XIX
Elles sont là ! Juché sur les épaules d’It’van, le marmouset, dont le regard perçant fouille au loin l’ombre verte, distingue le noir alignement au pied des arbres.
— Que vont-elles faire ? demande le jeune homme. Sont-elles sur le point de charger ?
Il se dresse sur le dos de Crochetête et regarde à son tour. Il aperçoit là-bas, à moins de cinq cents pas, dans la forêt heureusement débroussaillée, un amas de fourmis gigantesques et noirâtres, monceau de charbon, eût-on dit, répandu parmi la végétation.
Se peut-il que… ?
Oui, elles sont impressionnées par notre apparence. Elles s’interrogent sur la conduite à tenir. It’van se retourne et considère, au-delà des retranchements et derrière lui, l’immense clairière de Vézelay où – silencieux et immobiles – les cent mille combattants de la garde royale sont rassemblés. Ces armes effroyables, ces curnules en batterie, ces mandibules rouges et ouvertes, ces dards luisants et tous ces clapoutons brandis composent un paysage guerrier qui doit donner à réfléchir aux sombres ennemis qui assiègent la termitière.
Pas un instant ne vient à l’esprit d’It’van que c’est lui et lui seul qui par sa présence lumineuse interloque les envahisseurs. Pas un instant il ne songe combien inattendue – combien inquiétante également – apparaît sa blonde et rayonnante stature aux fourmis que la nouveauté toujours effarouche. Pas un instant non plus il ne remarque la direction des antennes de la horde qui toutes sont tournées vers lui et tressautent et captent et palpitent !
Aussi bien la horde noire n’est pas ici au complet. Le gros de l’armée campe dans les ruines labyrinthiques d’Avallon, sous l’épaisse charmille de la forêt. Les contingents qu’aperçoivent le jeune homme et le marmouset forment une simple reconnaissance, d’une cinquantaine de milliers de soldats environ, chargée par les stratèges de Bratoc de tâter les défenses de l’ennemi. Emportés par leurs succès et par la rupture des lignes de défense termites, ces contingents ont outrepassé la mission à eux confiée par le commandement de l’armée et par son chef, le terrible Krotok. À présent, ses officiers sont inquiets. Ils s’agitent douloureusement dans les buissons.
La déroute des défenseurs de la termitière – déroute surprenante pour ceux qui, dans le passé, ont combattu les guerriers de Blancheboudine – n’est-elle pas un piège tendu aux fourmis belliqueuses afin de les attirer plus avant, loin de leurs bases de départ, et de les encercler pour les réduire ? Aussi, plutôt que de combattre, les méfiants insectes préfèrent-ils suspendre toute marche et toute attaque : immobiles dans les fourrés, les noirs bataillons attendent que se dévoilent les intentions de l’ennemi et la nature exacte du piège où ils craignent d’être tombés – piège dont l’homme doré, l’énigmatique, le troublant homme doré, leur paraît être la preuve ardente.
Dressé sur les épaules d’It’van, les mains accrochées à ses mèches blondes comme aux rênes d’un attelage, le docteur Khô-Khô est le premier à déceler non seulement le flottement inquiet de l’adversaire, mais aussi sa cause.
— Je crois que vous les intimidez, déclare-t-il d’une voix toute tremblante d’excitation.
Tirant sur les cheveux du jeune homme comme s’il voulait les lui arracher :
— Vous sentez-vous capable de les atteindre avec… – comment appelez-vous ça ? – vos flèches ?
— Oui, mais à condition que vous cessiez de tourmenter ma chevelure.
— Alors, écoutez-moi. Nous allons longer leur front à bonne distance, afin de pouvoir nous réfugier dans les rangs de la garde royale s’ils attaquaient. Vous lancerez ces flèches en visant les officiers.
— Mais comment les distinguer ?
— À leurs yeux rouges et à leurs grosses têtes bulbeuses.
Le regard d’It’van erra sur les lignes des envahisseurs. Après quelques instants d’observation, il finit par reconnaître les officiers. Heureusement, les arbres avaient été ébranchés, permettant au soleil de pénétrer à flots dans le sous-bois, sinon il n’aurait pas été capable d’apercevoir leurs carapaces luisantes et les énormes globules de leurs yeux de braise.
— Êtes-vous prêt ? demanda le marmouset.
— Oui, répondit le jeune homme en brandissant son arc et en se saisissant de la première flèche.
Suivi de Souffleur et de Gros-Cul, Crochetête s’élança et se mit à galoper à vive allure. Un instant plus tard, une flèche entre les deux yeux, s’abattait le chef de l’expédition, venu, sur les appels de son état-major, observer les mouvements de l’être-lumière. Ce ne fut pas la seule victime de l’homme doré : tous les vingt pas, la tête transpercée, s’effondrait un guerrier de haute caste, si bien que la troupe, abasourdie et privée de commandement, se mit à bouger en tous sens et – finalement – à battre en retraite.
— Faut-il ordonner à la garde royale de les poursuivre ? interrogea le docteur Khô-Khô.
Le brillant archer jugea préférable de n’en rien faire. Il valait mieux se montrer prudent, d’autant qu’on ignorait la force exacte de l’ennemi. Avant de songer à l’offensive, il fallait se renseigner sur l’importance numérique de l’armée de Bratoc et sur les positions qu’elle occupait. Enfin, la reconquête des territoires perdus pourrait être envisagée. En cette occasion, It’van avait peut-être été un peu pusillanime, car, s’il avait donné l’ordre d’attaquer, la garde royale n’eût fait qu’une bouchée de cette expédition trop aventurée : il n’empêche qu’il pénétra en triomphateur dans la termitière. À lui seul, dit-on à la reine, il avait mis en déroute les bataillons de Bratoc.
À dater de ce jour commença pour lui une période étrange et mouvementée, période où il se transforma en homme de guerre et même en généralissime de l’armée termite. Cela se fit tout simplement et sans qu’il le demandât. Il faut dire que l’état-major de Blancheboudine était composé de vieux généraux chenus et podagres, de jeunes officiers poudrés et courtisans dont le trait commun était de se tenir soigneusement à l’écart des batailles. En eût-il été autrement qu’il ne fût, certes, pas sorti de son rôle d’invité et de favori. Mais dès les premières semaines, quand autour de la termitière rôdait la horde noire, il avait constaté la désorganisation de l’armée, laquelle était à l’image de ses stratèges qui clapouttaient de tous côtés, ne prenant aucune des décisions qui s’imposaient.
— Mais que faut-il décider ? s’était enquis la reine comme It’van osait lui confier le fruit de ses observations.
Eh bien, d’abord renforcer les lignes de défense, celles qu’il avait inspectées étaient insuffisantes et ne pouvaient contenir le choc de l’ennemi. Or ce qu’il fallait empêcher absolument, c’était que la horde noire prît pied sur la colline sacrée de Vézelay. Il fallait la tenir éloignée des flancs de la termitière : cela tombait sous le sens et il s’étonnait que l’état-major n’eût point ordonné cette consolidation des retranchements qui seule était de nature à empêcher l’invasion.
Aussitôt Blancheboudine, convoquant le haut commandement, s’informa des mesures prises par ses stratèges. Ils n’en avaient pris qu’une seule, reconnurent-ils en se lissant les pattes et en se nettoyant les croqueteuses. Cette mesure était simple, confortable, rassurante : elle consistait à ne rien décider et à ne rien faire. Attendons, disaient-ils, et nous verrons bien.
Ils virent en effet, et sans attendre. Avec tant de force s’abattit sur eux le royal courroux que – recourbées en arrière – leurs antennes semblaient des épis de riz mûrs ployés au souffle impétueux de l’orage. Peu s’en fallut même que Blancheboudine n’ordonnât de les mettre en pièces. It’van intercéda noblement en leur faveur : à l’heure du danger, dit-il, la termitière avait besoin de tous ses enfants. La reine consentit à modérer sa colère, se bornant à les destituer et à leur enjoindre de disparaître de sa vue.
Puis, se saisissant de la main du jeune homme en un geste de touchante amitié, d’abandon et de confiance, elle le pria de prendre en charge la défense de la termitière. Bien entendu, elle savait, par le docteur Khô-Khô ici présent, que « des affaires importantes » l’appelaient à Paris, mais les circonstances – « les dures, les impitoyables circonstances » – s’opposaient de toute manière à son départ. Les troupes de Bratoc qui occupaient l’autoroute le contraignaient en effet à repousser son voyage. L’homme-qui-rayonne voulait-il apporter les lumières d’en haut à la nuit d’en bas ? Accepterait-il d’aider ses frères et sœurs d’en dessous ?
En échange, elle était prête à lui révéler des secrets merveilleux et redoutables, des secrets tels qu’en seraient modifiées non seulement sa vie présente mais aussi celles qu’il allait devoir affronter après cet instant fugitif que les hommes appelaient « mort » et les termites « renaissance ». En un mot, elle était disposée à donner à It’van – si celui-ci leur venait en aide – l’initiation réservée à cette poignée de termites de haute caste dont le destin était de fonder de nouvelles monarchies souterraines.
It’van succomba aux instantes prières de Blancheboudine. Son désir était de gagner Paris pour y rejoindre les laineux, mais ceux-ci avaient dû prendre tant d’avance sur lui qu’il n’était plus à un mois près. Et puis, il devait en convenir, les univers de la profondeur le passionnaient. Il n’avait nullement été surpris d’apprendre de la bouche même de la reine qu’il existait une initiation de l’abîme et que l’ombre contenait les secrets de la lumière. Il avait toujours soupçonné le plus bas de détenir les mystères du plus haut, exactement comme si la cave eût été le vestibule du grenier et que, croyant descendre, on montait.
