III
Longtemps après le départ d’It’van et des deux étrangers, Anne était restée à se baigner dans la rivière. Ses compagnes l’avaient quittée. Déjà une lune énorme et blanche avait jailli au-dessus de la jungle, comme née dans un de ses mystérieux replis et précipitée vers les hauteurs. Elle argentait les arbres, transformait en lait l’eau fracassée du barrage, poudrait le chemin du fortin. Des oiseaux de nuit approfondissaient le silence de leurs lointains clairons bouchés. Quelque part, un clapatte sanglotait dans un buisson. Tout était beau, paisible, étrange, sacré…
Pourtant Anne n’éprouvait que tristesse. Elle aurait voulu demeurer toute la nuit au bord de la rivière d’Émeraude à écouter son murmure, à la voir se dédoubler en une autre rivière de brume, âme flottante, long voile qui traînait sur les eaux. Mais son père avait exigé sa présence à la cérémonie. L’homme que Tanguy lui destinait participerait au banquet. C’était le chef des bergers de la plaine, dont la communauté prospérait à une douzaine de lieues de la vallée, vers le sud, dans les steppes raclées par le vent. Cet homme, on le disait gigantesque et brutal, se saoulant à la bière et dormant sur un matelas de fumier. Par ce mariage, qu’il tramait pour l’année suivante, Tanguy voulait sceller l’alliance entre les deux communautés. Ainsi les agriculteurs émeraldiens et les pasteurs des plaines pourraient non seulement se défendre contre les entreprises de l’OCRE et de l’ARP, mais en plus envisager une expédition commune et libératrice vers les grandes cités tragiques de la Loire où les deux organisations se dévoraient l’une l’autre.
Anne résisterait jusqu’au bout au projet paternel. Elle ne connaissait pas ce berger et n’avait aucune envie d’aller vivre dans les plaines desséchées, pays jaune où la poussière tourbillonnait. Et puis… Et puis elle aimait It’van et ne pouvait imaginer son existence avec un autre homme que lui.
Elle avait grandi à son côté, participé à ses jeux, assisté à l’éclosion de cette âme droite et noble dont elle était la seule peut-être à connaître l’envers obscur, sauvage, souterrain. Parfois, quand il ne se savait pas observé, elle le regardait et voyait affleurer sur son visage cet être second avec lequel il prétendait vivre en harmonie mais dont il ignorait encore les secrètes et violentes passions. Souvent, en un mystérieux sourire, la lèvre supérieure se retroussait sur ses canines, révélant une nature carnassière, une énergie de fauve entravé.
Il n’y avait pas que cela : Anne devinait en lui, outre une indicible douceur, un désir héroïque d’accomplissement, une vocation à aller au-delà des limites humaines, vers la libération complète et les nouvelles certitudes. La grandeur d’It’van résidait principalement dans cette partie encore ignorée de lui-même que ses expressions parfois trahissaient. Cet être second, cette nature profonde, Anne savait qu’ils lui étaient favorables : les regards d’It’van ne pouvaient mentir et il y avait en eux un élan vers elle, une prière, un espoir. Aussitôt – comme une herse qui tombe – les scrupules reprenaient le dessus. Soudain It’van se souvenait qu’Anne pouvait être considérée comme sa sœur et que Tanguy, son bienfaiteur, avait formé, concernant le destin de sa fille, d’autres projets. Alors il lançait une plaisanterie ou lui tournait simplement le dos. Pour mieux la tenir à l’écart, il faisait mine de ne pas la prendre au sérieux. Dès qu’elle essayait de lui parler gravement, il s’esclaffait.
Bien qu’elle fût consciente de l’artifice, Anne était chagrinée par une telle attitude, oui : chagrinée et désarmée. Elle avait essayé naïvement de le rendre jaloux, mais sans résultat visible. Ce soir encore, quand elle avait offert sa poitrine au jeune étranger, acceptant un contact plus durable qu’il n’aurait dû l’être, It’van ne semblait pas en avoir pris ombrage. Certes elle continuerait à faire les yeux doux à ce voyageur dont l’aspect physique n’était guère engageant, mais elle doutait d’émouvoir It’van par ce moyen. Il l’avait même certainement percée à jour.
