait dans peu de temps toute la forêt d’Iscambe jusqu’à Paris.

— Et tout cela, gémit le marmouset en se frappant les mains, pour des raisons ridicules. Tellement ridicules que c’est à s’en couper le bourrechou avec les dents.

Pour résumer l’affaire, il fallait qu’entrât en scène le personnage le plus grotesque de toute la jungle, le grillon Haillon (c’était ainsi qu’il s’appelait). Le grillon Haillon était un de ces musiciens ambulants qui allaient de fourmilière en termitière et de termitière en fourmilière pour chanter avec des voix doucereuses et en faisant grincer leurs élytres les hauts faits des guerriers et la splendeur des reines pondeuses. Un flatteur, voilà ce qu’il était surtout, le grillon Haillon, un courtisan qui affectait une tenue négligée, se laissait pousser les poils de poitrine, ne se nettoyait jamais les pattes, tutoyait grossièrement les reines et contrefaisait le désespéré, l’insecte solitaire dans un monde où il était de trop pour l’éternité.

Il avait tout de suite conquis la reine Bratoc en affirmant qu’elle était la plus belle des créatures du monde souterrain. Or l’on pouvait tout dire de la reine Bratoc : qu’elle était intelligente, puissante, généreuse, ou qu’elle pondait avec une rapidité sans égale – mais non qu’elle fût belle. Car à la vérité c’était le monstre le plus hideux de toute la forêt : noirâtre plutôt que noire, cloquante et boursouflée, borgne et puante (au point qu’elle empestait toute la vallée de l’Yonne), elle était gigantesque, mesurant plus de cent toises, ce qui la rendait incapable du moindre mouvement.

Le compliment du grillon Haillon l’avait rendue comme folle. Elle ne pouvait plus s’en passer : il fallait qu’il fût toujours là, à ses côtés, et qu’il chantât. Quoique n’y comprenant goutte, elle s’enivrait de ses propos sur l’absurdité de la vie et sur « l’existence qui, à l’évidence, précédait l’essence ». Elle étonnait grandement ses généraux en son conseil quand elle déclarait au milieu d’un exposé stratégique que, sans aucun doute, « l’enfer c’était les autres ».

Le grillon Haillon, qui cherchait surtout à jouer l’important et à se prélasser, s’était trouvé rapidement en butte à l’hostilité sournoise des habituels courtisans de la reine des fourmis. Son extraordinaire faveur avait suscité en effet bien des mécontentements. Il n’était pas rare que, se promenant dans les galeries, il reçût dans l’arrière-train une piqûre traîtresse dont il n’avait pas le temps d’apercevoir l’auteur. La place de grand favori n’était point de tout repos, d’autant que Bratoc commençait à avoir des exigences, lui demandant de plus en plus fréquemment de frotter son museau contre le sien ou de lui gratouiller l’abdomen avec ses antennes.

En outre – et c’est ce qui causa la fuite du grillon Haillon, lequel aimait par-dessus tout s’empiffrer – la nourriture ne lui convenait pas. Il faut dire que les fourmis noires avaient une façon assez répugnante de l’absorber. Elles entretenaient à dessein d’immenses troupeaux de poux – de gros poux qui paissaient et ruminaient toute la journée. Le soir, à l’étable, elles leur chatouillaient le ventre d’une certaine manière, collaient leur bouche avide à ce qu’il faut bien appeler l’anus de ces grosses boules hirsutes et sans grâce et recueillaient la goutte du miellon que ces dernières ne tardaient pas à expulser. L’orgueilleux saltimbanque, quoique couvert lui-même de vermine, se décrivait comme « un artiste délicat et raffiné ». Il affirmait avoir été indigné et dégoûté par ces nauséeux banquets. La vérité était que, pour se nourrir, il eût collé sa bouche à n’importe quoi, mais qu’il en avait soupé du miellon.

Il s’enfuit donc et, le ventre vide, vint chercher le gîte et le couvert chez Blancheboudine. Celle-ci, enchantée de jouer à Bratoc, qu’elle détestait, un tour de sa façon, l’accueillit et lui donna auprès d’elle le même rôle qu’il avait interprété auprès de la reine des fourmis. Non qu’elle fût dupe des flatteries exagérées du grillon (n’avait-il pas déclaré qu’elle était « mignonne et sémillante », elle qui pesait cinquante tonnes et mesurait ses cent toises ?), mais elle aimait l’écouter chanter le désespoir et l’absurdité de la vie.