Ainsi It’van accepta volontiers d’organiser la défense de Vézelay. S’il hésita un instant, ce fut parce qu’il craignait de ne pas être à la hauteur de sa tâche. Sa victoire sur la fleur carnivore lui avait donné une telle confiance – une confiance régénérée – qu’il ne s’abandonna pas longtemps au doute. Avec enthousiasme, il se mit au travail.
Les forces dont il disposait, et qui, désormais, se soumettaient à son autorité exclusive, étaient très nombreuses : plus d’un million de guerriers, appartenant à trois corps différents, indépendants l’un de l’autre et se livrant à une concurrence sourde.
Le premier et le plus impressionnant était la garde royale, immense armée dont l’ordre et la tenue étaient partout cités en exemple. Elle vivait au centre de la termitière en de profondes cavernes où la poussière était pourchassée d’une haine fanatique. Les soldats qui la composaient mesuraient tous plus de deux toises et étaient d’une force incroyable. C’est ainsi qu’en trois coups de mandibules Crochetête était capable d’abattre un arbre (It’van l’avait vu de ses propres yeux).
Ce corps d’élite avait les défauts de ses qualités. Aussi puissant qu’il fût, redoutable dans les combats statiques et rapprochés, il était trop lourd, trop cuirassé, trop peu maniable. Certes, ses charges massives emportaient tout, mais il était dans l’incapacité de se faufiler le long des étroites galeries ou d’opérer une véritable guerre de mouvement. Invincible sur un terrain découvert où ses coups de boutoir défonçaient les lignes de l’adversaire, il devenait vulnérable dans la forêt dense. Son chef – un termite raide et sévère nommé Cortex – en avait parfaitement conscience, qui assignait à ses troupes la tâche essentielle de combattre autour de la termitière et répugnait grandement à les éloigner de la colline sacrée dont ils formaient, en quelque sorte, l’ultime rempart.
D’une espèce bien différente était le second corps, celui des rebelles, armée composée d’une centaine de milliers de soldats, indisciplinés, négligés et tapageurs, dont le désordre contrastait avec l’organisation impeccable de la garde royale. Cela ne signifiait nullement que, sur le champ de bataille, ils fussent inférieurs aux « royaux » (c’est ainsi qu’on nommait les termites de la garde). Bien au contraire ! S’ils étaient moins grands et moins vigoureux, ils manifestaient dans les combats une agilité supérieure. Se dispersant de tous côtés quand l’ennemi attaquait, ils revenaient sur lui dans l’instant et le transperçaient à coups de clapoutons si violents que – tels des bouchers d’abattoirs – ils étaient bientôt recouverts du sang de leurs victimes.
Ils étaient courageux – les royaux eux-mêmes le reconnaissaient – mais leur qualité principale était la souplesse. Renversés sur le dos avec leurs pattes frétillantes dirigées vers le ciel, ils étaient en mesure, en cambrant leurs musculeux pédoncules, de se retourner avec une rapidité qui laissait pantois les termites de la garde, lesquels étaient tout à fait incapables d’une telle acrobatie. Hardis et souples, ils étaient au surplus rusés comme de vieilles araignées, oui : rusés, on pouvait même dire : vicieux.
Il leur était arrivé bien souvent, au cours des batailles avec les fourmis, de contrefaire les insectes morts. Ils faisaient mine de périr sous les coups, s’effondraient sur le dos, s’immobilisaient en une posture cadavérique puis, lorsque la vague d’assaut, poursuivant son avance, les avait dépassés, ils ressuscitaient, fondaient sur l’ennemi étonné et le cisaillaient : tels étaient les rebelles.
Ils devaient leur nom à une particularité de leur éducation militaire. Le cycle de leurs métamorphoses achevé, ils étaient chassés de la termitière et devaient affronter seuls, dans un monde hostile, des périls inconnus. Ils vivaient en vagabonds, en coureurs des bois, toujours angoissés et solitaires, pillant et tuant pour trouver leur subsistance. Non seulement ils étaient en butte aux monstres divers qui peuplaient la forêt et pour qui la chair des termites était le mets le plus délicieux qui se pût concevoir, mais, en plus, ils devaient échapper à leurs propres congénères, soldats de la garde ou fantassins de l’armée, qui avaient ordre de les considérer comme des rebelles et de les mettre à mort aussitôt qu’ils les apercevaient.
Quand leur temps de « rébellion » était achevé, la grande mère, l’immense et chaleureux ventre souverain, les rappelait : à nouveau ils pouvaient pénétrer dans le rassurant dédale et recevoir leur nourriture de la bouche des cantinières. Certes, beaucoup ne revenaient pas, mais ceux qui revenaient avaient été si terriblement aguerris par leurs aventures qu’il était inutile de leur apprendre à combattre : ils savaient tout.
Tout, sauf, précisément, l’obéissance et la propreté. Ces rebelles ne voulaient en faire qu’à leur tête. Lorsqu’ils guerroyaient, ils prenaient sans cesse des initiatives dont il fallait reconnaître qu’elles donnaient parfois de bons résultats. Quand l’état-major se mêlait de vouloir leur prescrire un mouvement, il fallait leur expliquer en détail l’intérêt de la manœuvre. Dès qu’ils l’avaient comprise et approuvée, il n’était aucune force au monde qui pût les retenir. Ils se dévouaient à la cause de la termitière avec une hargne et une témérité qui allaient jusqu’à susciter l’admiration de leurs ennemis. « Ah ! les braves ! » s’était une fois écrié Krotok – le chef terrible de la horde noire – devant leurs charges insolentes et répétées.
Non, personne ne pouvait mettre en doute leur héroïsme. Et Crochetête lui-même, le fougueux mandibulier, avait reconnu devant It’van qu’il n’eût pas aimé se mesurer aux rebelles.
— De merveilleux guerriers, avait-il avoué, mais…
Pourquoi : mais ? Il avait fallu que le jeune homme insistât et lui grattouillât longuement la peau sous les trappettes pour qu’il consentît à révéler ce qu’il avait sur le cœur :
— De bons soldats, oui, impossible d’en disconvenir, mais une sacrée bande de dégueulasses !
Le grand mot était lâché et la saleté des rebelles clouée au pilori par celui qui était la conscience morale de la garde. Crochetête avait raison. Il suffisait de jeter un coup d’œil sur leur chef, un vieux crotteur d’arbousins nommé Batifol, pour s’en convaincre. Vermineux et patouilleux, frouillant en outre sur toutes les esplanades, il arborait une paire d’antennes dont, à les voir, on se demandait dans quel croupissant marécage il était allé les nettoyer.
Les casernements qu’ils occupaient au fond de la termitière semblaient des porcheries. Les petites ouvrières au cœur simple avaient toutes les peines du monde à en assurer non point la propreté (cela eût été impossible) mais le simple déblaiement, entre les monceaux d’ordures qui en contrariaient l’accès. Ils vivaient à trois ou quatre soldats par chambrée, menant grand tapage, pissant partout, se querellant et se battant en duel. Chaque jour et en dépit du décret royal interdisant ce genre d’affrontements, il y en avait toujours deux au moins pour croiser le clapouton et se trouer la carapace.
En réalité, les rebelles s’ennuyaient à l’intérieur de la termitière. Quoiqu’ils prétendissent le contraire, ils regrettaient l’époque de leurs vagabondages solitaires dans le chaos aventureux de la forêt, quand chaque buisson était la promesse d’un péril nouveau. Des foudres de guerre, voilà ce qu’ils étaient : oui, de sacrées culottes de chitine ! Mais devant la petite ouvrière affectée au nettoyage de leur chambrée, ces terrifiants soldats filaient doux.
Dès qu’elle pointait son petit museau de poupée par la porte, ils cessaient aussitôt de plastrouiller, se réfugiaient dans les coins et faisaient mine de dormir. Mais elle ne s’en laissait pas conter, l’active ménagère ! « Allez, lève-toi, gros sac ! » s’écriait-elle en pinçant à l’un l’extrémité du nasillard et en enfonçant dans l’abdomen de l’autre ses doubles gicleuses. « Foutez-moi le camp, vieux bourdons, et laissez-moi travailler. Qu’avez-vous fait là ? Oh ! les ventrus ! Oh ! les abominables cafards ! Ils ont encore frouillé sur les murs. La prochaine fois, je vous arrache les croqueteuses, vous m’entendez ? » Devant les explosions de fureur de la minuscule balayeuse, les énormes guerriers se hâtaient vers la porte et s’égaillaient dans les galeries.
Certes, ils étaient sales, mais leur saleté laissait It’van indifférent. Pourvu que les rebelles fussent de bons combattants, c’était ce qui importait. Ainsi, dans sa mission de défense et de reconquête, le nouveau généralissime des termites pouvait s’appuyer sur deux corps d’élite : la garde royale et les rebelles. Avec ces deux armées il se faisait fort de bousculer la horde noire et même de porter la guerre sur les territoires de Bratoc !
Et c’est pourquoi il considérait le troisième corps, celui de l’infanterie, comme une sorte de surplus, une innombrable masse de manœuvre qu’il lâcherait par paquets entiers dans la bataille, afin de faire foule, d’occuper le terrain et de colmater les déchirures du front. Non qu’il méprisât ces petits troufions aveugles (ils étaient aveugles), mais leur armement simplifié, leurs dimensions réduites (ils mesuraient à peine plus d’une toise) les exposaient particulièrement aux coups des monstrueux guerriers composant la horde noire. Ils étaient trop vulnérables, voilà tout !