Ainsi Anne se désespérait. Dans sa situation, elle regrettait de n’avoir personne à qui se confier. Elle n’avait point d’amie véritable, peut-être en raison d’un caractère farouche et d’une certaine propension à la solitude qui la tenaient éloignée des jeunes filles de son âge. D’ailleurs, elle craignait leur bavardage et il n’en était aucune qui trouvât grâce à ses yeux. Quant à son père, il n’était pas question de s’ouvrir à lui. Une fois, elle avait tenté avec prudence d’avancer quelques arguments contre ce projet d’alliance avec le maître des steppes. Tanguy ne l’avait pas laissée aller plus loin que la première phrase : il l’avait renvoyée en tonitruant, pestant à grands cris contre la légèreté des femmes.
Le chef des Émeraldiens n’était pas un mauvais homme et il n’éprouvait que tendresse à l’égard de sa fille. Mais pour lui la sécurité de la vallée, le bien de la communauté constituaient la valeur suprême qui primait toutes les autres. Or, ce bien et cette sécurité passaient par cette union entre le roi des bergers et sa propre fille. Quand Tanguy avait pris une décision, il était bien rare qu’il revînt sur elle : il s’y maintenait et tout devait s’incliner, sinon il tirait l’épée et partait en guerre. Non, Anne ne pouvait songer à avouer son trouble à son père, ni à lui parler de son amour pour It’van. Quoiqu’il eût pour lui une affection paternelle, il n’aurait pas hésité à l’exiler.
La seule personne à qui elle pouvait parler de ses tourments était la vieille Agrippale, mais elle vivait dans un vallon éloigné, à une demi-journée de marche du fortin. Elle avait piètre réputation et Tanguy voyait d’un mauvais œil ses séjours répétés chez celle qu’il appelait « une sorcière de lisière ». Il est vrai que la maison d’Agrippale – une maison en pierre des temps anciens – se dressait juste à la frontière de la forêt d’Iscambe. Une partie même de la demeure était noyée dans la végétation, formant ce que la vieille nommait « ses chambres intermédiaires ». Elle semblait n’éprouver aucune crainte devant cet engloutissement dans une jungle exaspérée : au contraire, elle avait établi ses quartiers dans les pièces qui s’aventuraient au sein de la sylve. Elle recevait les visites dans un salon clair et bien aéré situé sur le devant, mais elle vivait et dormait à l’arrière, marchant sur un sol soulevé par les racines et ne pouvant ouvrir des volets où la forêt s’appuyait de toute sa verdoyante épaule.
Agrippale était extrêmement âgée. On disait qu’elle avait dépassé cent ans et qu’elle avait connu son aïeul, lequel était né dans les temps anciens et avait survécu à l’année terrible, aux bombes, aux catastrophes et aux vents de poussière. Il était mort depuis longtemps déjà, mais elle continuait à transmettre le souvenir de cette époque crépusculaire où le monde avait basculé sur son axe, où le soleil avait déserté le ciel pendant vingt-quatre heures, où la vieille civilisation avait disparu presque totalement.
Elle restait curieusement attachée à ces souvenirs et c’est pourquoi elle continuait à vivre dans cette vieille baraque délabrée, parmi des meubles aux noires échines, des tentures en loques et des objets inexplicables. C’est ainsi qu’elle laissait dans sa cuisine une armoire de métal, haute comme un homme, recouverte d’une peinture blanche qui s’écaillait et dont elle disait qu’elle servait jadis « à fabriquer du froid » et à conserver les aliments. C’était à ce meuble que son grand-père avait dû la vie sauve. Elle racontait que dès les premiers signes de la catastrophe il s’était enfourné là-dedans chaudement vêtu et n’en était sorti que plusieurs jours après.
Elle n’avait pas davantage touché, et pas admis qu’on y touchât, au vieux véhicule qui rouillait devant la façade, sorte d’énorme boîte roulante contenant des squelettes de fauteuils. Du reste, de telles carcasses n’étaient pas rares dans la vallée d’Émeraude. Pour peu que l’on déboisât, on était presque sûr d’en découvrir. Généralement on arrachait les portières, on peignait sur elles des gueules d’animaux et on les utilisait comme boucliers dans les combats. Puis on se hâtait de détruire ces épaves, les jugeant disgracieuses.