Depuis quelques mois elle traversait la période la plus noire de son existence. Son corps immense lui pesait comme un fardeau insupportable. Les souvenirs l’assaillaient, images du temps où – mignonne et sémillante en effet – elle avait fondé cette termitière avec le jeune roi. Ils avaient vécu ensemble des moments d’intense bonheur, et puis l’avaient accaparée ses tâches maternelles : la ponte incessante qui formait son principal devoir. Elle l’avait accomplie avec plaisir, avec amour même, et cela jusqu’à une période récente. Depuis peu, hélas ! elle ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi elle pondait. « À quoi bon ? se disait-elle. En voilà un, et encore un, et encore un. Ne suis-je donc bonne qu’à pondre ? » L’affectait aussi le comportement du vieux roi à son égard, lequel la considérait non tant comme une compagne que comme la reine des pondeuses.

Bref, elle était devenue mélancolique, acariâtre et déprimée. C’est pourquoi les chansons tristes du grillon Haillon lui plaisaient. Elle y trouvait comme un reflet de son désespoir, un écho à sa propre solitude. Les centaines et les centaines de milliers de termites qui l’entouraient ne l’empêchaient pas de se sentir seule, atrocement seule, au milieu de cette foule affairée. S’il n’y avait eu le marmouset qui l’écoutait avec déférence et l’abreuvait de ses conseils, et « cet imbécile de grillon Haillon » dont les chants poignants la berçaient, elle se fût abandonnée à la désespérance, allant jusqu’à cesser de pondre – ce qui était, au regard de la loi termite, signer son arrêt de mort.

Dans un autre état d’âme et devant l’imminence d’une guerre elle eût restitué le grillon à Bratoc, mais voilà : ses mélodies lui étaient devenues nécessaires. Elles l’apaisaient et lui donnaient le courage de pondre, de pondre encore, de pondre toujours. Aussi avait-elle renvoyé les plénipotentiaires de Bratoc venus réclamer auprès d’elle – non sans morgue ni menaces voilées – la personne du saltimbanque. Telle était ce que le docteur Khô-Khô appelait « la genèse du conflit à venir ».

— Mais comment savez-vous tout cela ? demanda It’van. La reine vous fait-elle ses confidences ?

La poitrine du marmouset se gonfla d’orgueil. Oui, proclama-t-il sur un ton d’importance, il n’y avait pas d’autre expression : Sa Plantureuse Majesté lui faisait ses confidences. Chaque jour il se juchait sur son corset de chitine et l’écoutait. N’était-il pas, non seulement le médecin de son corps gigantesque, mais aussi celui de sa petite âme tourmentée ? Les deux étaient liés, étroitement liés, si bien qu’il soupçonnait une maladie physique d’être à l’origine de ses souffrances morales et de son hypocondrie actuelle. L’eût-il découverte grâce au suc de la fleur qu’il aurait rendu un grand service à la termitière – mais à cause d’It’van il revenait bredouille. Très certainement il allait se faire réprimander par Blancheboudine, ce qui ne laisserait pas d’enchanter le grillon qui haïssait le marmouset et voulait prendre sa place auprès de la reine. Le témoignage du jeune homme et cette pièce à conviction qu’était la luminosité de son corps subtil seraient peut-être de nature à atténuer la colère de sa puissante maîtresse.

Il était inutile d’ergoter au sujet du lendemain. Non plus que le passé – un passé terrible dont le souvenir l’écrasait – le futur n’était un refuge confortable pour l’esprit du marmouset : il fallait vivre dans le présent et cesser de se projeter à tout propos en avant et en arrière. Entre l’accompli, le poussiéreux accompli, et l’avenir encore inexistant, seul le présent était éternel. Il suffisait de se maintenir à la crête de cette vague en mouvement pour être assuré de ne point mourir. D’ailleurs…

— D’ailleurs on arrive ! conclut le docteur Khô-Khô, en proie à des pensées dont tressaillait son visage de vieil enfant.

It’van regarda autour de lui. Le paysage avait changé, la forêt s’était peu à peu éclaircie. Entre les arbres aux troncs dénudés et comme ébranchés, une terre sèche apparaissait que brisaient çà et là d’étranges boursouflures et des excavations entourées de murets de glaise. Au-dessus de ces trous régulièrement disséminés s’apercevaient de vibrantes antennes, des têtes cuirassées – mandibules et clapoutons brandis. It’van comprit leur raison d’être. C’étaient des retranchements, des guérites, des redoutes, à l’intérieur desquels d’énormes guerriers veillaient. Sans doute – à en juger par leur très savant agencement – s’agissait-il des ultimes fossés et fortins avant la termitière proprement dite.

Le jeune homme lumineux avait vu juste. La forêt cessa, délimitant une clairière si vaste que le regard n’en pouvait embrasser la totalité. Au loin, vers l’ouest et le soleil qui lentement se couchait, des montagnes aux sommets couverts de neige se dressaient. Plus loin encore, le ciel embrasé, le ciel pur et idéal entre ses archipels de nuages, le ciel spirituel enfin aspirait par la bouche des noirs volcans le feu d’en bas, comme s’il voulait l’intégrer et se conjoindre à lui.