Ainsi, au lieu de les lancer en première ligne, comme cela avait été la règle dans le passé, le jeune homme préférait les considérer comme une force d’appoint, une réserve affectée à différentes tâches mais ne se hasardant guère en dehors de l’œuf chaleureux de la termitière. It’van en avait longuement discuté avec le chef de l’infanterie, un petit timide nommé Loupiot, qui se grattait sans trêve avec ses pattes en se renversant sur le flanc comme un chien.
Celui-ci avait été soulagé en apprenant cette décision. Dans les guerres précédentes, l’état-major n’avait eu que trop tendance à utiliser les fantassins comme de la chair à mandibule et à les expédier sans modération au craque-pétioles. L’infanterie avait subi des pertes terrifiantes dans le passé : des unités entières avaient disparu et il avait fallu des années de ponte à la reine pour combler le déficit. En outre, d’un point de vue strictement stratégique, il n’était pas recommandé d’envoyer en première ligne les éléments les moins bien armés et les moins résistants. Quel que fût leur courage, ils étaient brisés, défoncés, hachés menu par les gigantesques mandibules de la horde. Alors, le cœur plein d’effroi devant le sombre déchaînement, les fantassins survivants faisaient volte-face et battaient en retraite, désorientant, par leur flot terrifié, rebelles et royaux qui avançaient derrière eux et dont l’ardeur guerrière était refroidie par le spectacle de cette déroute.
Ainsi It’van, en dépit des objurgations du marmouset qui l’accusait en lui tirant l’oreille « de vouloir révolutionner des habitudes pour ainsi dire sacrées », procéda à un complet renversement du vieil ordre de bataille. L’infanterie, au lieu d’être jetée aussitôt dans la fournaise, allait à présent constituer la réserve suprême de la termitière. Elle serait à peine engagée dans les combats et seulement pour des missions ponctuelles et rapides. Et si royaux et rebelles étaient anéantis, c’était à elle que revenait l’honneur d’être le dernier rempart et d’offrir aux coups des envahisseurs, affaiblis par les efforts fournis, la barricade de leurs centaines et centaines de milliers de petits thorax cuirassés.
Quand il fut averti de cette décision, Cortex, le raide, l’ankylosé, le taciturne commandant de la garde, exhala, d’un raclant soupir de sarcloir, sa désapprobation absolue. À l’entendre, les fantassins n’étaient point dignes de cet honneur : des petits tatillons, des piqueurs, de la friture. Ce n’était pas avec cette valetaille que la reine pouvait espérer être sérieusement défendue. À la garde royale revenait de tout temps cette tâche et ce n’était pas un… un bonhomme qui allait contredire cette tradition.
It’van mit longtemps à le convaincre. Certes, il aurait pu le destituer, car Blancheboudine lui avait donné les pleins pouvoirs, mais, ne voulant point susciter de mouvements de révolte parmi les prétoriens, il préféra lui faire entendre raison.
La garde royale serait le fer de lance de l’armée termite et non plus une bande de paresseux attendant, mandibules aux pattes, que le péril vînt jusqu’à eux. Aux royaux, aux impeccables, aux astiqués royaux, il appartenait de se couvrir de gloire en brisant de ses assauts la horde terrible ! Ils se battraient sur des terrains reconnus à l’avance, des terrains découverts où ils pourraient se déployer. Ils allaient devenir des conquérants, de terribles cogneurs ! La garde serait l’avant-garde !
— Et les rebelles ? s’enquit Cortex.
— Après vous, naturellement. Ils vous suivront. Vous leur montrerez le chemin.
Cette dernière considération emporta l’accord définitif du chef des royaux. Crochetête lui-même fut grandement sensible à cet argument : la garde allait enfin montrer à ces embroussaillés bouseux ce dont elle était capable. Elle tracerait la route devant les rebelles et ceux-ci n’auraient rien d’autre à faire qu’à la suivre. Voilà qui était de nature à enchanter les prétoriens, lesquels étaient humiliés par les succès de leurs rivaux.
It’van éprouva beaucoup moins de difficultés à convaincre le chef des rebelles ; Batifol avait été immédiatement conquis – et cela pour deux raisons bien simples. La première était qu’It’van ne se bouchait pas les nasillards ni ne prenait un air dégoûté quand, sale, hirsute et flatouillant, Batifol s’approchait. La seconde était qu’il ne cherchait nullement à imposer ses plans aux rebelles qui, de leurs séjours aventureux dans la forêt, avaient tiré une passion ombrageuse pour la liberté. Au lieu d’imposer, il déposait au pied de leur sagacité ses questions et ses doutes, à charge pour eux de lui répliquer par des suggestions immédiates – propositions et projets qu’il triait ensuite pour les fondre en une passable harmonie.
Cette méthode avait étonné Blancheboudine qui avait interrogé It’van sur les raisons de ce libéralisme :
— Avec les royaux, vous tranchez, vous décidez, vous ordonnez. Avec les rebelles, vous écoutez. Pourquoi ?
Pourquoi ? La réponse était simple, dit le lumineux jeune homme, tout embrasé par ses certitudes intérieures. La termitière, selon lui, était composée d’un premier élément dur, cuirassé, lourd et structuré qui était la garde royale : en lui donnant des ordres et en lui faisant toujours sentir le poids de son autorité, il épousait la nature de cette profonde charpente de la nuit souterraine.
Avec la charpente je me fais charpentier, ajouta-t-il. Mais avec le second élément, avec ce corps léger et souple, avec cette armée volatile que d’irréfléchis mouvements agitent comme le vent les feuilles mortes, je me fais spontané, je m’ouvre, j’accueille, je saisis au vol. Ainsi, m’alourdissant avec le lourd et m’allégeant avec le léger, j’unifie en moi les contraires, je les marie et, captant à mon profit leur énergie, je mets au monde le pur enfant de mon esprit régénéré.
Avec la garde royale éperonnant l’ennemi et le perçant, les rebelles qui l’éplucheraient en détail, l’infanterie, gardienne du centre – avec ces trois corps, l’ordre de bataille était, selon l’expression même d’It’van, « définitivement arrêté ». Aussi tomba-t-il des nues quand le marmouset lui demanda ce qu’il comptait faire « avec le quatrième corps ».
— Le quatrième corps ? Quel quatrième corps ?
— Eh bien, les limitrophes.
Le jeune homme ignorait jusqu’à leur existence. À cela rien d’étonnant, expliqua le docteur Khô-Khô. Les limitrophes vivaient à l’extérieur de la termitière, dans de petites casemates aménagées au sein de la forêt voisine. Il s’agissait d’une foule informe d’insectes et d’animaux étrangers au monde des termites mais que ceux-ci, par générosité, avaient recueillis, soit qu’ils fussent blessés ou même frappés de bannissement par leurs congénères, soit que, fatigués et éprouvés par une vie vagabonde, ils eussent préféré à l’angoisse d’être libres la sécurité des institutions souterraines.
Piloté par Crochetête et Gros-Cul, le nouveau généralissime explora leur étrange univers. Les insectes y étaient en majorité : araignées velues, grosses comme des citrouilles, bousiers roulant leurs boules de détritus, sauterelles de quatre coudées de long produisant des bonds de vingt toises (It’van eut droit à leur démonstration) – et même une libellule.
Celle-ci, unique de son espèce dans la légion des limitrophes, était bien la créature la plus souriante, la plus affable que le jeune homme eût jamais rencontrée. De ses énormes yeux verts, d’un vert marbré et lumineux, ne coulait que l’amour le plus pur. L’on eût dit que, caressés par son regard de vitrail, les êtres et les objets scintillaient de la tendresse ineffable qu’elle projetait sur eux.
— Dites-moi, extravagant marmouset, interrogea It’van. D’où lui vient cet amour qu’elle porte à la création tout entière ?
Le docteur Khô-Khô réfléchit longtemps avant de répondre.
— De ses vols éblouis au-dessus des eaux, finit-il par dire. Rasant la surface des marais, l’écrêtant et l’écrémant sous les traits ardents de l’archer solaire, elle appartient aussi bien à l’ombre qu’à la lumière, au sec qu’à l’humide, à l’eau comme à l’air. Créature de la frontière, médiatrice ailée, elle opère en elle la conjonction des éléments opposés. À la fois aquatique et aérienne, accomplissant les intentions secrètes de la nature affamée d’unité, elle est créatrice d’harmonie et donc d’amour. Regardez comme elle illumine jusqu’à ces horribles fourmis noires !
On voyait en effet de nombreuses fourmis noires parmi les limitrophes et cela surprit It’van. Il n’y avait pas de quoi être étonné, maugréa le marmouset. Il s’agissait là de déserteurs de l’armée de Bratoc ou de prisonniers qui, craignant de revenir à la fourmilière où il était de règle qu’on les exécutât, avaient choisi de servir Blancheboudine.
Le plus fort contingent de fourmis noires (un millier environ) avait été fourni par la désertion de cet énorme boutard qu’It’van apercevait là-bas et qui se nommait Mastoc. Cet insecte gigantesque et affreusement mandibulé n’était autre que l’ancien chef de la horde noire que Krotok avait supplanté après mille intrigues. Informé de sa destitution, il avait, en une nuit sauvage, massacré les favoris de la reine, attaqué Krotok, réussissant même à lui arracher une antenne, puis, accompagné des détachements qui lui étaient restés fidèles, avait gagné la termitière où il s’était livré à Blancheboudine.