Ce n’était point pour contempler ces reliquats d’une civilisation morte qu’Anne allait rendre visite à la vieille Agrippale mais à cause de l’atmosphère magique qu’elle trouvait toujours en ce lieu et qui était due pour une bonne part à la proximité de l’ensorcelante forêt. À l’exemple d’It’van et au contraire de la plupart des habitants de la vallée d’Émeraude, Anne n’éprouvait point de crainte sacrée devant cette jungle infinie, mais plutôt un désir de connaissance, une surprenante volonté d’exploration. La vieille Agrippale, qui ressemblait à une sorcière cassée en deux, avait consenti un jour à l’emmener dans sa principale chambre intermédiaire. Marchant en traînant les savates dans un long couloir obscur, elle avait sorti des poches de son tablier plusieurs clés qui avaient servi à ouvrir une porte noire. Elle s’était ensuite effacée pour laisser pénétrer Anne dans une grande pièce qui avait jadis constitué le vestibule véritable de la maison, car on y voyait, outre un escalier qui montait vers les étages, une entrée monumentale et béante qui donnait sur le sous-bois.
Par cette porte ouverte à deux battants la végétation entrait en masse : liane qui se convulsait sur le marbre du sol, liseron qui s’accrochait aux murs, formant une molle et mouvante tapisserie, racine qui immisçait entre deux dalles un coude noueux, herbe qui poussait dans la moindre blessure de la pierre. Puis, comme un visiteur intimidé qui hésiterait à s’enfoncer plus avant dans une demeure inconnue, la végétation cessait, abandonnant la place au minéral. Ainsi à la confusion et à l’insurrection des plantes succédaient la géométrie des pierres, l’ordonnancement anguleux des blocs. C’était à peine si, çà et là, un lichen niché dans une fissure rappelait le règne dont il était issu : rugueux ou lisse, le calcaire étalait sa présence compacte, ses formes simplifiées, alignées et rassurantes, sa calme évidence d’argument définitif.
Anne s’était avancée jusqu’à cette subtile frontière où les deux univers se départageaient, semblant s’arracher l’un à l’autre – et elle avait aussitôt éprouvé une impression de bien-être, d’harmonie et de complétude. De même qu’au crépuscule, entre la nuit qui vient et le jour qui s’en va, il existait une seconde mystérieuse et sereine, instant de suprême immobilité à la fois éphémère et éternel, où la lumière et la ténèbre s’intégraient, s’unifiaient l’une à l’autre – de même en cette chambre intermédiaire il y avait un lieu d’équilibre, un point vers lequel convergeaient les deux éléments contradictoires pour s’y rassembler et s’y épouser, endroit où le végétal semblait se muer en pierre et la pierre en végétal, où la maison devenait la forêt et la forêt la maison.
Comme la vieille Agrippale l’observait de ses yeux exorbités, branlant la tête et chuchotant des phrases sibyllines au sujet de « nains qui allaient peut-être venir », Anne s’était extirpée de cette bienfaisante sensation d’harmonie pour marcher vers la porte, seuil véritable de la sylve, passage vers les mondes ignorés. Son regard avait plongé dans les épaisseurs bleues du sous-bois où des insectes vibraient inlassablement et où, venu d’en haut, un rayon de soleil vidait sa bourse, éparpillant sur le sol de luisantes pièces d’or. Elle aperçut les fûts gigantesques des arbres qui s’enfonçaient dans la terre, le plafond lointain de leurs frondaisons, les lianes emmêlées qui en tombaient comme les cordages mous et absurdes d’un navire brisé par un naufrage. À l’angle d’un tronc et d’une branche maîtresse, des milliers d’orchidées balançaient leurs tiges au gré de quelque indicible soupir des profondeurs, formant un balcon fleuri où flottaient, tels des pétales aériens, des papillons qui avaient la couleur rose des vieilles porcelaines. Elle s’était encore avancée, se tenant à présent sur le pas de la porte, regardant droit devant elle, vers le cœur bourdonnant de la jungle.