Mais le plus impressionnant, et ce qui parut à It’van d’une beauté saisissante et majestueuse, était la colline au centre de la clairière. Haute de cent toises, parfaitement conique, comme si elle eût été l’inverse du trou où il avait vaincu la fleur, ses flancs brunâtres ne comportaient pas la moindre végétation tandis que son faîte s’ornait d’une monumentale construction de l’ancien temps.

— La termitière ! annonça le marmouset en désignant la colline. Certes vous n’en voyez qu’une toute petite partie, car elle s’enfonce profondément dans la terre. Et cette montagne n’est qu’un minuscule bonnet posé sur la tête du géant dont les pieds s’enracinent très loin en dessous, presque sur la rive de l’océan de feu.

— Et ce bâtiment d’autrefois ? demanda It’van en montrant le sommet.

— Ce bâtiment ? Ce n’est pas un bâtiment, corrigea le docteur Khô-Khô, mais un sanctuaire de la vieille civilisation, lieu sacré voué au contact du ciel et de la terre, qui s’appelait Vézelay.

— Vézelay ?

— Oui. Vézelay.

Tandis que la colonne s’approchait de la termitière, It’van fixa sur la sainte construction un regard attentif. Au-dessus, comme si le sanctuaire en eût été l’axe, pesait le disque rose du ciel. En dessous commençait l’empire de la ténèbre souterraine, monde occulté en temps ordinaire mais dont le jeune homme entendait – dont il croyait entendre – l’immense rumeur. De ces deux mondes, le temple juché à la pointe de la termitière paraissait être la jonction, le lieu de passage.

— Il y avait une ville jadis sur les flancs de cette colline, poursuivit le marmouset. Mais les édifices qui la composaient ont été engloutis et comme rentrés en dedans par les insectes afin de n’offrir aux éventuels agresseurs que des pentes nues, beaucoup plus faciles à défendre.

— Mais pourquoi ont-ils conservé le sanctuaire ? s’étonna le jeune homme.

— D’abord à cause des deux toits en flèche qui le surmontent et dans lesquels les termites voient l’image idéalisée de leurs propres antennes. Le temple lui-même est pour eux un gigantesque termite de pierre. Ensuite l’autre raison qui a motivé le maintien du sanctuaire est tout simplement qu’il leur est utile.

— Comment ? Ils l’utilisent ? Vous voulez dire qu’ils y célèbrent des cérémonies ?

— Plus que des cérémonies, des métamorphoses. C’est la plus grande des chambres de métamorphose et la plus recherchée aussi. Mais je vous expliquerai cela en détail demain en vous faisant visiter la termitière. Nous arrivons à l’entrée du royaume d’une des puissances de la terre, j’ai nommé la reine Blancheboudine !

L’entrée ? Quelle entrée ? se demanda It’van. Devant lui il ne voyait que la paroi nue de la colline. Il jeta au marmouset un regard interrogateur. Celui-ci remua les lèvres en pointant son doigt devant lui.

Alors le mur de glaise se lézarda, se fendilla puis s’abattit sur quelque vingt coudées, démasquant une haute et caverneuse galerie précédée d’une salle immense, au plafond si éloigné que, même avec le jour qui pénétrait à flots, il n’était pas visible. Une foule de guerriers était amassée dans cette sorte de vestibule, qui aussitôt entourèrent Crochetête et se mirent à diriger leurs antennes vers It’van et vers le docteur Khô-Khô. Répondant sans doute à de nombreuses questions qui touchaient non seulement à la présence d’It’van mais aussi au résultat de l’expédition, le marmouset, se plaçant d’autorité sur les épaules du jeune homme, se mit avec de grands gestes et en agitant silencieusement les lèvres à haranguer cette vibrante assemblée.

Quand s’acheva le discours du petit médecin, les énormes soldats parurent satisfaits et entreprirent, les uns après les autres, de chatouiller le jeune homme de l’extrémité de leurs antennes.

— Savez-vous ce qu’ils font ? lui lança son minuscule compagnon. Ils sont en train de faire votre connaissance.

— Mais… qui sont-ils ?

— La plupart sont de très importants personnages : officiers d’état-major, directeurs des convois ou architectes. Ce termite blanc, auguste et vénérable, n’est autre que le Grand Maître des métamorphoses. Quant à ces tout-petits-là, aux têtes poudrées et qui prennent un malin plaisir à vous gratter la cuisse, ce sont les jeunes freluquets de la cour. S’ils vous gênent, vous n’avez qu’à me le dire. Je les éloignerai d’un coup de savate.

Ces contacts étranges, ces picotements analogues à ceux que l’on peut éprouver en marchant nu au milieu des broussailles, suscitaient chez It’van un certain malaise. Ses muscles étaient noués, tout son corps crispé par une sensation proche de l’affolement et du dégoût. Et sa monture dut le sentir, car elle lui vint en aide : claquant des mandibules et blaffant avec véhémence, Crochetête, le serviable Crochetête dont les trappettes fumaient, fit le vide autour de lui.