Pour la horde noire il n’était point d’ennemis plus redoutables que ces transfuges, ivres de sang, insoucieux de leurs propres vies au point qu’ils s’appelaient eux-mêmes « les enfants de la mort ». Ils fondaient sur leurs frères avec une force enragée qu’ils semblaient extraire des nappes sombres de la trahison, de l’angoisse et du doute. Plus ils se reconnaissaient coupables et plus ils se déchaînaient : on eût dit que c’était leurs propres thorax qu’ils cherchaient ainsi à pourfendre à travers ceux – ensanglantés – de leurs anciens compagnons d’armes.
La présence de fourmis noires dans l’armée des termites parut du plus grand intérêt au généralissime, lequel se fit fort de les utiliser au mieux de leurs compétences, ne serait-ce que pour obtenir les renseignements dont il avait besoin au sujet de l’organisation de la horde. Mais à quoi employer les animaux étranges qui, en dehors des insectes, composaient le corps des limitrophes ?
Que faire, par exemple, de ce vieux tapir aux yeux rouges, ou de ces singes effarouchés, ou de ces trois pythons qui, abondamment nourris par les cantinières, ne faisaient que dormir et dormir encore ? Que faire de ce tigre accablé d’âge dont la peau semblait mangée des mites, au point qu’il évoquait, par son aspect, un vieux fauve empaillé, oublié dans un grenier ? Que faire de l’éléphant, que faire du gros hibou ?
Bah ! on verrait bien. Des tâches plus urgentes l’appelaient – notamment celles qui avaient trait à la consolidation des retranchements.
Pour commencer, il fit édifier, avec des troncs d’arbres arrachés à la forêt, une immense muraille circulaire. Tout cela fut fait avec une rapidité extrême. Des millions d’ouvriers, avec l’aide des fantassins, empilaient les arbres les uns sur les autres, tandis que dans la forêt royaux et rebelles, transformés en bûcherons, abattaient manguiers, rencorniers et tuy-tils.
Certes, Cortex, devant l’engagement de ses troupes dans des travaux manuels qu’il jugeait déshonorants, exprima nettement son désaveu. Il n’en fut pas tenu compte et les travaux allèrent bon train : une semaine après le premier coup de mandibules à la base du premier arbre, la clairière de Vézelay était une forteresse imprenable.
Dans le rempart ininterrompu, haut d’une dizaine de toises – amas inextricable sur lequel les fourmis auraient toutes les peines du monde à se jucher – It’van avait fait ménager plusieurs portes coulissantes qu’un système de lianes permettait d’ouvrir et de refermer en un clin d’œil. Au sommet de la muraille et les uns à côté des autres, il avait posté tous les mélassiers dont il disposait. Immobiles – et impressionnants par leur immobilité même – ils braquaient sur la lisière leurs terrifiants tromblons faciaux d’où coulaient, comme des gouttes d’un robinet mal fermé, quelques larmes menaçantes et dorées. Dans les profondeurs des bois – et presque jusqu’à Avallon et l’A6 – des combattants sonnettes était disséminés qui avertiraient It’van des moindres mouvements de la horde.
L’empire souterrain était sur pied de guerre. Le grillon Haillon, délaissant crachoir et postures métaphysiques, bombait un thorax martial et allait de groupe en groupe donner son avis sur la conduite des opérations.
— Puisque j’ai été à l’origine du conflit, osa-t-il dire à Blancheboudine, ne puis-je aussi être l’inspirateur de la victoire ?
Le docteur Khô-Khô lui-même s’était armé – et de la façon la plus réjouissante. Il prétendait avoir découvert dans un des tiroirs de la maison au verger « une dague étincelante », arme terrible dont il comptait faire usage dans les combats qui s’annonçaient. Comme It’van lui demandait de la lui montrer, il souleva son surplis de coutil et arracha l’objet de sa ceinture. Oh ! le foudroyant spadassin ! En fait de « dague étincelante », c’était une simple lime à ongles que brandissait l’homoncule dans sa main de nourrisson. Le jeune homme étouffa un éclat de rire.
Vraiment le médecin de la reine l’amusait et l’intéressait tant qu’il ne pouvait plus s’en passer. Le marmouset aussi semblait tirer de grandes joies de son commerce avec celui qu’il appelait « son homme-lampe ». Il avait perdu cet air renfrogné qui l’assombrissait naguère et n’évoquait plus les accablants souvenirs de sa jeunesse parisienne. Il lui arrivait même à présent d’espérer à haute voix qu’une famille de marmousets eût survécu à l’écroulement de la tour et prospérât quelque part dans la jungle infinie. Alors il se prenait à rêver à la jeune marmouse, rose et souriante, qui saurait faire refleurir son vieux cœur flétri. Jadis, il avait été un grand séducteur. Il lui suffisait de claquer des doigts pour que – empourprées et dépoitraillées – elles accourussent, les excitantes marmouses ! It’van savait-il pourquoi lui, Khô-Khô, avait tant de succès ?
— À cause de votre bourrechou ? hasardait le jeune homme en souriant.
Non ! Absolument pas ! Il ne s’agissait pas de cela ! Elles venaient à lui parce qu’elles savaient qu’il les aimait. Comme en une source de jouvence, elles se plongeaient dans les eaux chaudes et magnétiques de son amour pour en jaillir rajeunies. Ah ! il n’était pas un de ces êtres glacés, un de ces « regards-froids » qui séduisent comme on va à la chasse ! Et il n’en sortait pas indemne : chaque fois il avait abandonné une part importante de lui-même sur le carreau des lits – au risque de ne plus trouver à la place de son cœur qu’un vieux trognon aux trois quarts dévoré.
— Tranquillisez-vous, lui disait It’van, vous n’êtes pas encore sec !
Bref, le docteur Khô-Khô ne le quittait plus. Le soir, quand l’heure de dormir était venue, il fallait que le jeune homme l’arrachât à son épaule, ou le dévissât, tant il se faisait lourd. Après avoir déposé sur son front un baiser presque paternel, il le couchait dans son berceau et allait dormir.
Au matin, c’étaient des clameurs qui le réveillaient. Poussant devant lui la petite Pussepuline, le marmouset faisait irruption dans sa chambre à grand fracas. Le petit déjeuner ! « Bagrou-Grouba ! Tendez vos bouches ! » criait-il comme s’il y avait eu dans la pièce plusieurs personnes affamées. Il tempêtait jusqu’à ce qu’It’van se fût levé et – à genoux devant la luisante cantinière – eût posé ses lèvres sur son bec en carton mâché.
— Ah ! j’aimerais que vous tombiez gravement malade, lui dit un jour le petit homme.
— Mais pourquoi donc, extravagant marmouset ?
— Pour avoir la joie de vous guérir.
Tous les matins, avec le docteur Khô-Khô juché sur ses épaules et encerclant son cou de ses petites jambes nerveuses, It’van grimpait au sommet de la colline de Vézelay et établissait son quartier général sur les marches du sanctuaire de l’ancien temps. Ce poste d’observation était parfait pour surveiller l’avancement des travaux de fortification. Outre Crochetête, Gros-Cul et Souffleur qui formaient sa garde personnelle, Cortex, Batifol et Loupiot participaient ordinairement à ces séances d’état-major. Aussitôt qu’un plan de mesures était arrêté, les ordres étaient transmis à l’ensemble de l’armée, grâce à ce langage intérieur qui permettait aux termites de communiquer à grande distance.
Ces discussions de stratèges se terminaient rarement sans qu’une querelle éclatât entre Batifol et Cortex. Le chef des rebelles accusait le commandant de la garde de « rigidité déplorable » et de penser aussi vite « qu’un escargot qui court ». Cortex rétorquait en se bouchant les nasillards de ses pattes antérieures et en demandant si on n’avait pas oublié ici « quelque pourrissante charogne » dont la présence expliquerait l’odeur pénible qui régnait alentour. Batifol donnait alors un coup de mandibules au chef des royaux qui répliquait en le giflant de son clapouton. C’était le brave Loupiot qui, cessant de se gratter, s’interposait entre les frères ennemis, recevant de part et d’autre, avec une placidité résignée, les coups en cascade qui ne lui étaient point destinés.
Fatigué de ces querelles, It’van tournait les talons et allait se réfugier dans le sanctuaire. Il y éprouvait des sensations étranges, une sorte de béatitude que la fraîcheur délicieuse de l’endroit ne suffisait pas à expliquer. Était-il possible qu’au-delà des siècles et des catastrophes, la prière des foules qui s’étaient rassemblées ici parvînt jusqu’à lui ? Était-il possible que la pierre en fût encore imprégnée et la restituât, au point que son âme en était comme soulevée et exaltée ?
Peut-être, mais il y avait une autre explication à cette joie qui l’inondait. Sous ses pieds s’étendait le royaume souterrain, tout un chaos de galeries descendant jusqu’au cœur embrasé de la terre. Or il avait osé pénétrer dans cet empire de la ténèbre, dans ce noiroir caverneux devant lequel la plupart des hommes se fussent écartés avec effroi et colère. Il avait fait bien pis encore : au lieu d’ignorer l’existence du monde obscur de l’en-bas, au lieu de guerroyer contre lui en le déniant et le refoulant, il avait épousé sa cause, il le défendait contre des périls extérieurs – il s’était même placé à la tête de ses soldats innombrables. Ainsi, ce qu’il éprouvait en ce lieu médian où la clarté du ciel répondait au noir velours des espaces inférieurs, où la lumière semblait à l’ombre se conjoindre comme à une épouse à la fois désirée et crainte, ce qu’il éprouvait était un sentiment de connivence joyeuse, de complicité et d’acceptation totale qui l’agrandissait et le transfigurait.