C’était la première fois qu’elle voyait l’intérieur, le dedans de la forêt d’Iscambe, et il lui semblait contempler le revers mystérieux du réel. Jusqu’à présent, elle n’avait vécu qu’à la surface. Maintenant, au seuil de cette crypte sans borne, elle entrevoyait le monde secret des causes. Mais existait-il une logique dans ce chaos ?
Alors – et comme en réponse à la question qu’elle se posait – elle aperçut le sentier. Bien qu’il fût aux trois quarts envahi par l’herbe, elle le distingua. Il partait de la porte même où elle se trouvait, sinuait entre les troncs, s’engouffrait dans une tourmente de broussailles, réapparaissait sur une butte, virait derrière un rocher et s’engloutissait dans les profondeurs.
— C’est le sentier des nains, murmura la vieille Agrippale d’une voix aphone.
Elle lui raconta que jadis, aux temps bienheureux de sa jeunesse, des nains venaient régulièrement lui rendre visite dans cette chambre intermédiaire. Ils lui confiaient des histoires de la forêt, lui parlaient de leurs épuisants travaux de mineurs et l’interrogeaient sur la vallée d’Émeraude. Et puis ils avaient brusquement cessé de venir, à la fin de son adolescence, quand elle avait commencé à les regarder de haut, les jugeant peu présentables et surtout si petits, si ridiculement petits. La façon dont ils étaient vêtus la faisait parfois rire aux larmes. Ils étaient si mal fagotés avec leurs bonnets rouges, leurs pauvres pantalons qu’ils ne retiraient même pas pour dormir, leurs vieilles mitaines et leurs tricots troués ! Et si sales aussi – il fallait bien le dire. Après chacune de leurs visites, elle devait nettoyer le sol maculé de boue et brûler de l’encens pour chasser une vague odeur d’étable, de cuir et de célibataire négligé. Il arrivait aussi que leur comportement laissât à désirer. Pour leur ultime venue, ils s’étaient amenés en état d’ivresse et avaient dansé la sarabande dans la chambre sacrée. L’un d’eux, un petit gaillard vigoureux, bas sur pattes, poilu comme un singe et qu’on nommait « le Menteur » à cause de sa faconde, avait tellement sautillé qu’il en avait perdu et oublié sa chaussure. Qu’ils dansent, passe encore ! Mais qu’ils chantent d’une voix éraillée des airs graveleux à faire rougir la chaste jeune fille qu’elle était alors, voilà ce qu’elle n’avait pu supporter. Elle les avait pris par les épaules et poussés dehors.
Ils s’étaient éloignés sur le sentier en titubant et elle ne les avait jamais plus revus. Au début, elle n’en avait conçu nul regret : après tout, ils étaient sales et débauchés. Et puis ils ne faisaient pas sérieux et elle avait d’autres soucis dans la vie que ces confuses histoires de forêt. Mais bien plus tard, une fois sa jeunesse enfuie, elle s’était mise à déplorer leur absence et à trouver un charme puissant au souvenir des légendes qu’ils lui contaient jadis. Alors elle avait entrepris de les attendre. Elle voulait les revoir avant sa mort. Elle était sûre qu’ils reviendraient.
Cette certitude qu’elle affirmait avec force, en montrant le poing, venait de faits assez étranges qu’elle avait remarqués en contemplant, au fil des ans, le sous-bois du seuil de cette porte. Tout d’abord ceci : au moins une fois dans l’année le sentier était entretenu par des mains inconnues qui le désherbaient, le débarrassaient des broussailles et des ronces qui ne tardaient pas à l’envahir. Ces mains répandaient sur lui une sorte de gravier. À plusieurs reprises, la nuit, elle avait entendu le grincement de la brouette qui acheminait ce matériau. Un matin elle avait même repéré la trace des roues sur la terre humide, accompagnée de l’empreinte de petits pieds. Ce n’était pas tout. Elle avait trouvé un jour, au seuil de la chambre intermédiaire, un de ces petits bonnets rouges qu’elle jugeait naguère ridicules et dont la vision, aujourd’hui, l’emplissait d’aise. Enfin, un soir de beauté où la forêt semblait se réjouir, elle avait entendu, apporté par une brise attiédie, l’écho lointain et comme réverbéré d’une chanson à boire.