— Il est temps, dit soudain le marmouset en tapotant amicalement la joue du jeune homme. Je sais que vous êtes un peu… effrayé. Mais, vous verrez, cela s’arrangera. Dites-vous bien que tous ces termites sont des âmes pures, naïves et nobles. Ils ne vous veulent absolument aucun mal, tant que vous ne vous opposez pas à l’esprit de la termitière. Si vous devenez un ennemi, alors bien entendu ils sont capables de vous déchiqueter en morceaux si petits que vous passeriez au travers d’un tamis. Mais cela n’arrivera pas, car je sens en vous un accord avec le monde souterrain. À propos, je vous recommande ceci : soyez aimable avec la reine. Tâchez de lui plaire, mais sans mentir, car ses petites antennes détectent le mensonge et tout ce qui ressemble à des propos artificiels. C’est ainsi qu’elle n’est pas dupe des simagrées de Haillon et s’il ne chantait si bien, cela fait longtemps qu’il serait réduit en poussière. Bref, quand vous serez introduit auprès d’elle, ne cherchez pas à l’impressionner : bornez-vous simplement à être vous-même et tout ira bien.

— Quand aura lieu cette audience ?

— Demain, je pense. À moins que… à moins qu’elle ne choisisse de vous faire faire antichambre. Oh ! c’est dans son caractère. Je connais bien ma souveraine et je sais qu’elle n’aime rien tant que d’être désirée. D’ailleurs, nous verrons bien ! À présent je vais vous conduire à vos appartements.

— Mes appartements ?

— Oui, et des plus confortables, vous le constaterez. Ensuite je vous quitterai pour aller rendre compte de ma mission à la reine.

Toujours juché sur Crochetête qui manifestait son plaisir par une multitude de petits crissements, cointements, joyeuses claquatouilles agréables à entendre, ils s’enfoncèrent dans l’empire obscur de la termitière. Obscur, vraiment ? Non, car une douce lueur baignait les galeries comme si des torches les escortaient. Le marmouset agita le grelot de son rire quand le jeune homme lui demanda l’origine de cette surprenante clarté.

— Mais c’est vous ! finit-il par dire en pouffant. C’est votre phosphorescence qui nous éclaire. Vous êtes un homme doré à présent. Et votre victoire sur la fleur carnivore, sur la grande engloutisseuse, vous permet d’explorer le monde souterrain en diffusant votre propre lumière. Ce triomphe vous a rendu capable de percer le secret des ténèbres.

C’était vrai : It’van était devenu un homme-lampe. Grâce à la luminosité de son aura, il pouvait maintenant voir dans la nuit épaisse. Ce qu’il voyait, c’était un dédale de galeries aux parois humides où croissaient d’étranges champignons à chevelure blanche. Des théories de termites aveugles y passaient en hâte, transportant des chargements divers, poutres, coffres, cadavres d’insectes et jusqu’à des œufs royaux acheminés à grands soins vers les différentes salles de couvaison.

Parfois se faisait entendre un martèlement régulier. C’était un détachement de mélassiers qui surgissaient et mettaient aussitôt leurs proéminentes cumules en batterie devant Crochetête. Les paroles apaisantes du marmouset les éloignaient, mais bientôt c’était au tour d’une troupe de mandibuliers de fondre sur eux en faisant castagner leurs armes. Tout était à recommencer et Khô-Khô finit par exhaler son mécontentement.

— J’en ai assez, dit-il. Il faut que la reine avertisse toute la termitière de votre présence, sinon nous ne pourrons faire un pas sans être arrêtés.

Quittant la galerie principale, énorme tunnel où les insectes s’affairaient, ils s’engagèrent dans une étroite et montante ruelle, beaucoup plus calme parce que située à l’écart des mouvements d’approvisionnement et de stockage. Crochetête la gravit au pas de charge. Le pauvre termite ahanait : sans doute devait-il commencer à ressentir une certaine fatigue. Souffleur et Gros-Cul les avaient quittés depuis longtemps pour regagner dans les profondeurs les garnisons de la garde royale, et Crochetête aspirait à les rejoindre afin d’y savourer lui aussi un repos justifié.

— Sommes-nous loin encore ? demanda It’van.

— Nous arrivons, dit Khô-Khô. Regardez !

Devant eux surgit une rue de l’ancien temps avec ses échoppes, ses magasins, ses restaurants, déserts naturellement – une rue souterraine et nocturne qui, jadis, avait connu la lumière du jour. C’était Vézelay, expliqua le petit homme. Oui, c’était cette ville-en-dedans que les insectes avaient intégrée à la termitière afin de laisser lisses et nues les pentes de la colline. On y logeait ordinairement les hôtes de marque, mais il se trouvait aussi certains officiers ou fonctionnaires importants pour avoir choisi d’habiter ici, dans des hangars ou des garages, car l’entrée étroite de ces demeures était un obstacle infranchissable pour les grands termites. En fait, seules les petites ouvrières à jabot pouvaient s’y introduire : ce qui était une chance, car c’étaient elles précisément qui étaient chargées de la propreté de l’endroit.