Un matin, comme il arpentait la salle immense du sanctuaire, faisant retentir son pied botté sur les dalles, il était tombé en arrêt devant une béante et circulaire ouverture, véritable bouche d’ombre ouverte sur le sol devant l’autel, à l’endroit où jadis devait se tenir le célébrant. Une végétation confuse l’emplissait, un chaos d’arbustes épineux qui croissait sur ses parois avec tant de vigueur qu’il était sans doute impossible à présent de s’y frayer un passage.
— Qu’est-ce ? Mais qu’est-ce donc ? demanda-t-il à son minuscule compagnon.
— Oh ! c’est une galerie désaffectée, dit celui-ci avec retard et comme s’il rechignait à répondre.
— Désaffectée ? Et à qui était-elle affectée ?
Le marmouset hésita puis :
— À l’oiseau de feu, finit-il par admettre, à l’âmâme.
— À l’oiseau de feu ! s’étonna It’van. Ainsi l’âmâme montait jusqu’ici ? Mais parlez, que diable ! On dirait que vous avez honte !
— Oui, j’ai honte, reconnut le docteur Khô-Khô, honte pour les termites, honte de leur misérable négligence. Autrefois cette galerie qui descend jusqu’au brasier central était la colonne vertébrale de la termitière. Elle était le lieu de passage privilégié de l’âmâme, de ce noyau d’énergie ailée qui, venu des profondeurs, montait jusqu’ici en tourbillonnant, traçait dans le sanctuaire son vol crépitant, avant d’entamer son long trajet de retour. Or regardez ce que les termites ont fait : ils ont laissé le souterrain à l’abandon. Les galeries doivent être entretenues régulièrement sinon, envahies par cet affreux chiendent des ténèbres, elles deviennent vite impraticables. Ainsi, même s’il le désirait, l’oiseau de feu ne pourrait revenir.
— Mais la reine ? objecta It’van.
— La reine s’en fiche. C’est à cause d’elle, à cause de son angoisse que tout est obstrué. Barrages de police et chiendent des ténèbres : si ces obstacles étaient levés et si la reine était guérie, je suis persuadé que l’oiseau de feu remonterait jusqu’à nous. Je crois qu’il est dans sa nature de chercher à s’élever. Et il doit se sentir prisonnier des profondeurs, oui, prisonnier, cloué à son nid d’en bas comme…
Le marmouset cherchait une comparaison.
— Comme lui ! finit-il par dire en désignant sur l’autel l’effigie d’un homme au visage grimaçant, cloué sur deux bouts de bois qui s’entrecroisaient.
It’van s’approcha de cette sculpture des anciens temps. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait ce symbole. Il figurait en bonne place dans la plupart des demeures de l’antique civilisation. Il s’était souvent demandé ce qu’il signifiait et voici que le marmouset, au détour d’une métaphore, hasardait une hypothèse éclairante. Cet être tourmenté, agrafé à la matière, était l’image de l’étincelle divine enclose à l’intérieur de nous-même, dans le tombeau de nos poitrines – et qui se plaint et soupire après une désirable libération. Il était l’âmâme, il était le soleil des ténèbres attendant que l’on nettoyât la galerie vertébrale de ses impuretés et qu’on rompît partout les barrières. Il était le pauvre cloué attendant qu’on le déclouât avec les tenailles mystiques de la connaissance, qu’on l’affranchît de ce qui le comprimait et qu’on le laissât briller à travers toutes les galeries de son domaine terrestre.
Alors, comme si en cet instant le ciel eût tenu à approuver It’van, un rayon de soleil s’introduisit par une des hautes fenêtres de la basilique, traça dans le clair-obscur son chemin de poudre et de foudre et percuta le crucifié en l’éclaboussant d’or, emplumant ses bras et le transmuant en un esprit igné, en un pur oiseau de feu à sa croix suspendu.
Par la suite It’van vint souvent méditer devant celui qu’il appelait « le pauvre cloué ». Le sanctuaire était devenu « son » sanctuaire, le lieu le plus élevé de lui-même, le sommet d’une âme qui, ayant reçu la consécration du Bas, pouvait résolument se tourner vers le Haut. On eût dit que pour accéder au divin il fallait au préalable recevoir la bénédiction de l’enfer et ses noires confidences. On eût dit qu’il fallait connaître son diable pour connaître son dieu.
À présent c’était d’un tout autre regard qu’il contemplait le monde, comme si – après son entrée dans la forêt interdite, après sa victoire sur la fleur mauve de la dépression, après son alliance avec les armées souterraines – il fût né une seconde fois. Il allait se placer à l’extrémité du parvis pour contempler l’étincelant paysage, la clairière traversée par les longues théories des termites affairés, et le moutonnement de la jungle qui semblait fumer là-bas en ses vallées profondes. Au loin, tels des poignards qui eussent troué par en dessous le tapis végétal, les pics enneigés du Morvan alignaient leur haute chaîne où la lumière bouillonnait. Tout montait, tout confluait vers un point mystérieux situé bien au-dessus des nuages et de leurs villes blanches et vagabondes, au-delà même de la coquille du ciel, un point de rassemblement et d’unité totale, le centre d’où tout découlait et où tout, enfin, voulait retourner pour s’y abîmer en un sommeil sans songe.
Quoique toujours présent pendant les méditations silencieuses d’It’van, le marmouset avait soin de ne les jamais troubler. Muet, il se tenait assis sur les épaules du jeune homme, regardant là où il regardait, se bornant parfois, d’un geste mécanique, à soulever son bonnet pour se gratter la tête. Un matin pourtant il osa interrompre les rêveries ensoleillées du généralissime.
— Il y a un termite qui pleure non loin d’ici, affirma-t-il.
It’van lui demanda de le conduire auprès de lui. Faisant le tour du sanctuaire, ils le découvrirent effondré contre un mur, les antennes basses et le clapouton recourbé comme la tige d’une fleur fanée. Avec étonnement, ils reconnurent, grisâtre, accablé d’une douleur qui lui ratatouillait l’empédocle, le prince consort, le roi Grodaggard. Ils s’empressèrent autour de lui, le renversèrent sur le dos en cette position de repos qu’affectionnaient les termites, bien qu’ils eussent ensuite les pires difficultés à se remettre sur pattes (excepté les rebelles qui opéraient ce redressement comme en se jouant).
— Qu’avez-vous, voyons ! demanda It’van. Seriez-vous malade ?
Grodaggard leva sur eux un regard d’hospice.
— Hélas ! se borna-t-il à dire, hélas !
— Mais parlez ! Bagrou-Grouba ! Cela vous soulagera.
— Hélas ! Donnez-moi plutôt un coup de clapouton et qu’on en finisse ! Je veux disparaître ! Je veux gagner les termitières du ciel où une place plus honorable me sera accordée à la cour du Grand Roi.
Fronçant ses cascatules, le monarque éclata en sanglots. Un termite qui pleure produit, à travers ses nasillards, un bruit des plus étranges que seule l’onomatopée « hachtipoue ! » peut convenablement traduire. Lorsque se tarirent les « hachtipoues », It’van insista encore. Il tenait à connaître les motifs de ce royal désespoir.
— Puis-je compter sur votre compréhension et votre silence ? s’enquit le roi Grodaggard après s’être essuyé le ratichon d’un geste convulsif.
Par l’intermédiaire de son petit interprète, It’van rassura le monarque : rien de ce qui se dirait ici ne serait répété.
— Eh bien, voilà : elle m’écrase, elle me comprime, elle m’aplatit.
— Qui ça ?
— La reine, naturellement. Celle que j’ai aimée autrefois et avec qui j’ai pris mon envol n’est plus pour moi qu’un insupportable fardeau qui m’empêche de respirer et de vivre.
Sur les épaules d’It’van tonna soudain le marmouset :
— Alors, si elle vous écrase, s’écria-t-il, pourquoi allez-vous à tout bout de champ vous réfugier sous sa masse énorme ?
— Eh bien… Je ne sais pas, reconnut le roi en courbant la tête et en fixant un regard désemparé sur son abdomen poussiéreux.
— Cessez de le rudoyer, murmura It’van au docteur Khô-Khô. Ce n’est pas comme cela qu’il faut s’y prendre.
Puis, élevant la voix :
— Racontez-moi votre vie, lança-t-il à Grodaggard. Dites-moi tout ce qui vous passe par la tête, y compris les choses que vous n’avez jamais dites à personne, les souvenirs informes et tous vos désirs inassouvis.
Avec le marmouset, il alla s’installer derrière le roi, de telle façon que celui-ci ne pût les voir et qu’il eût la sensation de converser avec lui-même. Alors, avec une infinie lassitude, le monarque entreprit de dévider le triste écheveau de sa mémoire.
Il était né non loin de Paris, à la termitière de Sarcelles, commença-t-il. Sa mère, la reine Grossetaupine, était d’un caractère fantasque et capricieux, terriblement inquiète à l’idée de vieillir et d’être supplantée, si sa ponte venait à diminuer, par une de ces reines de remplacement qui abondent dans les profondeurs des grandes termitières. Son père, le roi, était un termite majestueux, une force de la nature, il pouvait le dire. Certes, c’était aussi un vieux salaud qui cocufiait sans trêve son épouse, précisément avec ces reines de remplacement – ceci afin de mieux assurer son avenir, au cas où Grossetaupine viendrait à être mise au rancart.
Avait-il dit vieux salaud ? Non, non, non ! Il retirait cette expression due sans doute à son état de nervosité actuel. Son père était un noble personnage, un héros pour ainsi dire et qui l’avait prouvé en maintes batailles, et notamment dans l’anéantissement des fourmis-sangliers de Clignancourt. Bien entendu, c’était une fripouille qui se laissait corrompre par tous les quémandeurs de place et réduisait à néant la sage politique de Grossetaupine.