Oh ! bien sûr, elle aurait pu s’élancer sur le sentier, aller à leur rencontre, les découvrir et les supplier de lui pardonner. D’ailleurs le fait même que le chemin fût entretenu n’était-il pas une sorte d’invite ? Mais elle n’avait jamais pu s’y résoudre. Elle avait toujours éprouvé de l’angoisse à l’idée de pénétrer au sein de cette jungle, dans ces immensités, dans ces solitudes caverneuses dont on ignorait jusqu’où elles se poursuivaient. Certes, elle vivait à la lisière et, pour ainsi dire, en communion étroite avec la forêt. Mais elle savait qu’il suffisait de quelques pas pour s’en affranchir, quitter la chambre intermédiaire pour gagner le clair salon, s’accouder à la fenêtre et embrasser en un seul regard l’ordre géométrique des rizières et les grands espaces de la savane où le vent courait en liberté et sans rencontrer d’obstacles. Ce qu’elle craignait principalement dans l’idée de s’engager avec résolution sur le sentier des nains, c’était de s’enliser dans la végétation au point de ne plus pouvoir rebrousser chemin. L’eût-elle désiré vraiment que son âge, sa fatigue et, pour tout dire, sa décrépitude l’eussent empêchée de mettre son projet à exécution. Aussi préférait-elle attendre le retour des nains. Deux objets lui permettaient de patienter. Comme Anne l’interrogeait sur la nature de ces « objets », elle était allée à un placard et en avait sorti le bonnet (le fameux bonnet) et la chaussure que le Menteur avait jadis oubliée un soir d’ivresse.
Anne avait été vivement intéressée par cette chaussure. Ses dimensions dénonçaient une galoche d’enfant. Pourtant ce n’en était pas une : elle ne plagiait pas le brodequin des grands à des fins de sensiblerie, elle était véritablement un soulier d’adulte, soulier ferré à la semelle renforcée, qui devait sonner clair sur les chemins pierreux – ou crisser sur les sentiers recouverts de gravier. C’était un bel objet comme savent en fabriquer des artisans qui s’accomplissent et se métamorphosent dans leur travail. Le brandissant, l’élevant devant ses yeux, Anne l’admirait. Sans doute la vieille Agrippale dut-elle craindre que la jeune fille ne le subtilise, car elle le lui arracha de ses doigts crochus, le serra sur sa poitrine comme une relique et se hâta de le ranger dans le placard.
Ainsi s’acheva la première visite de la chambre intermédiaire. Il y en eut d’autres par la suite, car Anne éprouvait, à regarder le labyrinthe végétal avec cette sécurité que lui offraient les murs épais et la possible retraite dans des pièces moins aventurées, une sensation d’enchantement, une plénitude qui la comblait. Voilà pourquoi elle séjournait si fréquemment chez la vieille Agrippale et non point pour trouver là oreille attentive ou âme compatissante. La « sorcière de lisière », si elle consentait parfois à l’écouter, bondissait sur le moindre mot qui pût la ramener à son délire, à cette attente presque séculaire des petits messagers de la forêt.
« Autant confier mes secrets à cette rivière », songeait Anne qui, assise sur la berge, réfléchissait, tandis que, venant du fortin, une musique étouffée se faisait entendre, écho lointain de la fête qui s’y poursuivait. « It’van, je t’aime », soupira-t-elle. Puis, plus fort : « It’van, je t’aime ! » Et enfin, criant d’une voix aiguë d’enfant coléreux et plaintif : « It’van, je t’aime ! »
En amont du barrage, la rivière était noire à présent et laquée par la lune. Elle coulait paisible et sombre – et comme close sur ses rêves ténébreux. Elle coulait et soudain s’écroulait, s’ouvrant sur de bouillonnants secrets d’écume, livrant au regard une âme blanche et si lumineuse qu’elle en éclairait les rives de son feu mouillé. « It’van, je t’aime ! » répéta Anne. Puis, tout à coup : « Rivière, je t’aime ! » Alors trembla et s’enfla la rivière d’Émeraude, accourant en masse se briser sur le barrage, s’y fracassant en chutes de nacre et secouant sa crinière de buée. « Forêt, je t’aime ! » En cet instant, il semblait à Anne que son amour pour It’van n’était que l’avant-poste et comme la chambre intermédiaire de l’amour sans limites qu’elle portait au monde et à cette grande âme frissonnante qu’elle sentait autour d’elle et dont It’van, la rivière, la forêt même n’étaient que les beaux visages différents.