Les mains sur les hanches, toujours juché sur les épaules de son compagnon, le marmouset se mit à déchiffrer, en renversant la tête en arrière, les enseignes des principaux commerces.

— Boulangerie, disait-il. Voulez-vous loger chez le boulanger ? Chez le pharmacien, peut-être ? Ou au café-tabac ?

— Comment ! Vous pouvez lire l’écriture ancienne ? s’étonna It’van.

— Oui, c’était jadis obligatoire chez les marmousets à Paris. Ne serait-ce que pour se retrouver dans le labyrinthe des rues. Alors, dites-moi où vous désirez habiter.

— Ici ! décida le jeune homme en indiquant une maison à l’aspect harmonieux et au seuil surmonté d’une marquise brisée.

It’van n’avait pas mal choisi, reconnut Khô-Khô. C’était la fameuse demeure au verger.

— Au verger ? Vous voulez dire qu’il y a des arbres fruitiers ?

Oui, c’était exactement cela. De l’autre côté de la maison croissaient des figuiers, arbres qui s’étaient naturellement adaptés à l’obscurité en changeant de forme et de texture. Leurs fruits étaient encore plus savoureux que ceux qu’ils donnaient autrefois quand ils poussaient sous le soleil. Le marmouset fit stopper Crochetête, lequel, pliant les pattes, favorisa la descente d’It’van et de son minuscule compagnon. Tandis que l’énorme termite attendait au-dehors, ils pénétrèrent à l’intérieur de la maison.

Celle-ci était remarquablement tenue et l’on sentait que de zélées ménagères devaient la visiter régulièrement. Les meubles luisaient, débarrassés de toute poussière. Jusqu’aux tapis qui avaient été battus et semblaient propres. En fait, toutes ces demeures avaient été conservées dans l’état exact où les termites les avaient découvertes. Ils n’avaient même pas rangé les journaux à plat sur les tables et dont les gros titres annonçaient des nouvelles affolantes.

Puis, comme It’van ouvrait les tiroirs des commodes, y trouvant de vieilles lettres et des pièces de monnaie, le marmouset le quitta, annonçant qu’il ne tarderait pas à revenir. Le jeune homme en profita pour explorer la maison tout entière.

Dans une grande chambre du premier étage, il mit au jour, au sein d’une penderie hermétiquement fermée, une collection de vêtements d’homme dont l’état de conservation était tel qu’ils semblaient neufs. Il s’habilla devant un grand miroir où il pouvait se voir de la tête aux pieds, se revêtant d’une chemise de soie crème, d’un costume noir et de bottes de cuir. Ses cheveux blonds, son visage doré et lumineux produisaient un étrange contraste avec le tissu sombre. Ce qui étonna It’van fut la permanence de sa luminosité : bien que recouvert d’étoffe, son corps persistait à diffuser la même clarté d’abat-jour. Se fût-il entièrement cuirassé qu’il eût été encore une source de lumière…

Il descendit au rez-de-chaussée et trouva, au fond de la cuisine, la porte qui menait au jardin. Le verger était un petit terrain enclos où poussaient quelques arbres de couleur rouge sombre et d’aspect cartilagineux. Comme il mettait la main sur l’écorce molle, il sentit couler en dessous un liquide chaud et épais. Des fruits étaient suspendus au-dessus de sa tête. Il les arracha plutôt qu’il ne les cueillit, ce qui fit jaillir de la branche des gouttes d’une humeur tiède, âcre et carminée qui se coagula aussitôt sur sa main. Le même liquide coula hors du fruit quand il ouvrit son cœur moite pour le dévorer.

Quel délice ! Il sembla au jeune homme qu’il n’avait jamais rien mangé qui fût aussi bon, aussi voluptueux même. Car les figues – les figues des figuiers de la nuit en leurs vergers obscurs – avaient le goût subtil de ces baies d’un bleu d’ardoise arrachées aux haies des bocages interdits.

Quand il revint dans la maison, avec les mains poisseuses et, dans la bouche, la saveur entêtante d’un premier baiser d’amour, il trouva le marmouset qui l’attendait en tenant un petit panier. Celui-ci fut tellement saisi de le voir dans ce costume de l’ancien temps qu’il fit un pas en arrière.

— Ne craignez rien, c’est moi, c’est It’van.