Avait-il vraiment dit fripouille ? Oh ! alors, il fallait expurger ce mot de toute nuance péjorative et l’entendre comme une expression affectueuse, rendant compte simplement de l’extrême habileté de son père. Quoique peu regardant sur ses moyens d’action, c’était un termite habile, oui, et qui voyait loin.
C’est ainsi que, s’étant mis dans la tête de faire de son fils un futur roi, il avait voulu développer à l’extrême sa force de résistance. Dans ce but il le fouettait à coups de clapouton ou le faisait assaillir par ses esclaves. Où qu’il allât dans la termitière, le jeune, le tendre Grodaggard était sûr d’avoir à affronter des épreuves tramées par le grand éducateur paternel, pièges dont il sortait brisé, fourbu et tremblant.
À la fin, plutôt que de se faire partout bastonner, il ne sortait plus de la chambre de sa mère. Et même en cet endroit il n’était point dans une sécurité parfaite. Surgissait toujours un vigoureux instituteur, dépêché par son père, qui lui faisait subir devant toute la cour assemblée de spectaculaires avanies, lui sautant dessus et lui tourmentant le greluchon, ou encore lui déplissant les plaquettes – chose particulièrement pénible comme on le comprendra aisément.
Pour échapper à ces périls que le génie inventif de son père variait à l’infini, Grodaggard se résigna tristement à chercher refuge sous le ventre de sa mère. Là, dans cette chaleur quiète et dans ce silence d’étoffe, à l’abri des dangers du monde extérieur, il lui semblait retrouver la paix bienheureuse de l’œuf originel – bonheur qu’interrompait une fois par semaine la traditionnelle séance de fécondation. Alors dans ces instants-là, quand son père, se hissant sur la reine, introduisait en son sein un bourrechou dont il valait mieux ne pas savoir où il avait auparavant traîné, dans ces moments de grande secousse et de pompage rythmique, il se sentait mal, oui, affreusement mal.
Ah ! que n’eût-il été à la place de son père ! Il lui aurait montré comment il fallait agir avec la reine ! Non point comme au combat mais avec la douceur éblouie d’un zéphyr dans les feuillages de la jungle consentante. Que l’homme de lumière n’aille surtout pas croire qu’il désirait la reine ! En aucun cas ! Il s’agissait là d’une monstruosité inacceptable ! Si It’van accordait le moindre crédit à ce genre d’ignominie, il préférait se taire.
Le jeune homme jura qu’il n’avait pas une seconde soupçonné une telle abomination.
Après avoir poussé un profond soupir de soulagement, Grodaggard poursuivit son récit en ces termes :
— La mort du roi mon père vint modifier mon destin de fond en comble. Je pus enfin sortir de l’abri offert par le ventre maternel et me risquer dans les chemins de traverse, les coupe-pétioles et les ténébreuses ruelles du monde. Je n’y ressentais point les plaisirs escomptés. Il me semblait que tout mon bonheur était derrière moi et qu’en quelque lieu que mes pattes pussent me porter elles ne feraient que m’éloigner de l’indicible paix de la source. Aussi, dès que mon cycle de métamorphoses le permettait, je m’empressais d’aller me blottir dans cette sorte de niche de chair qui m’attendait sous le ventre de ma mère, la reine Grossetaupine. Dans les années qui…
— De quoi le roi votre père est-il mort ? demanda le jeune homme.
— Euh… Je ne sais plus. C’est extraordinaire, mais j’ai oublié. D’ailleurs, peu importe ! Dans les années qui suivirent, je…
— Ainsi, vous avez oublié comment il est mort ? insista It’van.
— Assassiné ! éclata Grodaggard en frouillant sur son immaculé ratichon. Assassiné, puisque vous tenez à le savoir. Percé de cent coups de clapouton, il expira sous mes yeux.
— Et qui l’a tué ? poursuivit le jeune homme impitoyable.
— Peu importe celui qui l’a tué ! dardouilla, hors de lui, le prince consort. Il est mort, voilà tout. D’ailleurs l’auteur du crime ne fut jamais retrouvé. À coup sûr il était bien protégé, dans quelque chaude et profonde retraite…
— Et que fîtes-vous dans les années qui suivirent ?
— Je me métamorphosai. Des ailes me poussèrent sur le dos. Un beau bourrechou, droit comme un clapouton et plus jaillissant que la curnule d’un mélassier, apparut à l’extrémité de mon abdomen. La reine ma mère m’en fit tant de compliments que je ne cessais de le lui montrer comme un guerrier fait admirer ses armes… Ensuite je rencontrai Blancheboudine.
Elle était bien différente de ce qu’elle est devenue aujourd’hui, expliqua Grodaggard en frissonnant, tout émoustillé qu’il était par l’évocation de ses premiers vertiges amoureux. Mince et frétillante, joyeuse au point de toujours chanter, elle arborait déjà au sommet de sa tête cette houppette blonde, cette sacrée petite houppette qui encore maintenant la rend si attrayante. Grodaggard ne manqua pas d’être séduit par tant de charmes. Chaque jour il cherchait la jeune Blancheboudine dans le labyrinthe des galeries, délaissant sa mère et n’allant plus jamais se réfugier dans les replis de son ventre énorme. Quand il lui rendait visite, c’était pour l’entretenir de l’évolution de ses affaires avec Blancheboudine – ne comprenant pas pourquoi Grossetaupine s’assombrissait à ce récit, alors qu’elle aurait dû se réjouir du bonheur de son fils.
Vint le jour tant désiré de l’essaimage : toute la haute caste des insectes ailés et sexués s’envolait hors de la termitière pour aller fonder d’autres royaumes souterrains. Les couples se formaient dans les airs, s’étreignaient et retombaient au sol où, aussitôt, la femelle arrachait les ailes du mâle. Puis les deux fondateurs de la nouvelle colonie s’enfonçaient dans la terre, loin des périls de la surface – et la nouvelle reine se mettait à pondre. Existence obscure, laborieuse, répétitive qui vit la jeune, la légère, l’égayée Blancheboudine se transformer en une lourde matrone, dévouée à sa tâche au point qu’elle adressait à peine la parole au roi. Fantasque et capricieuse, elle se mit à ressembler très exactement à Grossetaupine, si bien qu’un jour, machinalement pour ainsi dire, Grodaggard souleva son ventre comme un sac et établit en dessous ses pénates, y trouvant chaleur, protection et… souvenirs !
Car il se souvenait et c’était la réponse à la question que le marmouset lui avait posée tout à l’heure : il allait à tout bout de champ se réfugier sous ce gigantesque asticot par nostalgie de ses origines. Il y retrouvait l’univers soyeux et odorant de la prime enfance. Il redevenait celui qu’il avait jadis été, c’est-à-dire le jeune, l’innocent Grodaggard, l’affectueuse petite larve dont l’âme délicieuse et pure n’avait encore été entachée par aucune… par aucune faute !
Oui, le grand mot était lâché : c’était la faute qui l’empêchait de vivre, c’était la faute et non point la reine qui l’écrasait. L’homme de lumière comprenait-il tout ce qu’il pouvait y avoir de ténébreux, d’inexplicable, d’irrespirable dans ce simple mot : la faute ! Comprenait-il de quel poids cet obscur fardeau pesait sur son pauvre thorax ? Ah ! cette conversation avait été utile et il remerciait le jeune homme de l’avoir entreprise. Tel un flambeau dans les nocturnes galeries d’une termitière qui, à chaque détour, fait surgir des formes mystérieuses, éclaire de profonds secrets et ouvre ce qui était enclos et inexprimé, ses confidences avaient porté la torche dans le sombre dédale !
— La faute ! répétait-il en grinçant des croqueteuses, la faute ! Quelle faute ?
Quelques instants plus tard, comme It’van s’éloignait du roi redevenu silencieux, le marmouset demanda à son compagnon si Grodaggard allait percer l’énigme, découvrant la nature de cette faute qui l’accablait.
— Oui, je le pense, dit le jeune homme. Déjà, il a confusément deviné de quoi il retournait. Ce qui signifie qu’il défriche la galerie envahie par le chiendent des ténèbres et qu’il lève tous les barrages.
— L’oiseau de feu va-t-il monter en lui ?
— Certainement et un autre Grodaggard va naître et, par voie de conséquence, une autre Blancheboudine.
— Vous croyez que la reine a mal au roi ?
— Oui, la reine souffre de l’indifférence apparente de son époux. La grande ambition de Blancheboudine est de susciter l’amour de Grodaggard. Or celui-ci voit à travers elle sa propre mère, si bien qu’aimer Blancheboudine revient pour lui à aimer Grossetaupine et donc à répéter la faute.
— Alors, que doit-il faire ?
— Amener tout cela à la surface et, ensuite, voir Blancheboudine telle qu’elle est. Avez-vous noté, docteur Khô-Khô, l’allusion à la houppette de la reine ?
— Bien entendu ! Cela aurait-il un sens, d’après vous ?
— Oui, car cette houppette n’appartient qu’à Blancheboudine. Elle est ce qui distingue la reine-épouse de la reine-mère. C’est en s’appuyant sur cette sacrée houppette, comme il dit, que le roi pourra définitivement dissocier l’image de Grossetaupine de celle de Blancheboudine et ainsi détruire l’illusion qui l’empêche de vivre et d’aimer. Cela ne se fera pas du jour au lendemain. Et je vais continuer à l’aider dans la mesure de mes moyens et aussi de ma disponibilité, car il faut à présent que je fasse la guerre.