Elle se releva, enleva le tissu humide qui ceignait ses hanches, jeta sur ses épaules une longue cape de cotonnade sous laquelle elle restait nue et s’engagea sur le chemin qui conduisait au fortin. Maintenu à son cou par une simple lanière, son vêtement flottait derrière elle en un claquant sillage d’étoffe. Une brise aux mains chaudes courait sur son corps, effleurant les sommets, s’engouffrant dans les vallées, créant des nids de fraîcheur aux aisselles. Et soudain – née de cette soie sensuelle – une impression bizarre s’empara de la jeune fille. Ses contours, ses propres contours se dissolvaient, ou plutôt reculaient. Il lui semblait grandir énormément, s’accroître à un tel point que son corps finissait par englober la savane, la jungle infinie, le ciel et la terre. Elle devenait si vaste qu’elle contenait tout, y compris les cités ruinées et fumantes des bords de la Loire, les commandos qui s’y affrontaient en d’âpres et sanglantes batailles, les grandes villes mortes assoupies dans la forêt et dont les clapattes semblaient les pitoyables porte-voix.
Une idée lui vint qui la fit frémir : derrière ce désordre, cette diversité, ces destructions innombrables, derrière cette disharmonie apparente, un ordre était en mouvement, de même que le fléau ébranlé d’une balance revient vers son point d’équilibre. En une latence ineffable l’harmonie était présente au cœur de la disharmonie.
Anne était en proie à une sensation ailée, une joie qui accordait à elle le monde entier. Elle saurait triompher de tous les obstacles. Elle réduirait à néant le projet de son père et réussirait à conquérir l’amour d’It’van. Elle s’élancerait aussi sur le sentier des nains, les retrouverait et parviendrait à se concilier leur amitié et leur protection. En cet instant, il lui semblait avoir atteint le sommet d’elle-même. Un bonheur puissant brûlait dans sa poitrine.
Et tout à coup, enthousiasme, certitudes, assurances nouvelles, visages souriants du futur, tout se fissura et s’écroula. La brise qui, une minute plus tôt, la caressait lui parut glacée et elle s’emmitoufla frileusement dans les plis de sa cape. Alors les arbres s’agitèrent de façon menaçante. Les chauves-souris-lucioles s’engloutirent dans leurs feuillages et s’éteignirent. La rivière conspira, la lune elle-même blêmit. Qui avait provoqué cette fêlure soudaine, ce renversement, cette inversion complète ? Elle s’arrêta et prêta l’oreille.
Derrière son dos, elle entendit le roulement d’une charrette lourdement chargée. Elle se retourna.
À une centaine de toises, tiré par deux choupins, un véhicule bâché surgit de l’abri des arbres. Précédant l’attelage de plusieurs pas, un homme s’avançait, éclairé par la lune qui chapeautait sa tête chauve. Il était de haute taille et d’une cadavérique maigreur. Ses vêtements – un long surplis noir qui corsetait sa poitrine – étaient ceux d’un étranger. À en juger par la poussière qui farinait ses traits, il avait dû marcher longtemps dans la savane. Plus il s’approchait et plus Anne avait peur. Elle aurait pu lui tourner le dos et s’enfuir mais demeurait étrangement clouée au sol. Il vint à elle en souriant d’un sourire qui était plaqué et comme peint sur son visage. Quand il fut arrivé à sa hauteur il s’arrêta et se mit à l’examiner silencieusement en se frottant les mains. Il avait des yeux qui pétillaient d’un feu glacé au fond de leurs orbites, des lèvres si minces qu’elles étaient imperceptibles, un menton osseux qui se terminait en pointe. Large au niveau des pommettes qu’il avait proéminentes, son visage était triangulaire comme la tête d’un insecte.
— Qui… Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? dit Anne en ne reconnaissant pas sa propre voix.