Le docteur Khô-Khô se rasséréna aussitôt. Non, il n’avait pas eu peur et s’il s’était esquivé, c’était uniquement afin que le jeune homme ne l’écrasât pas de son pied à présent botté. Il devait reconnaître que ces vêtements lui allaient très bien. Il avait tout lieu de penser que la reine ne serait pas insensible à son charme. Il en aurait besoin du reste, car Blancheboudine était d’une humeur massacrante. « Qu’est-ce que c’est que ce bonhomme que vous nous avez ramené ? » lui avait-elle demandé grossièrement. It’van savait-il ce que Khô-Khô avait répondu à cette dénomination péjorative, dont il connaissait l’inspirateur ? Ce n’était pas un bonhomme, avait-il dit, mais un homme, un noble seigneur même dont la beauté et l’âme rayonnante étaient de nature à inquiéter les flatteurs sales et poilus, aux voix grêles, dont la présence serait aussitôt éclipsée par tant de séductions et de vertus. Et toc ! Voilà ce qu’il lui avait envoyé au grillon Haillon qui, à côté de la reine, affectait cette attitude de poète dégoûté de la vie qu’il croyait la plus propre à attirer sur lui la royale générosité.

— Il est beau ? Vous avez dit qu’il était beau ? avait demandé la reine.

— Il est beau, Majesté, il est magnifique.

Bref, la souveraine était disposée à le recevoir le lendemain. En attendant – et afin qu’il fût parfaitement détendu à l’instant de rencontrer Blancheboudine – il fallait qu’il dormît et surtout qu’il se restaurât. Sachant qu’It’van n’était pas décidé encore à absorber sa nourriture comme le faisaient les termites, il lui avait apporté de quoi faire une plaisante omelette. Et, soulevant le linge posé sur le panier, le marmouset lui montra la douzaine d’œufs qu’il contenait.

— Des œufs de poule ? demanda le jeune homme.

— Mais parfaitement ! Des œufs de poule !

Le docteur Khô-Khô lui expliqua que de grands poulaillers s’étendaient à l’extérieur de la termitière. Les insectes utilisaient en effet les œufs, non point comme nourriture quotidienne, mais comme fortifiant pour les larves. It’van alluma un feu dans la cuisinière à bois puis, lorsqu’il se mit à flamber, il cassa les œufs dans un bol, les touilla, et jeta le liquide ainsi obtenu dans une poêle propre tirée du ventre d’un buffet. Quand l’omelette fut tiède, il la porta sur la table où le marmouset s’était déjà installé en se juchant sur des annuaires de téléphone empilés sur une chaise. Tenant d’une main une fourchette et de l’autre un couteau, il frappait son assiette avec impatience.

— Attendez ! lui dit le jeune homme avant de s’attabler à son tour.

Il disparut un instant à la cave et en revint avec une bouteille.

— Vous connaissez cela ? demanda-t-il au marmouset.

— Non. Qu’est-ce que c’est ?

— C’est du vin, lui expliqua It’van, quelque chose qui ressemble à l’alcool de riz mais qui est bien meilleur.

Le docteur Khô-Khô manifesta son étonnement : comment ! « ça » pouvait encore se boire, après tant de siècles et de décennies ? Mais bien sûr, affirma le jeune homme en débouchant la bouteille : non seulement « ça » pouvait encore se boire, mais en plus « ça » se buvait mieux que jadis. Les Émeraldiens raffolaient de cette boisson ancienne. Ils l’aimaient tant qu’on n’en trouvait pour ainsi dire plus du tout dans les maisons d’autrefois. Khô-Khô désirait-il en absorber une goutte ?

Oui, naturellement, mais s’il en buvait, lui le médecin officiel de Sa Grâce Adipeuse, la reine Blancheboudine, ce n’était pas pour son plaisir mais par esprit scientifique et pour agrandir le champ de sa pharmacopée personnelle.

Après le premier verre le marmouset se mit à rire silencieusement et sans raison. Après le second il voulut montrer à It’van qu’il chantait beaucoup mieux que « cet indescriptible grillon Haillon ». Après le troisième il entreprit de lui raconter une confuse histoire au sujet d’une marmouse qu’il avait connue jadis et dont l’extrémité des seins se dressait parfois « tels des bouchons de carafe ». Après le quatrième il se mit à pleurer et après le cinquième il s’endormit, la bouche ouverte.

It’van l’emporta dans ses bras et le coucha au creux d’un petit berceau qu’il avait découvert au premier étage. Lui-même alla s’étendre sur un divan voisin. Après avoir dormi longtemps et d’un sommeil sans rêve, il se réveilla en sursaut.

Pussepuline, la petite ouvrière termite, le chatouillait de ses antennes. À côté d’elle se tenait, le visage rougi par un hâtif débarbouillage, le docteur Khô-Khô. Était-ce parce qu’il était encore à demi assoupi ? En tout cas, It’van ne fit nulle difficulté quand Pussepuline approcha ses lèvres des siennes pour le nourrir. Il eut la sensation d’embrasser la bouche d’une poupée en celluloïd. Une légère et savoureuse purée fut introduite en lui à la faveur de ce baiser nourricier.