Dans les jours qui suivirent, It’van eut encore de nombreuses conversations avec Grodaggard. Celui-ci, délaissant son épouse, suivait partout le généralissime, le criblant de questions aux moments les plus inopportuns. C’est ainsi que, surgissant au milieu d’une réunion d’état-major, il interrompit un long et docte exposé stratégique de Cortex pour interroger le jeune homme au sujet d’un rêve qu’il avait fait.
Cette interruption imprévue échauffa l’esprit du chef des royaux, lequel, s’approchant de Grodaggard, lui intima l’ordre « d’aller avec les femelles et de laisser les grands mâles parler d’affaires importantes auxquelles il n’entendait rien ». Rendu furieux par cette remarque (« J’ai cru que mon père revenu à la vie me parlait. Il aimait user avec moi de ce ton empesé et insultant », révéla-t-il plus tard à It’van), le roi donna un tel coup de mandibule sur la tête de Cortex que celui-ci, étonné et gémissant, s’effondra. Puis, comme Grodaggard, levant à nouveau son arme comme une massue, faisait mine de recommencer, il implora grâce avec un tel tremblement que Batifol ne put s’empêcher de trappetouiller et de clapouter avec ironie.
— On nous a changé notre roi, constata Crochetête avec surprise.
Oui, Grodaggard s’était métamorphosé, non seulement dans son comportement mais aussi dans son aspect physique. Lui si grisâtre et si furtif naguère s’était mis à rougeoyer, au point que sa trogne de chitine semblait une lanterne. Lui qui, il y a peu, se faufilait en rasant les parois, demandant aussitôt pardon et s’effaçant devant le plus minuscule fantassin, parcourait maintenant les galeries avec célérité et en bousculant tout le monde.
C’était avec la reine que sa façon d’agir avait le plus évolué. Dans le passé, il avait été pour elle l’époux le plus obéissant et le plus effacé que l’on pût concevoir, se pliant avec promptitude à ses moindres désirs, acceptant même d’être humilié en public :
— Tu es une chiffe molle, n’est-ce pas ? lui disait-elle devant les courtisans.
— Oui, c’est vrai, ma toute-petite, je suis une chiffe molle.
— Une vieille crabouille aussi ?
— C’est exact. Une vieille crabouille, un effaré godichon. Je ne le nie pas.
En réalité, il ne niait rien de ce qu’affirmait la reine. Celle-ci eût-elle déclaré que le noir était blanc et que le blanc était noir, qu’il l’eût aussitôt approuvée. Lui eût-elle demandé aussi de servir de carpette à ses favoris qu’il se fût étalé sur le sol et eût souffert en silence qu’on le piétinât.
À dater de cette conversation libératrice avec It’van, son comportement changea du tout au tout, au point que – suffoquée – la reine fit appeler le jeune homme pour obtenir certains éclaircissements.
— Le roi a perdu la raison, annonça-t-elle au généralissime. Je lui ai demandé tout à l’heure de servir de banc au grillon Haillon, afin que celui-ci chante mieux. En effet, quand le ménestrel est assis, sa voix a davantage d’ampleur et son timbre est bien plus agréable. C’était un simple service que j’attendais de lui, or savez-vous ce qu’il a osé me répondre ?
— Non, que vous a-t-il répondu ?
« Envole-toi, tyran ! » Voilà ce qu’il a osé me dire, à moi la reine Blancheboudine, son épouse aimante et dévouée. Mais vous riez ? Vous osez rire de cette insulte ?
— Je ne ris pas… Je grimace d’effroi… Devant un tel sacrilège, je suis rempli d’horreur, protesta It’van qui ajouta avec étonnement : Mais vous aussi vous riez !
Oui, la reine souriait. Elle était attendrie, elle était émue. Que Grodaggard ait osé lui tenir tête, c’était ce dont précisément elle se réjouissait : entrebâillant la livrée du domestique, le mâle venait d’apparaître.
Elle n’eut, par la suite, qu’à se féliciter de cette métamorphose. C’est ainsi que le roi, si indifférent dans le passé à l’endroit des charmes de la reine, risquait à présent des gestes de tendresse qui laissaient Blancheboudine sans voix.
— Pourquoi me caresse-t-il la houppette plusieurs fois par jour ? demanda-t-elle à It’van.
— C’est parce qu’elle est touchante, votre houppette, et parce qu’il vous aime. Il faut reconnaître que vous avez une très belle houppette. Je doute fort que Bratoc en ait une semblable.
Mais là où les métamorphoses de Grodaggard se manifestèrent de la façon la plus éclatante, ce fut lors des fécondations hebdomadaires. D’un commun accord, le couple royal considérait cette opération comme une corvée dont il fallait se débarrasser au plus vite. C’était pour eux un des aspects les plus déplaisants de leurs hautes fonctions. En règle générale, pendant que Grodaggard s’échinait, Blancheboudine poursuivait avec ses ministres et ses favoris la conversation entreprise, affectant même de ne se rendre compte qu’au dernier moment de la présence en elle de l’infortuné géniteur.
— Qu’est-ce que j’ai là ? ironisait-elle. Est-ce une mouche ? Est-ce une excroissance de chair ?
Si délicieuses et si puissantes furent désormais les secousses imprimées à la reine par un Grodaggard régénéré qu’elle fut incapable de feindre davantage. Exhalant d’embrasés soupirs à la barbe de ses ministres qui tâchaient d’attirer son attention sur tel ou tel point de politique intérieure, les fustigeant de son clapouton, leur bavant sur la collerette, elle suscita chez eux un tel effroi qu’ils s’éparpillèrent.
Par la suite, des réformes successives bouleversèrent cette opération dont les monarques tiraient un croissant plaisir. D’hebdomadaire qu’elle était, elle devint bihebdomadaire, puis quotidienne. Et enfin ce fut plusieurs fois par jour que le roi assaillit la reine.
Il était de règle auparavant que l’ensemble de la cour assistât à ce qui était considéré comme une cérémonie. Désormais, sur l’ordre exprès de Blancheboudine, seuls quelques intimes furent admis auprès de la couche royale. Plus tard ceux-là aussi durent se retirer, laissant seul à seul les deux souverains.
Pendant qu’avait lieu le tendre – quoique vigoureux – entretien, la foule des courtisans emplissait les antichambres jouxtant la loge royale. Dans ces instants-là il régnait un silence étrange parmi cette multitude. Toutes antennes brandies, on écoutait avec attention les gémissements caverneux de la reine, les cris altiers du roi et tout ce tremblement qui agitait la ville souterraine jusqu’en ses plus ténébreuses profondeurs.
À la longue, et devant une telle débauche d’efforts, la crainte que le roi ne s’épuisât à la tâche fut formellement exprimée. Cette crainte était vaine à l’évidence : on eût dit au contraire que, fortifiée par l’usage, sa vigueur redoublait :
— L’oiseau de feu est monté en lui, constata le marmouset. Désormais son énergie libérée ira grandissante. Puissions-nous obtenir le même résultat pour la termitière !
— Il faut nettoyer la galerie de l’âmâme, répondit It’van. Il faut la débarrasser de tout ce qui contrarie son ascension. Je vais arracher cette décision à la reine.
Ce n’était pas la première fois que, sur ce point précis, le jeune homme revenait à la charge. Il avait déjà réussi à obtenir de Blancheboudine que l’on supprimât les bureaux de police, les barrages pénibles, tous ces brouilleurs de piste dont la présence entravait la libre circulation à l’intérieur de la termitière. Mais pour la galerie de l’âmâme la reine était longtemps restée inébranlable. Le surgissement de l’oiseau de feu n’apportait, disait-elle, que des soucis supplémentaires. Cette force en mouvement était bouleversante et de nature à secouer durement les institutions souterraines. Bien des termites n’y résistaient pas, qui devenaient fous et se mettaient à contester jusqu’aux autorités les plus respectables. Ah ! It’van ignorait de quoi il parlait ! Si puissant était cet oiseau de feu qu’il pouvait tout submerger, tout rompre, tout… métamorphoser.
It’van en convenait : il y avait là un danger. Mais refuser la montée de l’âmâme, c’était comme priver un arbre de sa sève, c’était dépérir. Le monde devenait glacé et sans vie. Mieux valait encore risquer la tempête que subir l’angoisse, la solitude exsangue et ces sentiments d’absence qui détournent l’être de ses sources véritables, le poussant à embrasser de pauvres substituts, des « reines de remplacement », caricatures de la souveraine authentique et dont les œufs ne sont que des coquilles vides.
— C’est vrai, approuva Blancheboudine, je reconnais que le remède est pire que le mal et que l’on ne peut éternellement refouler en sa prison profonde l’oiseau de l’énergie, mais ne pourrait-on l’accueillir avec mesure, en lui interdisant telle ou telle galerie par des barrages appropriés, en contrôlant son itinéraire et en l’empêchant d’accéder jusqu’à la surface ?
— Non ! s’écria It’van d’une voix retentissante, on ne peut le recevoir et ne pas le recevoir. Il faut s’ouvrir à lui, il faut l’aimer !
— Mais il va mettre le feu partout !
— Aux anciennes charpentes, peut-être, aux vieux chambranles, à toutes ces portes d’autrefois qui ne mènent plus à rien, sinon à des charognes de souvenirs qui empoisonnent par leur odeur les parfums du temps présent.
Ébranlée par ses arguments, la reine finit par souscrire aux projets de l’homme-qui-rayonne. D’ailleurs le roi la comblait de tant de bonheur, un bonheur où, en dépit de sa masse, il lui paraissait parfois flotter, qu’elle ne s’accrochait plus que d’une patte molle à ses anciennes idées. Peut-être que – sous les coups de l’acharné bourrechou de Grodaggard – une nouvelle Blancheboudine, brisant sa carapace, est en train de naître, se disait-elle. Elle en eut la preuve le jour où, lui pinçant familièrement les maffles, le roi l’appela : « ma grosse ».
Naguère elle n’eût pas laissé une telle insulte sans punition. Or, loin de l’affecter, cette dénomination fit perler, au coin de ses mirettes, des larmes de tendresse. « Eh oui, je suis grosse, se dit-elle. Au lieu de me voir telle que je voudrais être, répétons-nous plutôt ceci : je suis grosse, je suis énorme, je suis gigantesque. La belle affaire ! N’y a-t-il pas de par le monde d’autres exemples de plantureuses beautés ? Ne suis-je pas l’image même de la maternité et, comme me l’a dit un jour l’homme-qui-rayonne, “l’obscure femelle des profondeurs” ? La matrice de la terre ? La nuit féconde ? »
Pour se prouver à elle-même qu’elle était capable de se voir « telle qu’elle était », elle autorisa ses courtisans à l’appeler « la grosse Blancheboudine ». Non seulement elle permit à ses favoris d’user de ce qualificatif, mais en plus elle leur ordonnait expressément de le faire.
— Je suis grosse, n’est-ce pas ? disait-elle au grillon Haillon.
— Euh… Je ne sais si…, balbutiait le flagorneur en se lissant la chanterelle.
Puis, ayant trouvé, il ajoutait précipitamment :
— Non ! Vous n’êtes pas grosse, vous êtes vaste.
— Grosse ! vous dis-je. Je suis grosse ! affirmait-elle en gratifiant le loqueteux troubadour de son menaçant regard en coulisse.
Certes, elle était grosse, mais si fertile ! Depuis qu’elle avait recouvré l’amour du roi, elle pondait avec un zèle redoublé et – chose extraordinaire – en pensant à ce qu’elle faisait. De fait, la qualité de ses œufs s’améliora ainsi que celle des larves qu’ils contenaient. Celles-ci – enfants de l’amour – ouvraient le plus vite possible des yeux éblouis sur l’envers de la lumière, l’obscur de l’obscur, le noiroir vertigineux et rayonnant. La reine avait changé. Une nouvelle Blancheboudine était née – une Blancheboudine plus généreuse, plus confiante, plus ouverte à la vie.
C’était précisément cette nouvelle reine qui avait autorisé It’van à préparer le retour de l’âmâme. Le jeune homme, détournant cinquante mille fantassins aveugles de leurs missions défensives, les affecta au déblaiement des galeries. Toutes les mauvaises herbes, tous les champignons inutiles devaient être arrachés ainsi que – d’une façon générale – tout ce qui traînait et encombrait sans nécessité les rues souterraines. D’autres, sous la conduite de Loupiot, le chef de l’infanterie, s’enfoncèrent par la galerie vertébrale dans la direction du pôle des profondeurs, extirpant le chiendent des ténèbres au fur et à mesure qu’ils descendaient et le jetant dans des tunnels transversaux. Là, des équipes de nettoyage s’en emparaient, le remontaient avec fierté et l’allaient déposer aux pieds d’It’van comme s’il s’agissait de trophées gagnés sur un ennemi obstiné.
Le chiendent ressemblait à une sorte de chardon incolore et bulbeux. Il était sans goût ni odeur : une plante neutre, aurait-on pu dire, s’il n’avait eu l’étrange particularité de rapetisser dès qu’il était cueilli. Dans la minute qui suivait son arrachage, il perdait presque les trois quarts de son poids et de son volume, devenait spongieux et mou alors qu’enraciné il était rêche et blessant.
Chaque jour It’van s’informait de l’avancement des travaux de déblayage et de la situation du groupe de Loupiot. Dès son réveil, à peine avait-il absorbé son petit déjeuner – confit de lucioles ou langue d’iguane au rakakort – qu’il convoquait ses officiers de liaison pour leur demander la position exacte de ce « sacré gratte-flanc de Loupiot », comme disait le marmouset. Il jugeait si importante la renaissance de l’âmâme, sa résurrection pour ainsi dire, qu’il voulait être continuellement informé des progrès de l’expédition descendante.
Puis les circonstances firent qu’il s’en désintéressa quelque peu. Non qu’il eût oublié Loupiot et la courageuse colonne qu’il commandait, mais Krotok – après quelques escarmouches où il avait tenté de prendre la mesure de son adversaire – venait de lancer toute la horde à l’assaut de la termitière.
L’homme-qui-rayonne n’en fut point surpris. Il avait été averti de ses intentions grâce aux fourmis transfuges de la légion des limitrophes. Mastoc avait réussi en effet à placer plusieurs de ses soldats dans la horde. L’un d’eux faisait même partie du corps de garde protégeant le bivouac des stratèges. Et c’est grâce à cet espion qu’It’van fut informé longtemps à l’avance des mouvements projetés par le chef des armées de Bratoc.
Ce dernier – un petit chafouin toujours aux aguets – vivait dans la crainte du complot et faisait preuve d’une cruauté sans mesure, propre à décourager les ambitieux. En outre, afin de s’en prémunir en les surveillant et en les compromettant, il avait placé à côté de lui et dans sa dépendance immédiate les officiers généraux les plus notoires, ceux-là qui pouvaient prétendre à le supplanter un jour. Non seulement il les traitait comme des domestiques dans le dessein d’user, de limer sans relâche des volontés qu’il voulait réduites et polies, mais en plus il les contraignait à se souiller les pattes dans d’injustes répressions qui leur aliénaient la sympathie de la troupe.
Le plus surprenant, dans le cas de ce seigneur de la guerre nommé Krotok, était qu’il ne fût pas un guerrier mais un ouvrier qui avait voulu sortir de son état. S’il avait réussi à s’élever jusqu’au sommet de la hiérarchie, c’était au prix d’intrigues si nombreuses et si épuisantes qu’elles l’avaient, pour ainsi dire, vidé au point que – commandant la horde – il était à court de projets et ne savait que faire de son immense armée.
Aussi fut-ce d’un geste machinal et comme on jette une poignée de dés qu’il précipita sur la termitière la plus grande partie de son corps de bataille. Celui-ci, qui comportait plus de trois millions de combattants (argupes, bouffards et sisterettes), était dix fois plus nombreux que les forces offensives dont disposait l’homme-qui-rayonne. De plus, la fourmi noire – du moins l’argupe et le bouffard – était mieux cuirassée que le termite, fût-il garde royal. Le guerrier termite, dont l’armement était comparable à celui du sombre cavalier de Bratoc, souffrait d’une faiblesse de la carapace dont profitaient ses ennemis. Le pétiole ou pédoncule, pont de chair qui relie l’abdomen au thorax, n’était en effet pas protégé et s’offrait nu pour ainsi dire aux coups de mandibules. La moindre blessure en cet endroit rendait le guerrier inapte au combat : tant de circuits vitaux y étaient rassemblés qu’une brèche dans le système faisait s’enfuir la vie à gros bouillons.
Le marmouset expliqua au jeune homme que sans ce point faible les termites auraient depuis longtemps vaincu leurs ennemis héréditaires, car ils étaient plus intelligents et plus imaginatifs que les fourmis tatillonnes et obstinées. Les soldats de Bratoc n’avaient qu’une seule façon de combattre : atteindre le pédoncule de l’adversaire pour le sectionner ou le piquer de leurs dards. Ils n’avaient pas encore compris que, ce faisant, ils exposaient leurs propres flancs aux mandibuliers et se faisaient eux-mêmes couper en deux. Des taureaux enragés et sans finesse : voilà ce qu’étaient les argupes et les bouffards.
Il n’en était malheureusement pas de même pour celles que le docteur Khô-Khô appelait « ces sacrées vicieuses de sisterettes ». Petites, vives et agiles comme des chats, elles se faufilaient sous l’abdomen des colosses de la garde royale ou des rebelles et – semblables à des veaux tétant leur mère – elles leur dévoraient le ventre. C’était à cause des sisterettes que les termites avaient subi à maintes reprises d’humiliants revers dans le passé : tels des moucherons, elles tourbillonnaient autour d’eux, les énervant, les lardant de coups répétés, de petites morsures et d’inattendus poignardages, dansant autour des mastodontes et giclant aussitôt qu’on se tournait vers elles. Ensuite, quand elles avaient réussi à courroucer l’adversaire jusqu’à ce que – hors de lui et ne sachant où donner de la mandibule – il eût abdiqué toute maîtrise, elles se retiraient, elles s’effaçaient dans le paysage, semblant s’anéantir dans l’air et laissant la place aux bouffards massifs et blindés et à ces gros socs d’argupes, lesquels achevaient le travail.
C’est à cette méthode, cette stratégie traditionnelle qu’eut recours le peu inventif Krotok. Dans son esprit, les sisterettes submergeraient l’enceinte nouvellement construite et – par leur furie virevoltante – prépareraient le terrain à l’assaut des bouffards que suivrait celui des « têtes-basses », c’est-à-dire des argupes, véritables béliers qui de leurs nasillards en lame de couteau rentraient dans les pédoncules comme dans du beurre.
Averti de l’offensive de la horde noire, It’van réunit en hâte son état-major. Les ultimes décisions furent arrêtées.
— Êtes-vous sûr que ça marchera ? chuchota le marmouset.
— Que l’oiseau de feu nous vienne en aide ! se borna à répondre l’homme-qui-rayonne.