Quand il se ravisa il était déjà trop tard : un deuxième baiser l’avait rassasié. Il fallait reconnaître que la cuisine intérieure de l’ouvrière était excellente. Qu’est-ce que c’était ? demanda It’van au marmouset.

— C’était bon, n’est-ce pas ?

— Délicieux ! renchérit le jeune homme.

Ce que c’était ? It’van voulait-il vraiment le savoir ?

— Absolument.

Eh bien, connaissait-il ces longues griffes qu’arboraient aux pattes antérieures les babouins ? Oui, naturellement, on en faisait des colliers dans la vallée d’Émeraude, mais cet extravagant marmouset ne voulait pas dire que…

— Si, c’est exactement ce que je veux dire, affirma le docteur Khô-Khô avec hauteur.

Et d’expliquer qu’il fallait attendre longtemps qu’un cadavre de singe fût à ce point décomposé que ses griffes en perdissent leur dureté naturelle : elles s’amollissaient, s’affaissaient et finissaient par tomber. Alors les recueillait Pussepuline, la sage petite fée des galeries, qui les mettait aussitôt à mijoter en son jabot. Au bout d’une douzaine d’heures – et pour peu qu’on leur adjoignît une pincée de rakakort et quelques brins d’ourdouillou-lala – elles formaient une bouillie propre à ravir l’estomac des reines.

Puisqu’on parlait des reines, il fallait qu’It’van se préparât immédiatement. Blancheboudine avait en effet manifesté le désir de le recevoir sur-le-champ, « sans délai même et, pour parler franchement, tout de suite ».

It’van eut juste le temps de s’humecter le visage avec l’eau rouillée qui coulait d’un robinet à l’âme criarde et tourmentée : déjà le docteur Khô-Khô, l’agrippant par la jambe de son pantalon, le tirait vers la porte.

Dehors les attendaient les trois inséparables termites de la garde royale. Gros-Cul versa une larme d’attendrissement en reconnaissant It’van. Crochetête trappetouilla avec une infinie douceur et fit ronronner ses clapoutons. Quant à Souffleur, afin de ne point emmélasser le jeune homme, il détourna son curnule avec tact et poussa un soupir si profond qu’il en aspergea toute la façade de la maison voisine.

Leur trajet jusqu’aux appartements royaux fut ralenti par maints barrages de sentinelles attentives et soupçonneuses, obstacles qui affectèrent l’humeur du marmouset au point qu’il se mit à maudire « cette sacrée saucisse et tout son bataclan ». Puis, comme It’van lui demandait qui était « cette sacrée saucisse » : « La reine, naturellement ! » explosa-t-il. Et de raconter au jeune homme que naguère ces barrages n’existaient pas et que la termitière s’en portait beaucoup mieux. Les communications étaient aisées entre les différentes parties et les différentes castes de l’empire souterrain. Les galeries étaient bien dégagées et l’esprit communautaire y soufflait dans toutes les directions, « de haut en bas, comme de bas en haut ». À présent, et sur l’ordre de Blancheboudine, cette police intérieure avait établi partout ses barricades. Il fallait à tout moment montrer antenne blanche.

C’était très mauvais pour la termitière, car cela encourageait l’égoïsme de caste, sans compter les tensions internes que suscitait une si pointilleuse surveillance. Tout allait mal à présent dans le royaume de Blancheboudine, à l’extérieur comme à l’intérieur. C’est ainsi que, sans révéler à It’van un secret militaire, les premiers engagements avec la cavalerie noire de Bratoc avaient tourné à l’avantage très net de celle-ci. Plusieurs escouades de l’infanterie termite avaient été mises en déroute et si la garde royale – suprême réserve de la termitière – n’était intervenue et n’avait fait fuir les agresseurs par sa seule et impressionnante apparence, il est probable que Vézelay serait aujourd’hui assiégé.

Quant à l’atmosphère intérieure du royaume, elle était exécrable. Les ouvriers enviaient les guerriers ; les guerriers voulaient devenir des aristocrates sexués ; ceux-ci voulaient avoir des ailes et les insectes ailés désiraient se muer en roi et en reine. Et cette dernière, que son embonpoint désespérait, rêvait de se changer en une petite ouvrière à la taille fine. Bref, la situation sans être tragique était néanmoins préoccupante. Il se trouvait même d’odieuses petites crapules pour assaillir les ouvrières dans les galeries désertes et leur faire cracher le contenu de leurs jabots. Vraiment, ce n’était pas étonnant si l’oiseau de feu ne montait plus.

— L’oiseau de feu ?

Oui, l’oiseau de feu. Naguère – il n’y avait pas si longtemps ! – une huppe ardente parcourait en grésillant et à une vitesse folle les galeries de la termitière. Elle venait des profondeurs, de cet océan de flammes qui forme le noyau brûlant de la terre et auquel l’ultime souterrain accédait, comme au rivage d’une mer inconnue. C’était là que l’oiseau de feu avait son nid et c’était de là aussi qu’il s’élançait vers les hauteurs. À tort ou à raison (le marmouset ne s’était pas formé d’opinion définitive sur ce sujet), les termites considéraient cet oiseau de feu comme l’essence de la termitière, l’âme de l’âme – et pour cette raison l’appelaient « l’âmâme ». Voir l’âmâme, ce nœud d’énergie ascendante, était un signe de santé et de puissance. Rien de grave ne pouvait arriver quand vous aviez vu l’âmâme : celle-ci vous protégeait d’une carapace invisible et vous pouviez affronter des centaines de fourmis noires sans risquer la moindre blessure. En outre – et c’était sa seconde mission – elle favorisait grandement par ses passages tourbillonnants les mues des insectes, et notamment cette dernière transformation avant l’essaimage que l’on nommait « la mue imaginale ». Il lui suffisait d’apparaître pour que s’accomplît en une seule journée dans les chambres de métamorphose ce qui, en temps ordinaire, réclamait plusieurs semaines de douloureux efforts. À présent l’âmâme ne montait plus ; tout allait à vau-l’eau dans la termitière.

— Depuis quand l’oiseau de feu se refuse-t-il à monter ? demanda It’van.

Question intéressante, en effet, reconnut le docteur Khô-Khô. Il se l’était souvent posée et était arrivé à la conclusion suivante : la huppe enflammée n’avait plus fait son apparition dans le royaume de Blancheboudine depuis que celle-ci avait commencé à manifester de la mauvaise humeur, à douter d’elle et des autres, à se sentir menacée et à établir partout ces postes de guet ridicules et inutiles. C’étaient peut-être ces obstructions, ces obturations et ces oppressions diverses qui avaient éloigné l’âmâme, l’exilant vers des profondeurs si lointaines qu’elle n’en était plus visible. Mais cela ne signifiait nullement que la huppe enflammée fût morte. Elle attendait sur son brûlant rivage que fussent levés les barrages de police qui encombraient les galeries – restaurées les communications, la liberté de mouvement et l’ouverture au monde. Elle attendait que fussent apaisés les tourments intérieurs de la reine.

Car c’étaient eux, c’étaient ces tourments qui étaient la cause de tout. Que Blancheboudine redevînt telle qu’elle était jadis, c’est-à-dire naïve et spontanée, intuitive et libérale, aimante et généreuse, et très certainement l’oiseau de feu, dans l’ordonné labyrinthe des galeries, ferait à nouveau crépiter ses ailes de braise. Voilà pourquoi il était si important de guérir la reine : à l’heure où un immense conflit s’annonçait, il fallait rétablir l’unité ancienne du royaume, sinon les troupes de choc de l’ennemi n’éprouveraient pas de grandes difficultés à anéantir la profonde, la vertigineuse termitière de Vézelay.

— Mais pourquoi ne pas restituer aux fourmis le grillon Haillon ? suggéra It’van. La guerre serait finie avant même que de commencer.

Hélas ! dit le marmouset, c’était trop tard à présent. Bratoc avait fait savoir par ses messagers qu’il n’y avait plus de possibilités de conciliation et qu’une lutte à mort était d’ores et déjà engagée. Non, non, c’était dans la termitière même qu’il fallait désormais agir. It’van voulait-il l’aider dans sa tentative de restaurer l’ordre d’antan ?

Oui, bien entendu, il était tout à fait disposé à lui prêter main-forte, dit le jeune homme. Mais le docteur Khô-Khô ne devait pas oublier que son but à lui, It’van, était de gagner Paris où l’appelaient certaines affaires.

Prenant au pied de la lettre la réflexion de son compagnon, le marmouset se mit à blâmer Crochetête pour sa lenteur. Passant sa petite main par l’une de ses fumantes trappettes, il lui pinça son délicat épiderme.

— Pressons-nous, Bagrou-Grouba ! Pressons-nous. Sacré lambin !

Le « sacré lambin » se mit à galoper à une telle rapidité que les termites qui remontaient à contre-courant la galerie s’écartèrent, horrifiés. Des ouvriers transportant des charpentes furent renversés et leurs fardeaux envoyés choir. Au bout d’une dizaine de minutes de cette course effrénée qui les emportait dans les profondeurs de la terre, ils accédèrent enfin aux appartements royaux, centre véritable de la termitière, lieu où reposait, gigantesque et pâle, entourée d’une cour qui glandouillait en s’astiquant les palpettes, Sa Hideuse, Blanchâtre et Crapotteuse Majesté, l’angoissée reine Blancheboudine.